On entend souvent parler de la déconstruction, en particulier dans les milieux conservateurs qui s’indignent de ses ravages, soit de façon directe, soit, le plus souvent, de façon indirecte. Qui, en effet, n’a pas entendu parler de « wokisme » ou de « cancel culture » ? « Woke », pour dire « éveillé », éveillé aux innombrables inégalités et injustices sécrétées par la civilisation occidentale ; « cancel », pour dire « annuler » ou « annihiler », annuler ou annihiler le legs de cette même civilisation occidentale, de ses œuvres les plus significatives, les plus magistrales, à ses manifestations les plus banales, les plus ordinaires. L’enjeu de cet article est de gratter le vernis médiatique, qui bien souvent engendre l’indignation plus que la réflexion, afin de remonter aux enjeux primordiaux de la déconstruction.

Disons avant de commencer notre exposé quelques mots des déconstructeurs. Les noms tout d’abord : Jacques Derrida, Gilles Deleuze, Michel Foucault, Jacques Rancière, Roland Barthes, Maurice Blanchot, Judith Butler, Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy, etc. La chronologie ensuite : la première génération fit ses armes dans les années 1950, écrivit ses œuvres majeures dans les années 1960 et 1970, triompha dans les années 1980 jusqu’à s’exporter en Amérique où la déconstruction prit le nom de « french theory ». Son succès débuta dans les départements de littérature avant de gagner les campus de sciences humaines ; mais son triomphe se remarque assurément à ce que l’on emploie aujourd’hui le verbe « déconstruire » de façon courante sans plus même le référer à la déconstruction. C’est pourquoi il est expédient d’y regarder de plus près en empruntant le chemin suivant : j’examinerai dans un premier temps la nature de la déconstruction, je me pencherai dans un second temps sur la stratégie de la déconstruction, et je prendrai, dans un troisième et dernier temps, l’exemple du genre.

L’anarchie élevée en principe anti-métaphysique

Au fondement de la métaphysique

Le terme de « métaphysique » est absent des traités d’Aristote, et l’on doit probablement son invention à Andronicos de Rhodes, philosophe péripatéticien du Iᵉʳ siècle avant J.-C. et éditeur des œuvres du Stagirite. Perplexe devant un ensemble de textes sans titre, il décida de les classer après la Physique et par conséquent de les appeler meta ta physika biblia dont la contraction donne précisément « métaphysique ». Aristote parle plus précisément, dans le chapitre I du livre Γ, d’une « science de l’Être en tant qu’Être » dont la vocation est de découvrir les « principes premiers de l’Être en tant qu’Être »[1]. Cette remontée à la primauté du principe s’appuie sur la compréhension de l’Être en tant que physis, en tant que nature, dont le philosophe précise les différents sens dans le chapitre IV du livre Δ : tout d’abord, « la production de tout ce qui naît et se développe naturellement » ; ensuite, « le mouvement initial qui se retrouve dans les êtres naturels et qui réside dans chacun d’eux » ; puis « la matière primordiale qui fait que tous les êtres de la nature sont ou deviennent ce qu’ils sont » ; enfin, « la matière première des choses »[2]. La philosophie première, qui recherche l’Être en tant qu’Être, s’appuie sur la compréhension de l’Être en tant que nature, c’est-à-dire sur les connaissances de la science de la physis alors élevée au rang de science première. La physis est l’arché.

Heidegger, dans son cours sur la physis d’Aristote, interprète l’arché de la façon suivante :

Arkhè signifie en même temps prise de départ et emprise. En laissant de côté la rigueur ontologique, cela veut dire commencement et commandement ; pour exprimer l’unité des deux dans son double mouvement d’éloignement et de retour à soi, arché peut être traduit par « pouvoir originaire » et « origine se déployant en pouvoir ». L’unité de ce double visage est essentielle.[3]

