La laïcité est massivement soutenue par les Français, tout en subissant de nombreux manquements ; elle est ainsi perçue comme menacée par l’opinion publique. Elle demeure présente dans les esprits, mais sa pratique recule.

Pour rendre raison de ce paradoxe apparent, de la permanence de la laïcité dans les aspirations populaires nonobstant ses aléas ; il faut penser cette singularité française laïque dans sa profondeur historique, en articulant les dimensions culturelles, religieuses, politiques, juridiques, sociales et géopolitiques.

Je voudrais ici partager une conviction issue d’une expérience professionnelle de politologue fondée sur quatre décennies d’études et de conseil : la laïcité ne peut être considérée en soi, elle n’est pas une finalité, mais un moyen au service de la République, forme politique contemporaine de l’imaginaire français, un esprit au fondement de notre socialité qui remonte loin.

La République et la laïcité sont les formes politiques modernes de l’imaginaire français ; un type de socialité qui remonte loin

Si huit Français sur dix sont attachés à la laïcité, cet attachement ne tient pas à son effectivité ni au fait qu’elle soit portée et transmise par nos institutions étatiques — car c’est de moins en moins le cas. Il tient à des raisons plus profondes, qui relèvent de notre type de socialité sous-jacente, antérieure à la modernité, à la loi, à la République et à ses institutions.

Depuis ses origines, ce qui allait devenir la France dut assembler des Ligures, des Celtes, des Latins, des Germains ou des Vikings. Comme dans toute communauté humaine, ces modalités d’assemblage ont produit des façons pérennes de voir, d’être et de faire : une sorte d’inconscient collectif, un imaginaire pour s’approprier le réel qui traverse le temps et structure nos formes variables de vies pour se mouvoir dans la réalité — représentations et institutions religieuses, politiques, sociales et géopolitiques. (2)

Ce qui allait devenir la France dut intégrer des habitants aux origines si diverses à travers un imaginaire projectif et universaliste. Ses caractéristiques résident dans une façon de voir la réalité par écart au réel, à travers des us et coutumes singuliers, une langue propice à la conversation et à la confrontation directe des idées, des projections religieuses et des disputes politiques communes. Par l’égalité des conditions que ces projections exigent, il s’agit de désinsulariser les individus, de les extraire de leurs origines diverses pour en faire de bons chrétiens, de bons sujets, puis de bons citoyens, communiant dans une verticalité projective convergeant vers l’État. Ce mouvement rend possible et nécessaire un universalisme qui nous conduit à embrasser le monde (des croisades aux guerres monarchiques et napoléoniennes), à coloniser et à voir l’Europe comme une France en grand.

Ce mécanisme nous est plus impensé que familier, mais il s’imprime dans l’éducation que nous recevons de nos parents et à l’école. Notre exception est pourtant bien repérée par nos amis étrangers. La diplomate américaine Madeleine Albright disait : « Seuls les Français peuvent dire “j’y crois en théorie mais pas en pratique” », et le chancelier allemand Helmut Schmidt : « Les Français parlent toujours de visions. »

Notre imaginaire a traversé les âges et irrigué tous les aspects de notre société : le gallicanisme, la victoire des catholiques sur les protestants, des jésuites sur les jansénistes ; le cogito cartésien ; la conception du beau, articulée à la raison chez Rameau ou Boileau ; une peinture dont la légèreté visait à « civiliser les passions » ; un théâtre irrespectueux à l’instar de Molière ou Beaumarchais ou Feydeau; les mazarinades, nos salons et conversations à la française, notre galanterie, l’excellence de notre école de mathématiques ; le goût pour le concept et la recherche fondamentale plutôt que pour l’expérience ou la R&D ; une musique à la fois légère et profonde ; un rapport sublimé au luxe dont le leadership mondial remonte au-delà des manufactures royales jusqu’à ce qu’en disait Diderot dans l’Encyclopédie ; une culture professionnelle des ingénieurs ; une résilience et une capacité d’innovation visibles aujourd’hui dans nos start-ups ; notre gastronomie et rapport au repas qui perdure dans le type de fréquentation de Mac Do ; notre passion politique qui nous singularise dans l’ usage des réseaux sociaux ou mouvements sociaux .

