Quelque chose se dérègle très mal. La France sort de son autonomie alimentaire dans l’indifférence ouatée de ses élites urbaines, si fondues dans la mondialisation qu’il leur semble naturel de s’en remettre « au marché » — entendez : pas le nôtre, le mondial — pour nous nourrir. Il est soudain devenu normal d’être coupé de la nature.
À Paris comme à Bruxelles, on s’est même mis à rêver d’un pays sans paysans. Un pays sans terre. Un pays tellement « bio » qu’il n’a plus le moindre contact sensible avec sa terre. Le concept suffit : du bio en sachet de chanvre, produit sans cul-terreurs identifiés, sans gueux perchés sur des tracteurs qui sentent la région, sans vaches péteuses ou poussiéreuses.
Dans cet imaginaire dévissé, importer des produits bourrés de pesticides interdits chez nous agace un peu, mais à peine. C’est l’idée qui gratte, pas le réel : la destruction en cours, sans honte collective, de notre paysannerie. L’Ukraine, la malheureuse, a bien droit à « notre » aide ; mais en vérité c’est moins « la nôtre » que « la leur » : cela se lit dans leurs comptes, leurs bilans. Médusés, nos paysans voient déferler les productions « hors normes » ukrainiennes, qui laminent leurs revenus ; mais on s’en fout, ce sont des gueux, des presque-citoyens, des sans-dents vivant souvent grâce au salaire du conjoint. Les charger encore de normes absurdes — des garrots — alors qu’on se contrefiche de celles des pays importateurs ? Qui s’en soucie ? La bureaucratie euro-écolo-parigaud les persécute ? Dommage. Franchement, personne n’a le numéro de portable de ces gens qui portent des bottes dans les rédactions parisiennes. On a celui d’une armée d’« experts » verdâtres, très doués pour doper l’audience en proférant des énormités que le public adore détester.
Puis vint la bonne idée des accords avec le Mercosur. Elle tombait à pic. Il fallait au moins cela pour finir de saborder notre balance alimentaire déjà exsangue. L’agriculteur, l’éleveur, manquaient de difficultés à avaler et de dangers à encaisser. Heureusement de bonnes âmes administratives, ivres de communication, ont pondu des « garanties » — bidon, car impraticables. Le gueux de la terre le sait bien. Il voit venir l’entourloupe en forme de nœud coulant : celle qui fait de bons débats télévisés, qui charme les libéraux sincères, qui tombe toujours sur les petites gens dont la ville se contrefiche.
De toute façon, l’ancien système de gestion des excédents, de stockage, de stabilisation des prix — ce qui marchait jadis avec une vraie PAC — s’est évanoui. L’Europe a eu d’étranges célérités pour bazarder l’ensemble. Vus de Bruxelles, les Français étaient fatiguants avec leur obsession gaullienne de traiter correctement leurs manants ruraux.
Pour les pêcheurs, c’est à peu près la même chose — en pire
Là-dessus, la FNSEA, censée défendre les gueux de la terre, est pilotée par un intime du Président, industriel, président du conseil d’administration du groupe Avril, méga-puissance agroalimentaire déjà en train de multiplier les acquisitions au Brésil pour rafler la mise quand Mercosur tournera à plein. Au moins c’est clair : le haut-parleur officiel de la paysannerie a d’autres intérêts que ceux des gueux. Une trahison tranquille, à la pépère.
Alors forcément, le gueux s’est agacé : il a largué la vieille FNSEA macronisée pour gonfler les rangs de la Coordination Rurale, moins bien élevée, pas radicale jusqu’à peu, mais râpeuse. On la soupçonnait de mal voter — histoire de la garder loin des micros autorisés.
Jusqu’au mois dernier où, dans l’indifférence générale de Paris, des élections internes à la Coordination ont renversé sa présidente : assez radicale pour défendre les siens, assez fine pour négocier. Virée. Remplacée par une base venue du Sud, coléreuse à raison, un Sud implacable qui ne veut plus rien négocier. Trop dos au mur. Le Sud désormais à la tête des phalanges de la colère radicale, quasi vendéenne, nées de l’inconcevable trahison des élites. Ce Sud qui déborde sur le Nord, l’Ouest, l’Est. Ce Sud qui refuse désormais tout pacte avec l’ordre liquidateur de notre sécurité alimentaire.
C’est dans cette surchauffe que surgit la crise bovine : le virus qui a inspiré à l’État l’idée d’attaquer les fermes touchées avec de l’équipement paramilitaire — histoire de satisfaire les administrations spécialistes en parapluies ouverts.
Toute l’horreur est là, derrière la tuerie des troupeaux
En Suisse, les décisions sont locales, prises par des vétérinaires qui devront vivre avec elles. En France, le local est dessaisi au profit d’une bureaucratie centralisée juchée sur un monticule de règlements européens. L’humain ? Le fait qu’en abattant les vaches d’un monsieur d’Ardèche, on élimine en réalité les efforts de ses grands-parents, un patrimoine identitaire, affectif, qui dépasse tous les tableaux Excel.
Cette ultime guérilla signe le début de la fin du système où les Fermiers Généraux de l’État faisaient la leçon aux gueux. Ce n’est plus toléré. Ce n’est plus tolérable. La Vendée nouvelle prend le maquis. La révolte est irréversible. Violente, fatalement. Les boucliers des gendarmes n’y pourront rien.
Pas morte, la France !
Alexandre Jardin
Écrivain, metteur en scène, très amoureux d’une femme, démocrate enragé, épris de la France et président des Gueux.
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