Arkhé, en grec, signifie « commencement, principe, origine »[4]. Précisément, parce que l’arché vient avant, elle détermine ce qui devient ; son caractère a priori lui confère une priorité, son antécédence une légitimité, de telle sorte le commencement commande la suite, puisque celle-ci n’advient qu’à partir de celui-là. « Le commencement est la moitié du Tout »[5], affirme ainsi une sentence pythagoricienne, tandis que Socrate dit à Glaucon que « le commencement de toute œuvre, c’est le plus important, […] car c’est surtout à ce moment-là que chaque être se modèle, et que s’enfonce le mieux le caractère qu’on veut imprimer sur lui ». [6] Et pour Jean-François Mattéi, philosophe platonicien, la culture européenne est naturellement architectonique : elle vise l’arché, le principe idéal de son expression, et elle développe à partir de lui une articulation rationnelle analogue à la structure d’une cathédrale.[7]

La déconstruction, une pensée de l’an-archie

Cette brève définition de la métaphysique a le mérite d’introduire une caractérisation ramassée et pertinente de la déconstruction : si la métaphysique se bâtit à partir du primat et de la stabilité d’une archè, la déconstruction, tout au contraire, prend le parti de l’an-archie, c’est-à-dire de la fuite des commencements et de la vanité du commandement, elle expose ainsi une pensée sans origine ni autorité. Les théoriciens qui s’inscrivent dans ce courant d’idées contestent l’emprise de l’archétype, c’est-à-dire de l’Idée et de la Forme, sur les phénomènes ; ils se révoltent contre la hiérarchie qu’exercent les archontes sur la cité et les archanges sur le ciel ; ils s’opposent à l’archéologie comme projet assumé de la remontée vers l’origine.

Cependant, c’est dans le domaine de l’analogie architecturale que l’enjeu semble s’exprimer dans toute sa quintessence ; en effet, le terme de « déconstruction », dont le nom relève de ce même champ monumental, l’indique de lui-même. C’est la raison pour laquelle Jacques Derrida s’efforce de recourir à des images qui viennent contredire la métaphysique sur son propre terrain, qu’il s’évertue à présenter des temples dans lesquels « la colonne n’est rien, n’a aucun sens en elle-même »[8], ou qu’il fait appel à la Tour de Babel comme à une contre-métaphore de la cathédrale métaphysique : « La « tour de Babel » ne figure pas seulement la multiplicité irréductible des langues, elle exhibe un inachèvement, l’impossibilité de compléter, de totaliser, de saturer, d’achever quelque chose qui serait de l’ordre de l’édification, de la construction architecturale, du système et de l’architectonique. »[9] Pour Derrida, l’édifice de la métaphysique forme une totalité englobante qui se suffit à elle-même et se ferme par conséquent à l’irruption de toute altérité ; sa complétude l’empêche de s’ouvrir à la nouveauté, à l’inédit, à ce qui ne se laisse pas assimiler dans la structure existante par un mouvement d’intégration de la négativité que nous qualifierions volontiers de « dialectique », tant dans son sens platonicien que dans sa portée hégélienne. C’est pourquoi le combat contre la clôture, et tous les types de clôture, constitue un leitmotiv central de l’entreprise de la déconstruction ; mais ce bordage de la philosophie tient lui-même à cette lancinante présence de l’archè qui maintient son emprise logique et ontologique sur le réel : « Le trait invariant de cette référence [l’archè] dessine la clôture de la métaphysique : non pas comme une bordure entourant un espace homogène, mais selon une figure non circulaire, tout autre »[10], qui me semble pouvoir et même devoir s’envisager non pas comme un tracé géométrique, mais comme une structure de renvoi qui attache, par le nouage qu’opère le logos, les signifiants aux signifiés et à la référence.

Aussi semble-t-il judicieux de bien préciser ceci :

« La déconstruction n’est pas simplement la décomposition d’une structure architecturale, elle est aussi une question sur le fondement, sur le rapport fondement/fondé ; sur la clôture de la structure, sur toute une architecture de la philosophie. Non pas seulement sur telle ou telle construction, mais sur le motif architectonique du système. »[11]