Cet imaginaire, caractérisé par un écart entre les principes et la réalité, entre le signifiant et le signifié, entre croyances et pratiques, morale et politique, espace privé et espace public, est pérenne à travers les siècles, quelles que soient ses formes religieuses ou politiques. « La République une et indivisible, notre Royaume de France », avait repéré Péguy. Le catholique, républicain, dreyfusard, socialiste et patriote avait aussi lucidement compris que les guerres incessantes de son enfance orléanaise entre le curé et le hussard noir de la République venaient de ce qu’« au fond, ils disaient la même chose ». Pour l’emporter sur la monarchie, la République devait être plus qu’une simple démocratie : une verticalité politique projective et universaliste, intériorisée par ses citoyens.

L’esprit de la laïcité précède de loin sa lettre. Elle est un type de socialité puisant profondément dans notre imaginaire collectif. Pour ne prendre qu’un exemple : après les attentats islamistes contre Charlie Hebdo, quatre millions de Français manifestèrent spontanément partout en France, selon les mêmes modalités. J’eus alors l’occasion de dire au président Hollande que, dans ses profondeurs, dans son inconscient collectif, la France n’exprimait pas tant la défense d’un concept — la liberté d’expression — que l’un de ses fondements séminaux, présent depuis des siècles : à l’instar de Rabelais, le droit, par la caricature, de se moquer de tout et de tous, en tout temps, comme manière d’entretenir l’égalité des conditions dans une logique carnavalesque, qui désinsularise les individus, les arrache à leurs origines, statuts ou classes sociales, pour faire tenir la France, à l’image des Jeux de l’amour et du hasard de Marivaux. Derrière le libertinage se joue le fait que la comtesse ferait une excellente servante, et la servante, une excellente comtesse — même si chacun reprend ensuite son statut et rôle social du moment. Tocqueville disait que les révolutionnaires de 1789 étaient « les disciples de Descartes descendus dans la rue ». Il s’agissait sans doute plus sûrement des lecteurs et spectateurs de Rabelais, Molière, Marivaux ou Beaumarchais.

La Révolution française, en énonçant la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a codifié pour le monde des principes républicains qui mirent du temps à s’installer dans les faits, notamment avec la loi de 1905 sur la laïcité. Ces principes furent la lettre de la République, précédée de son esprit — lequel perdure, même s’il est aujourd’hui remis en cause par un autre type de socialité, contraire à ce que nous sommes, à nos façons de voir, d’être et de faire.

Comprendre l’impensé français sur la bifurcation néolibérale

Ruse de l’histoire et de la raison : les Français auront été à l’avant-garde des logiques néolibérales au sein d’une Union européenne devenant supranationale et pour partie fédérale, grippant la dynamique républicaine fondatrice de la laïcité, jusqu’à se retourner contre elles. Il importe, pour notre propos, d’en exhumer les ressorts, qui tiennent à notre imaginaire et à un pli né à l’époque moderne, lequel nous a empêchés de discerner le piège et qui, aujourd’hui, se referme sur nous, obérant notre capacité à y répondre lucidement. Rappelons que nos compatriotes figurent, avec les Italiens, parmi les plus pro-européens dans les enquêtes d’opinion de l’Eurobaromètre, prenant pour argent comptant que la France serait une Europe en grand. Ils adhèrent de justesse, lors du référendum sur le traité de Maastricht, à la formule de François Mitterrand : « La France est notre patrie, l’Europe est notre avenir », jusqu’à ce que la directive Bolkestein, surgissant au cœur de la campagne sur le traité constitutionnel européen (TCE) de 2005, ne provoque un basculement brutal : dans un sondage CSA du 18 mars 2005 pour Le Parisien, le « oui », jusque-là donné à 61 %, fut subitement devancé par le « non », à 51 %. Le directeur de cet institut — l’auteur de ces lignes — enregistra et assuma ce basculement inédit dans l’histoire des sondages, qui stupéfia et suscita la méfiance du « Tout-Paris », le journal Le Monde décidant ainsi de boycotter le sondage jusqu’à ce que cinq jours après un confrère et concurrent Ipsos donne le même résultat. Mais ces chiffres furent crus par CSA car compris. Le sondeur avait préalablement travaillé, de manière confidentielle, à partir d’études qualitatives pour le président Chirac, sa fille Claude, le PS et le PCF. Un paysage mental préexistait, permettant d’accueillir ces résultats et de prendre, professionnellement, le risque de les assumer.

