Au début du XXIᵉ siècle, le travail et le chômage forment un couple institué, et la définition du Bureau international du travail sur le chômage met en rapport précisément le travail et le chômage : “est chômeur toute personne de plus de 15 ans qui remplit trois critères : être sans travail, c’est-à-dire ne pas avoir d’activité, même minimale ; être disponible pour travailler, c’est-à-dire être en mesure d’accepter toute opportunité d’emploi qui se présente ; et aussi rechercher activement un emploi.”
Cette appréciation contemporaine du rapport entre travail et chômage vient après des siècles où le travail a été plus ou moins nomenclaturé, et où le chômage avançait souvent masqué. La naissance de l’industrie et le développement du capitalisme ont précisé le lien qui unit le chômage et le travail. Le sort des paysans anglais en 1795, qui tentent de vendre librement leur force de travail, celui de la famille Joad, héros du livre Les Raisins de la colère, dans l’Amérique des années 30 et les travailleurs ubérisés est comparable : ils souhaitent simplement travailler pour vivre. Les balbutiements du précapitalisme, la productivité du capitalisme industriel et le postcapitalisme non industriel rythment la réalité du travail et, en miroir, celle du chômage.
Aujourd’hui, le travail est nomadisé. Parallèlement, l’intervention de l’État prend la forme du “quoi qu’il en coûte” et l’indemnité sans contrepartie devient importante.
Le travail est toujours mis en avant concernant l’intégration sociale ; le chômage est souvent masqué dans l’histoire. L’inventaire du rôle de l’Etat dans l’histoire concernant le travail et le chômage montre le statut non seulement économique de ces deux notions, mais aussi l’efficacité sociale du travail pour insérer les citoyens. L’importance politique de la lutte pour le plein emploi n’est plus à démontrer. Après plus de deux siècles d’intégration et de promotion sociale par le travail, c’est aujourd’hui l’indemnisation étatique qui participe en grande partie à la stabilisation des citoyens dans la société et à la nature politique des programmes dans nos sociétés démocratiques.
Le plein emploi, la société du bien-être, l’acceptation d’un déficit budgétaire pour réaliser les politiques d’aide forment les éléments d’une révolution qui ébranle le monde. La monnaie et l’étalon-or étaient les idoles d’un monde conduit par la finance ; le chômage, notamment pendant la crise de 1929, retourne la donne. Il doit être d’abord combattu pour permettre au plein emploi d’être réalisé.
Depuis la fin du XVIIIᵉ siècle, le chômage moderne a donc changé de statut, dans un premier temps, donnée économique, il dépasse son statut de question sociale pour devenir un fait politique. Si son indemnisation et sa prévention constituent un des fondements du système de sécurité sociale des pays occidentaux, il accède de surcroît au statut d’instrument de la politique économique.
À la fin du XVIIIᵉ siècle, l’économiste John Locke, modèle anglais du libéralisme naissant, rédige un rapport sur les pauvres, unique en son genre. De façon systématique, il souhaite privilégier l’incitation au travail et à la création de richesses.
Plus près de nous, la dépression de 1929 montre que le chômage ne représente plus seulement un relevé statistique ou un « taux ». Il devient à lui seul la métaphore de la crise : “Le chômage, c’est la crise !” C’est le moment de l’histoire où le chômage prend une importance jamais égalée.
Pendant cette période, si ce chômage fut important aux USA et en Allemagne, d’autres pays furent aussi gravement touchés. Ces situations de chômage collectif furent une nouveauté de la crise. Le chômage et le travail forment alors un couple déterminant pour la société.
Dans nos sociétés du contrat, il n’existe pas de « contrat d’exclus », pas de contrat de chômage non plus. Le chômeur se replie sur lui-même et vit son humiliation comme une « désaffiliation ». D’où la volonté de rationaliser le travail et, en miroir, de penser le chômage seulement comme un moment de transition. Mais lorsque le chômage frappe pendant un long moment une communauté plus importante, une ville entière, une région, voire un pays, l’individu n’est plus le seul touché. C’est l’ensemble de la société qui est en cause. La transformation affecte alors l’ensemble des institutions et des relations sociales. Le lien social s’en trouve transformé.
Au-delà de la production de richesses, indispensable au développement, c’est donc l’organisation politique et sociale qui détermine le rapport entre le travail et le chômage.