Il ne s’agit donc pas de passer en revue les systèmes philosophiques les uns après les autres, il n’est pas question d’écrire une contre-histoire des idées, non : la déconstruction vise la possibilité même de la philosophie comme architectonique, elle conteste la pertinence d’exprimer la vie de la pensée dans la logique et dans les termes du système. Elle procède dès lors d’une logique catastrophique, terme que Jacques Derrida utilise pour rendre compte de l’effet d’un « retrait-de-l’Être »[12] et que Gilles Deleuze choisit pour définir la différence comme « fond rebelle irréductible »[13] qui ne se laisse pas happer par le jeu de la représentation mimétique. Le mouvement de la catastrophe, comme l’indique son étymologie grecque, est un tournant, une rotation, voire une torsion dirigés vers le bas, qui peut en outre procéder d’un détour, c’est-à-dire d’une ruse, ainsi que l’indique le sens figuré du grec strophé. Il en résulte un bouleversement, un retournement qui conduit l’édifice de la métaphysique à sa destruction, à « son délabrement général » et à sa « déstructuration »[14] pour Jacques Derrida, à son « effondement »[15] pour Gilles Deleuze, qui parvient, par ce seul mot, à dire à la fois l’effondrement et la disparition du fond, autrement dit de l’arché.

La stratégie de la déconstruction

La structure polaire de la métaphysique

Nous devons avancer encore d’un pas dans notre compréhension de la métaphysique afin de mieux pouvoir exposer la stratégie générale de la déconstruction. Notons alors que la polarité de la représentation grecque du monde ; on la trouve aussi bien dans le mythe que dans la tragédie, avant que la philosophie, parfois à son corps défendant, ne s’en fasse le vecteur privilégié :

Elle [la représentation grecque du monde] s’ordonne toujours selon le même jeu d’oppositions polaires – les puissances archaïques et les divinités olympiennes, les forces de la Nuit et les formes du Jour, l’éruption dionysiaque et le rêve apollinien – qui présentent autant de variations sur la lutte farouche, et perpétuelle, d’hubris et de dikè. [16]

Il n’est que de constater la longue postérité des philosophies et des pensées du Deux pour donner raison à Jean-François Mattéi : de Pythagore qui dressa la table des dix opposés à partir du conflit primordial de la Limite et de l’Illimité à Nietzsche qui distingue entre l’apollinien et le dionysiaque, de Platon qui, par le chorismos, sépare le visible de l’invisible à Carl Schmitt qui fait du couple ami-ennemi le pivot de sa philosophie politique, d’Empédocle qui met en scène Amour et Haine comme forces motrices de l’univers à Eugenio d’Ors qui relit l’histoire de l’art à travers les catégories du classique et du baroque, de la dualité mythologique de la Terre et du Ciel et celle du corps et de l’âme, voire même de la volonté et de l’entendement, des mouvement plotiniens de la procession et de la conversion à la distinction forgée par Heidegger entre pensée calculante et pensée méditante, force est bien d’observer à quel point la structure polaire de la mythologie grecque, soulignée par Jean-Pierre Vernant , marqua profondément le système de pensée européen. Le Deux se révèle ainsi un fil tendu entre la mythologie et la philosophie, ainsi que Mattéi le signale à la suite de Louis Gernet :

Le principe de composition de cet espace symbolique [celui du mythe] […] tient à la partition irréductible entre l’invisible et le visible. On retrouve cette dichotomie dans tous les couples d’opposés qui renversent parfois leur polarité pour structurer l’ensemble du champ mythique dans sa plasticité : Terre/Ciel, Terre/Olympe, Terre/Hadès, Terre/Monde, Mortels/Dieux, Engendrés/Non engendrés, etc. Louis Gernet a montré comment la dualité archaïque […] des « choses visibles » et des « choses invisibles » […] sera transposée à l’époque classique dans le champ de la pensée abstraite, qu’il s’agisse de la législation juridique ou de la spéculation philosophique. [17]

Non seulement les oppositions polaires sous-tendent les systèmes philosophiques, de telle sorte, d’ailleurs, que ceux-ci ne sauraient jamais ne refermer totalement sur eux-mêmes – tel est bien le rôle du « Dieu des philosophes » –, mais, en sus, cette structure duelle, loin de s’abolir pas avec l’arrivée des Temps Nouveaux, garde intacte sa puissance d’organisation de notre représentation du monde. Le Combat atteste bien de la structure mythique de la raison et c’est bien « la continuité d’une même vision duelle de l’invisible que la Grèce a léguée à l’Europe et au monde »[18] :