L’irruption du débat sur la directive Bolkestein signifiait que pour les nombreux abstentionnistes basculant brutalement vers le « non », l’Europe élargie n’était pas une Europe puissance dans la globalisation néolibérale, mais bien le relais de cette dernière au sein des nations. L’Union européenne se retournait contre l’Europe elle-même, en sapant ses fondements : des peuples culturellement divers, organisés en nations. Voilà ce que pressentaient les Français : les plus fragilisés socialement ne pouvaient prendre un tel risque. On sait que le « non » l’emporta le 29 mai, avec une participation élevée de 55 %, y compris parmi les jeunes, pourtant les plus pro-européens, qui votèrent massivement contre les mécanismes de l’UE — mécanismes qui, en dépit du vote des Français et du « non » néerlandais (à 62 %), furent repris pour l’essentiel dans le traité de Lisbonne de 2007.

Depuis, l’Europe s’effondre dans tous les domaines et sort de l’histoire, comme l’atteste son impuissance face à la guerre en Ukraine, qu’elle n’a su ni anticiper ni contrer politiquement.

C’est que les institutions européennes sont contraires au génie européen. Là où, depuis Mare Nostrum, l’Europe cherchait à faire du commun à partir de la diversité culturelle de ses peuples, l’UE tente, par des procédures juridiques, monétaires, budgétaires et commerciales uniques, de rapprocher les peuples par l’économie, voire de tendre vers un « peuple européen ».

La tentation de la fédéralisation définitive de l’Europe perdure. C’est ignorer ce qui, dans chaque nation, relie imaginaire, politique, économie, rapports sociaux et géopolitique.

L’histoire nous enseigne que la puissance et l’harmonie des nations procèdent de la cohérence entre l’imaginaire des peuples et leurs institutions. Or ont prévalu, dans la construction européenne, un marxisme et un libéralisme vulgaires, unis dans l’illusion que les infrastructures économiques, ou les marchés, suffisent à fonder les sociétés. Il fallait une idée plus haute pour s’illusionner à ce point.

Les Français ne se sont pas contentés d’accompagner cette dynamique néolibérale et fédéraliste : leurs élites et classes dirigeantes en furent souvent les moteurs. De Monnet à Schuman, de Giscard d’Estaing à Mitterrand, jusqu’à Delors, Lamy, Trichet ou Macron — de droite comme de gauche, y compris aux extrêmes —, elles ont, pour la plupart, théorisé et mis en œuvre une Europe supranationale puis néolibérale, qui s’est retournée contre la France et son modèle républicain et laïque.

Les cécités et illusions françaises concernant la transformation de l’Europe en UE néolibérale nous imposant des directives et un droit remettant en cause la République et la laïcité relèvent d’un même aveuglement que ceux qui président aux glissements conceptuels suivants : de l’universel à l’universalisme, du progrès au progressisme, du libéralisme au néolibéralisme, de la République à la démocratie, du gouvernement des hommes à l’administration des choses, de la modernité à la postmodernité, de la prospective à la stratégie, de la volonté politique à la probabilité, de l’avenir au futur, de l’humanisme au transhumanisme.

Ces bifurcations ont une origine commune : un pli de représentations, générant un angle mort cognitif. Ce pli prend naissance au moment de la modernité, dès les Lumières et la Révolution française, quand l’imaginaire français, projectif et universaliste, bascule de sa forme monarchique catholique à sa forme républicaine.