En 1846, Jules Michelet écrit dans le journal Le Peuple : “Que la ville est brillante ! “Que la campagne est pauvre!” Mais en même temps, il ajoute : “les paysans ne savent pas que si la campagne est pauvre, la ville, avec tout son éclat, est peut-être plus misérable”. La naissance du capitalisme et la rationalisation du travail industriel font que lorsque l’on est venu à la ville, on ne retourne pas à la campagne. Certes, les conditions de vie sont souvent dégradées. La pollution, la difficulté de se loger, la criminalité sont des facteurs négatifs, mais le progrès est là, et la promesse d’un avenir plus radieux fait souvent oublier la précarité. Le travail industriel est valorisé.
C’est dans ce contexte que l’Etat organise directement le travail par l’intermédiaire des Ateliers nationaux : “Un travail garanti pour tous”. On tente d’effacer le chômage.
En 1848, le gouvernement provisoire décrète l’établissement immédiat d’ateliers nationaux. Cette déclaration est inattendue pour l’époque. Elle établit une obligation de fournir du travail par le biais d’institutions publiques.
En réalité, ces Ateliers nationaux, véritable socialisme du réel, furent organisés dans l’urgence afin de préparer les infrastructures pour les chemins de fer nationaux et les travaux de voirie de Paris.
Mais au-delà, ils portent en germe une organisation plus collective de la société, et même si la dissolution des Ateliers est décrétée en juin 1848, cela constitue la première intervention, en France, de l’État en matière économique et la volonté affirmée de faire du social, par le travail, une priorité. En miroir, la lutte pour le droit au travail pour tous structure aussi l’action ouvrière.
Le travail masque alors le chômage et de ce dernier, il est rarement question
Pourtant, en 1867, paraît l’ouvrage de Karl Marx, Le Capital, dans lequel il décrit le processus favorisant une armée de réserve composée de ces ouvriers. La mécanique produisant cette armée de réserve est la suivante : toute expansion de production augmente la demande de travail. En réponse, les salaires augmentent suivant les lois du marché. Les entrepreneurs font alors un arbitrage en faveur du capital fixe : ils achètent des machines. Ils diminuent le capital variable : les travailleurs. Les ouvriers licenciés sont rejetés en dehors de l’emploi. Ils sont à nouveau “en réserve”. Et le chômage réapparaît et les citoyens.
Le chômage souvent masqué constitue néanmoins une composante du système. Il va falloir l’intégrer dans les données économiques et politiques.
Au début du XXᵉ siècle, le chômage se définit plus précisément par rapport au travail et les individus sont soit au travail soit au chômage.
C’est ainsi que John Maynard Keynes, observateur et acteur du système économique d’entre les deux guerres, attire l’attention sur l’importance du chômage dans le système libéral. Il indique en 1924 dans son article : « Le chômage nécessite-t-il un remède drastique ? » que le sous-emploi, autrement dit le chômage, tel qu’il a été vécu pendant la grande dépression, doit être combattu. Il place donc le chômage au centre d’une politique publique. Ce qui constitue une véritable « révolution copernicienne » dans le rapport de l’État avec l’économie.
Dans un monde de plus en plus lié à la situation économique, la révolution keynésienne tend à prévoir la fin du chômage.
Après la Deuxième Guerre mondiale, l’ensemble des pays industrialisés suivit les « recettes » issues du traitement du chômage et adopta l’idée que le plein emploi pouvait être le fondement d’une politique économique. Le chômage disparaît à nouveau.
Avec la reconstruction d’après deuxième guerre mondiale, les standards de vie changent, l’investissement et la consommation repartent, les taux d’intérêt bas et les impôts réduits permettent d’espérer en l’avenir. Le bouclier keynésien stimule la modernisation de nos sociétés. L’Amérique avait adopté la politique de plein emploi. Richard Nixon, président libéral, annonçait : « Je suis un keynésien ! » Les mots de chômage et de dépression disparaissent comme par enchantement, et c’est vrai que, pendant les années d’après-conflit, à chaque fois que pouvait apparaître ici ou là un peu de chômage, le remède keynésien fonctionnait. Le couple travail-chômage est alors rompu et le chômage est invisibilisé.
En France, en 1960, 300 000 chômeurs, le plein emploi est là, l’industrie manque de bras. Tout le monde est au travail et peu d’ouvriers goûteront plus de 10 années de retraite. L’Etat planifie. L’exode rural ne suffit plus à pourvoir aux emplois que l’industrie demande. l’Etat décide de favoriser de façon durable l’arrivée de travailleurs étrangers Puis la crise du pétrole fait apparaître la stagflation qui constitue une nouvelle combinaison, le chômage ré-apparaît alors mais comme élément d’un nouveau couple celui du chômage et de l’inflation.
L’inflation importante des années 70 a changé la donne et les remèdes keynésiens du plein emploi sont remis en question. Ils constituent néanmoins un moment privilégié de l’influence « motrice » du chômage dans la théorie économique.