L’origine platonicienne des catégories de Baudelaire – éternel/transitoire, idée/matière, âme/corps – révèle à quel point la modernité s’ancre dans le dualisme traditionnel du ciel et de la terre et cherche à sauver les phénomènes en dégageant de la gangue du sensible son noyau intelligible. [19]

L’inversion des polarités

Quelle est donc « la stratégie générale de la déconstruction »[20] ? Très précisément, l’offensive menée contre la métaphysique s’articule autour de deux temps forts complémentaires l’un à l’autre, indispensables l’un à l’autre, elle fait appel à « une double écriture [afin de] pratiquer un renversement de l’opposition classique et un déplacement général du système »[21]. Deux étapes sont dans cette citation clairement identifiées : d’une part renverser, d’autre part déplacer.

Renverser la métaphysique, c’est en tout premier lieu abattre le pilier même de la philosophie, le système de pensée par lequel la philosophie fit son entrée dans l’histoire, c’est donc procéder, ni plus ni moins, au « renversement du platonisme »[22], geste qui conduit à l’inversion de la hiérarchie traditionnelle qui ordonne les copies à l’Idée, c’est-à-dire à l’émancipation des fantasmes. Et plutôt que de prendre le parti de Platon contre les sophistes, position que la tradition ne cessa de répéter au fil des siècles, le déconstructeur conséquent fera des sophistes ses alliés dans son entreprise de subversion, car « le sophiste lui-même est l’Être du simulacre »[23]. De façon plus générale, le renversement opère au sein des polarités construites par la métaphysique et qui se caractérisent, toujours, quel que soit le couple concerné, par le primat d’un terme sur l’autre :

« Faire droit à cette nécessité, c’est reconnaître que, dans une opposition philosophique classique, nous n’avons pas affaire à la coexistence pacifique d’un vis-à-vis, mais à une hiérarchie violente. Un des deux termes commande l’autre […], occupe la hauteur. Déconstruire l’opposition, c’est d’abord, à un moment donné, renverser la hiérarchie. »[24]

Le premier temps de la déconstruction consiste par conséquent à privilégier le terme d’une opposition qui, au sein de la tradition philosophique, était considérée comme inférieure : le corps dame le pion à l’âme, comme le sensible à l’intelligible, l’absence à la présence, l’affect à la raison, le devenir au repos, le fait au droit, la différence à l’identité, l’autre au même, etc. Et si, par extension, l’on considère que la philosophie est le produit de l’homme blanc occidental, comme l’écrit Jacques Derrida dans « La mythologie blanche »[25], alors la déconstruction achèvera le projet d’ébranlement de la métaphysique en valorisant la femme plutôt que l’homme (le féminisme postmoderne), l’animal plutôt que l’homme (le courant antispéciste) et les hétérotopies colonisées à l’Occident colonisateur (le courant postcolonial).

Penser en dehors des catégories de la métaphysique

Nonobstant, la déconstruction ne serait pas complète si elle en restait à ce stade du renversement :

« […] la déconstruction comporte une phase indispensable de renversement. En rester au renversement, c’est opérer, certes, dans l’immanence du système à détruire. Mais s’en tenir, pour aller plus loin, être plus radical ou plus audacieux, à une attitude d’indifférence neutralisante à l’égard des oppositions classiques, ce serait laisser libre cours aux forces qui dominent effectivement et historiquement le champ. Ce serait, faute de s’emparer des moyens d’y intervenir, conformer l’équilibre établi. »[26]

Inverser les données du problème, privilégier l’inférieur au supérieur, c’est, au bout du compte, encore se mouvoir sur le terrain de la métaphysique et maintenir, entretenir, la dépendance vis-à-vis des dualités qu’elle installa pour clore, et par conséquent contrôler, le champ de la pensée. C’est pourquoi la déconstruction ne peut se satisfaire du renversement qui ne constitue qu’une première étape en quelque sorte négative :