Pour que la République s’impose, ses promoteurs durent hyperboliser la promesse projective et universaliste, jusqu’à la déraciner de son socle vital : le terreau de la socialité française, sa mystique vécue, puis pensée. Cette promesse fut alors transformée en principe abstrait, censé s’imposer par la Loi aux expériences humaines concrètes. C’est ainsi qu’un pli s’installa dans nos représentations. Deux siècles plus tard, il se déploiera en faisant des Français les porte-étendards de la globalisation néolibérale, dont l’Union européenne sera la forme la plus achevée — conçue comme la réalisation sublime de l’universalisme — jusqu’à ce que cette construction se retourne contre la République et la laïcité… sans que ses artisans puissent comprendre ce retournement. « Tout commence en mystique et finit en politique », nous avait avertis Péguy.

Ce pli, inscrit dans le temps long et au plus profond de nos structures mentales, noue deux visions inversées, souvent mésestimées dans leurs différences pourtant existentielles. Une controverse fondatrice résume ce nœud du pli français : celle qui oppose Montesquieu, monarchiste libéral, à Condorcet, républicain rationaliste.

Pour Montesquieu, philosophe et juriste, les lois doivent découler « des us et coutumes fort divers des peuples » : il faut être attentif à leurs « esprits ». Pour Condorcet, mathématicien et philosophe des Lumières, père du calcul des probabilités appliqué au politique, penseur du progrès et de l’éducation, ces coutumes sont des archaïsmes. « La vérité étant une », la loi doit être la même pour tous les peuples, qui s’y adapteront sous l’effet de la Raison. (3)

Ce fut la conception de Condorcet qui s’imposa chez les élites intellectuelles, les classes dirigeantes républicaines. Elle permit à la République d’en triompher en interne, tout en fournissant, en externe, les fondements du néolibéralisme qui allait, pour les raisons évoquées, se retourner contre la République et la laïcité.

L’imaginaire français, projectif et universaliste, a ainsi imprimé, à partir de la Modernité, un pli entre libéralisme et néolibéralisme, qui est aujourd’hui devenu une bifurcation, puis une fracture, entre République et laïcité d’une part selon le libéralisme politique et, d’autre part, les gouvernances au service des marchés et des techniques, selon le néolibéralisme.

Pour faire image, le sommet de l’État, les classes dirigeantes et la plupart des élites intellectuelles, de gauche comme de droite, sont du côté de Condorcet, alors que la nation est du côté de Montesquieu : elle veut recouvrer sa souveraineté en remettant le politique au service des us et coutumes des peuples, de son imaginaire et de ses intérêts. C’est à partir de cette compréhension qu’il devient possible, sans se tromper, d’esquisser des réponses à la crise actuelle de la République et de la laïcité.


Stéphane Rozès

Stéphane Rozès est politologue, président du cabinet de conseil Cap. Ancien directeur général de l’Institut d’études CSA, il y fit sa carrière de 1991 à 2009 après la Sofres (1986-1991) et BVA (1985-1986). Il a enseigné à Sciences Po Paris (1990–2023), à HEC (2008–2011), et a été chroniqueur à France Inter, LCP-Assemblée nationale, Public Sénat, BFM Business et France Culture. Il fut expert pour la « Consultation mondiale sur la lutte contre le réchauffement climatique » lors de la COP 21 de Paris. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris, intervient comme expert à la demande de la presse écrite et audiovisuelle, et contribue à des revues (Le Débat, Commentaire, Études, La Nouvelle Revue Politique, Revue de la Défense nationale) et à des ouvrages collectifs. Il est membre d'honneur du CEPS et l’auteur de Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Éd. du Cerf, 2022.

Publications de cet auteur
Voir aussi

Penser la crise de la laïcité et sa possible renaissance

La promesse républicaine et la laïcité qui en découle, qui travaillent l’imaginaire français projectif et universaliste dans son inconscient collectif, sont toujours revendiquées, mais de facto en panne.


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