On constate alors que des comportements irrationnels face au chômage se font jour. La relation qu’il entretient avec les individus, y compris les hommes politiques d’aujourd’hui, en est la preuve. Malgré ses conséquences néfastes, certains dirigeants sont prêts à choisir de créer du chômage si les circonstances le demandent.
Au couple chômage-travail se substitue le diptyque chômage-inflation. L’inflation devient l’ennemie à combattre, et la conséquence première a été de choisir de laisser le chômage se développer pour lutter contre cette inflation.
Peut-il y avoir une « préférence pour le chômage » ? Autrement dit, le chômage est-il une solution plus qu’un problème ? Une régulation, plus qu’un accident ? C’est déjà ce qu’écrivait Michel Albert, alors commissaire au plan, dans les années 1970.
Denis Olivennes, dans une note appelée « la préférence française pour le chômage », reprend la thèse qui veut que, notamment en France, le chômage ne serait pas le fléau que l’on semble décrire, mais le facteur principal du consensus.
Le chômage devient un élément autonome de la vie politique et sociale et se libère d’une certaine façon de sa dépendance au travail, et on peut être ni au chômage ni au travail, et l’État peut indemniser même des citoyens qui n’ont jamais travaillé.
Le refus de changer la nature du marché du travail en conservant l’ensemble des acquis de l’après-guerre serait alors la cause du « choix pour le chômage ». Nous ne voudrions pas le plein emploi, c’est aussi ce que reprend Alain Minc dans La France de l’an 2000, en écrivant que le chômage serait « le résultat de choix collectifs ».
Aujourd’hui, peut-on encore parler de choix collectifs lorsque nous subissons une situation où le travail humain est en partie déconnecté de la production de richesses. La survenue du rôle important des robots, la place de plus en plus conséquente de l’intelligence artificielle, le télétravail qui retire la “partie sociale” du travail remettent en cause sa prééminence dans l’imaginaire collectif. Les citoyens de plus en plus nombreux imaginent une vie sans travail, mais pas au chômage ! Ceci est aussi validé par le fait que les seniors en âge de travailler ont un taux d’emploi de 42%. Ceux qui ne travaillent pas ne se considèrent pas systématiquement au chômage. Les individus parlent de plus en plus de leur absence d’appétence pour le travail.
En outre, la baisse tendancielle du temps de travail depuis des décennies, le rôle accru de la robotisarion sont aussi des facteurs qui participent à cette vision du rapport entre l’homme et la société. Après un moment où, en France notamment, on trouve un moyen inédit pour diminuer le chômage : il faut le répartir mieux. C’est l’aventure des 35 heures qui devaient vaincre l’hydre du chômage. C’est un mouvement qui se poursuit.
La productivité au travail humain semble baisser de manière structurelle, on cherche à indemniser moins le chômage et surtout “le quoi qu’il en coûte” semble aussi s’appliquer au RSA qui est ni le chômage ni le travail, mais une indemnité étatique.
Cependant, le fait de faire travailler les bénéficiaires du RSA montre le rôle nouveau de cette indemnité qui risque d’invisibiliser durablement le chômage et fait de l’Etat un employeur d’un nouveau genre. Le travail devient dans cette condition une justification d’indemnité. Il semble déconnecté de la production de richesses.
Ni travail, ni chômage : qu’est-ce qui lie aujourd’hui un nombre de plus en plus important de citoyens à la société ? C’est une indemnité, le RSA touche 3,6 millions de personnes. L’inscription obligatoire à France Travail et le parcours d’insertion sociale permettent aux bénéficiaires d’être aussi demandeurs d’emploi, mais pas au chômage. Cela constitue une catégorie d’attente qui n’est plus vécue comme chômage.
Le couple travail-chômage est maintenant devenu un trio travail-chômage-indemnité, bouleversant alors l’imaginaire social et surtout l’organisation de nos sociétés.
Yves Zoberman
Historien du social, diplômé de Sciences Po Paris, spécialiste des pays de l’Est et russophone, Yves Zoberman est aussi enseignant de Sciences politiques à Sciences Po Lille. Auteur de nombreux articles sur le travail et le chômage, auteur d'une Histoire du chômage de l’antiquité à nos jours (Perrin, 2012) et de La folle histoire du chômage (Apogée, 2023), il a participé à de nombreuses émissions de radio et de télévision. De 2002 à fin 2019, Yves Zoberman a occupé les fonctions de conseiller culturel d’ambassade et de directeur de centre culturel dans de nombreuses ambassades françaises à l’étranger. Pianiste classique, il donne aujourd’hui des concerts.
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