« De nihilisme, d’antihumanisme… On connaît tous les slogans. J’essaie au contraire de définir la déconstruction comme une pensée de l’affirmation. »[27]

Il serait faux d’assimiler la déconstruction à une opération de table rase, tout comme il serait réducteur de voir en elle une simple opération critique : il existe une affirmation – terme que Jacques Derrida prend grand soin de distinguer de la positivité, dans la mesure même où l’affirmation ne pose à strictement parler rien – propre à la déconstruction, qui se meut à l’intérieur de l’édifice métaphysique, ouvre des brèches et détache les signifiants de leurs signifiés afin de les rendre libres de s’associer à d’autres signifiants. Le sens est empêché d’exercer son emprise quand la pensée traverse les oppositions de la métaphysique sans emprunter le passage obligé des pôles constitutifs, demeure impuissant quand les concepts se transforment sous ses yeux et se retournent contre leurs présupposés, panique quand, lui qui fut habitué aux énoncés du « soit, soit » (par exemple : soit intelligible, soit sensible), se trouve subitement confronté aux formules du « ni, ni » (ni intelligible, ni sensible, donc non identifiable). C’est la raison pour laquelle les penseurs de la déconstruction, qui identifient la métaphysique à l’éternel retour du même, mettent en exergue l’indispensable créativité de la pensée : « Penser, c’est créer »[28], affirme ainsi Gilles Deleuze, tandis que Jacques Derrida place son programme philosophique sous le signe de l’inventivité :

« La déconstruction est inventive ou elle n’est pas ; elle ne se contente pas de procédures méthodiques, elle fraye un passage, elle marche et elle marque ; son écriture n’est pas seulement performative, elle produit des règles – d’autres conventions – pour de nouvelles performativités et ne s’installe jamais dans l’assurance théorique d’une opposition simple entre performatif et constatatif. Sa démarche engage une affirmation. Celle-ci se lie au venir de l’événement, de l’avènement et de l’invention »[29].

L’écriture est irréductible à tout transcendantal, quel qu’il soit, elle transgresse toujours déjà les catégories dans lesquelles la philosophie voudrait l’enfermer. Mais d’où provient ce caractère indomptable ? « Il est donc nécessaire que […] l’écriture à la lettre ne-veuille-rien-dire. Non qu’elle soit absurde, de cette absurdité qui a toujours fait système avec le vouloir-dire métaphysique. Simplement elle se tente, elle se tend, elle tente de se tenir au point d’essoufflement du vouloir-dire »[30]. La meilleure stratégie, pour qui souhaite échapper à l’instance totalisante du sens, n’est-elle pas, en effet, celle qui consiste à renoncer à l’intention de vouloir-signifier-quelque-chose et, par voie de conséquence, à se défaire de toute volonté d’édification ?

Le Neutre au cœur des gender studies

La stratégie du « ni, ni »

Le neutre, c’est-à-dire la négation ou l’ignorance des polarités, est, sans que l’on y prête vraiment garde de prime abord, un puissant leitmotiv des pensées de la déconstruction ; le recours à cette catégorie est en effet éminemment stratégique en ce qu’il permet de sortir des gonds de la définition, c’est-à-dire de l’attribution d’une forme et d’une frontière, et des rets des jeux de la dualité : sensible/intelligible, âme/corps, substance/accident, etc. Observons Roland Barthes déployer le Neutre dans un cours au Collège de France qui lui est intégralement consacré, et dans lequel il répertorie les possibles usages lexicaux du neutre et passe en revue les domaines de la grammaire, de la politique, de la botanique, de la zoologie, de la physique puis de la chimie, en jouant à chaque reprise de la négation : « 1) La grammaire : genre, ni masculin ni féminin et verbes (latins) ni actifs, ni passifs, ou action sans régime […]. 2) La politique : qui ne prend pas parti entre des contendants (États neutres). 3) La botanique : fleur neutre, fleur chez laquelle les organes sexuels avortent constamment […]. 4) La zoologie : les abeilles ouvrières, qui n’ont pas de sexe, qui ne peuvent s’accoupler. 5) La physique : corps neutres, qui ne présentent aucune électrisation, conducteurs qui ne sont le siège d’aucun courant. 6) La chimie : sels neutres, ni acides, ni basiques »[31]. Cet inventaire laisserait accroire à une suite de définitions qui tentent de cerner, de donner un contour au neutre ; mais ce n’est guère le cas : le neutre, en effet, ne se laisse pas saisir et se glisse entre les mailles du concept : « Tout le Neutre est esquive de l’assertion »[32] et de la contrainte qu’elle exerce sur les mots et les choses.

Mais, plus encore, Barthes conclut l’énonciation citée ci-dessus de la façon suivante : « Nous reviendrons sur ces images canoniques du Neutre, dont le fond est évidemment sexuel »[33]. Il apparaît, par voie de conséquence, que, dans toutes ses dimensions, dans tous ses usages, le neutre se déploie à partir d’un même fond : celui de la négation de la polarité des sexes, du refus d’inscrire la pensée dans le couple masculin/féminin. L’importance décisive du neutre se marque précisément ici : initialement opérateur métaphysique de la déconstruction, il ouvre la voie à une déclinaison politico-culturelle qui prend la forme, très influente aujourd’hui dans les milieux intellectuels, des études de genre (gender studies).

C’est donc en toute logique que, pour Judith Butler, professeur de littérature de Berkeley dont les travaux ont une influence décisive sur le féminisme et la théorie queer, toute discussion sur le genre doit au préalable dissoudre la notion métaphysique d’identité sous peine de demeurer prisonnière des assignations binaires « mâle » et « femelle » : « Pour déstabiliser stratégiquement ce rapport binaire et la métaphysique de la substance qui le sous-tend, on doit présupposer que les catégories « femelle » et « mâle », « femme » et « homme » sont également produites dans ce cadre binaire »[34]. Puisque la distinction des sexes est une construction émanant de l’histoire de la philosophie qui déploie les rets de la dichotomie pour trier, classer et identifier – forme rationnelle d’une division que l’on retrouve dans toutes les mythologies –, alors l’émancipation n’est pas en premier lieu politique mais bien métaphysique : il devient alors expédient d’arracher la racine de l’oppression et de subvertir la logique du tiers-exclu et de l’identité.

Le cas du féminisme cyborg

Récusant la figure de l’homme comme sujet métaphysique, les déconstructeurs participent alors pleinement à l’évanouissement de la distinction métaphysique de l’homme et de la machine ; la voie semble ouverte à la formulation non plus d’une anthropologie, tant le terme même d’« homme » s’avère désormais caduc, mais d’un « mythe politique ironique »[35], celui de l’organisme cybernétique, le cyborg, dont Donna Haraway a commis en 1984 le Manifeste. Voici le constat :

« La fin du XXᵉ siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères, hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; bref des cyborgs. Le cyborg est notre ontologie ; il définit notre politique. »[36]

La société cybernétique est advenue, et il est devenu, de fait, impossible de penser l’homme selon les polarités classiques de la métaphysique, selon ses lignes de démarcation et ses frontières établies :

« Avec les machines de la fin du XXᵉ siècle, les distinctions entre naturel et artificiel, corps et esprit, autodéveloppement et création externe, et tant d’autres qui permettaient d’opposer les organismes aux machines, sont devenues très vagues. »[37]

Ces dichotomies révèlent en outre le profond système de domination qu’est la métaphysique, dans la mesure où le premier des termes de la dualité est toujours appelé à exercer, sans relâche, son emprise sur l’autre : l’idée sur la matière, l’âme sur le corps, l’un sur le multiple, l’homme sur la femme, l’autochtone sur l’étranger. Le cyborg, en interrompant le jeu hégémonique de cette logique duelle bimillénaire, ouvre le champ de l’émancipation, et c’est la raison pour laquelle Donna Haraway en fait le pivot d’une régénération du féminisme et qu’elle présente son Manifeste cyborg comme « une tentative de contribution à la culture et la théorie féministes socialistes sur un mode postmoderne qui ne se réfère pas à la « nature », dans la tradition utopiste d’un monde sans genres sexués qui est peut-être un monde sans genèse et sans doute un monde sans fin »[38].

Notes et références

[1] Aristote, La Métaphysique, trad. Jules Barthélémy-Saint-Hilaire, Paris, Pocket, « Agora », 1991, p. 123.[2] Ibid., p. 168-169.
[3] Martin Heidegger, « Ce qu’est et comment se détermine la φύσις », traduit de l’allemand par François Fédier, dans Questions I et II, Paris, Éditions Gallimard, « Tel », 1968, p. 496.
[4] Anatole Bailly, entrée « ἀρχή » dans Dictionnaire grec-français, Paris, Hachette, 2000, p. 281.
[5] Jean-François Mattéi, Pythagore et les Pythagoriciens, Paris, Presses universitaires de France, « Que sais-je ? », 2001 [1983], p. 5.
[6] Platon, La République, traduit du grec par Pierre Pachet, Paris, Éditions Gallimard, « Folio Essais », 1993, p. 129.
[7] Jean-François Mattéi, Le procès de l’Europe. Grandeur et misère de la culture européenne, Paris, Presses universitaires de France, « Intervention philosophique », 2011, p. 56.
[8] Jacques Derrida, La dissémination, Paris, Éditions du Seuil, « Points Essais », 1972, p. 416.
[9] Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1987, p. 193.
[10] Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., p. 238.
[11] Jacques Derrida, Points de suspension, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1992, p. 225.
[12] Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 75.
[13] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, « Épiméthée », 2003 [1968], p. 52.
[14] Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 75.
[15] Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 92.
[16] Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure. Hubris et Dikè, Cabris, Éditions Sulliver, « Archéologie de la modernité », 2009, p. 79.
[17] Jean-François Mattéi, Platon et le miroir du mythe. De l’âge d’or à l’Atlantide, Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 2002 [1996], p. 15.
[18] Jean-François Mattéi, Le sens de la démesure. Hubris et Dikè, op. cit., p. 80.
[19] Jean-François Mattéi, La crise du sens, Nantes, Éditions Cécile Defaut, 2006, p. 56.
[20] Jacques Derrida, Positions, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1972, p. 56.
[21] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1972, p. 392.
[22] Gilles Deleuze, Logique du sens, Paris, Les Éditions de Minuit, « Critique », 1969, p. 292.
[23] Ibid., p. 295.
[24] Jacques Derrida, Positions, op. cit., p. 56-57.
[25] Jacques Derrida, Marges de la philosophie, op. cit., p. 254.
[26] Jacques Derrida, La dissémination, op. cit., p. 12.
[27] Jacques Derrida, Points de suspension, op. cit., p. 198.
[28] Gilles Deleuze, Différence et répétition, op. cit., p. 192.
[29] Jacques Derrida, Psyché. Inventions de l’autre, op. cit., p. 29.
[30] Jacques Derrida, Positions, op. cit., p. 23.
[31] Roland Barthes, Le neutre. Notes de cours au Collège de France 1977-1978, Paris, Éditions du Seuil, « Traces écrites », 2002, p. 32.
[32] Ibid., p. 75.
[33] Ibid., p. 32.
[34] Judith Butler, Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité, trad. Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, « Poche », 2006, p. 93.
[35] Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais, Paris, trad. Laurence Allard, Delphine Gardey et Nathalie Magnan, Exils Éditeur, « essais », 2007 [1984], p. 29.
[36] Ibid., p. 31.
[37] Ibid., p. 35.
[38] Ibid., p. 31.

Photo : Anela Ramba/peopleimages.com


Baptiste Rappin

Maître de Conférences HDR à l’IAE Metz School of Management (Université de Lorraine), Baptiste Rappin expose dans ses ouvrages et ses articles une série d’analyses philosophiques du management, qui apparaît de plus en plus comme un fait social total structurant la quasi-totalité des activités sociales. Il est l’auteur des deux volumes de la Théologie de l’Organisation parus aux Éditions Ovadia : Au fondement du Management en 2014, et De l’exception permanente en 2018. Il a également commis un Abécédaire de la déconstruction paru en 2021.

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