La promesse républicaine et la laïcité qui en découle, qui travaillent l’imaginaire français projectif et universaliste dans son inconscient collectif, sont toujours revendiquées, mais de facto en panne. Il s’agit d’exposer ici précisément, à partir de constats et d’analyses d’un professionnel politologue fondés sur quatre décennies d’études et de conseil, les raisons de la crise de la République et de la laïcité, ainsi que les conditions de leur renaissance.
Les manquements à cette promesse républicaine — voire les remises en cause — viennent de ce que ses principes et idéaux sont de plus en plus perçus comme abstraits, voire comme attentatoires aux libertés individuelles, et non comme des instruments au service de la vie commune.
Sur cet essoufflement de la République prospèrent ses ennemis, au premier chef les islamistes, porteurs de leurs propres cohérences théologico-politiques, ainsi que leurs idiots utiles, alliés objectifs et compagnons de route.
Le temps presse, mais il nous faut d’abord être précis dans le diagnostic, penser la crise de la République et de la laïcité en remontant à leurs fondements. Si la France est le pays le plus pessimiste au monde, où la défiance domine le plus, c’est que son imaginaire projectif et universaliste est le plus contraire au cours des choses.
Ce n’est pas seulement que l’Union européenne affaiblit, au travers de ses directives et de son type de cadre juridique, la singularité française républicaine et laïque.
La panne de la République et de la laïcité résulte du grippage de leur moteur : le déploiement d’une dispute politique commune permettant de construire l’avenir.
Cette dynamique est, depuis trois décennies, contrariée par les logiques inverses des gouvernances néolibérales, postnationales, de l’Union européenne, relayées par le sommet de l’État contre la nation, son imaginaire et ses intérêts. Il faudra rendre raison de cette bifurcation néolibérale du libéralisme politique, à laquelle les Français ont participé aux avant-postes.
En tout état de cause, ce contournement par l’UE des souverainetés nationales — condition de la souveraineté populaire — engendre chez les peuples un sentiment de perte de la maîtrise de leur destin, qui produit fragmentation des sociétés, replis individuels, séparatismes, communautarismes et tentations autoritaires. (2)
La France fut toujours un archipel : la crise républicaine et celle de la laïcité ont des racines politiques profondes.
Ainsi, la défense et la promotion de la laïcité ne relèvent pas seulement du domaine régalien ou d’une bonne pédagogie, mais d’une résolution politique française et européenne. Il s’agit de poser le bon diagnostic de ce qui advient, de sorte d’esquisser un chemin de renaissance de la République et de la laïcité.
Le néolibéralisme sape le moteur et la légitimité de la République et de la laïcité face à leurs ennemis.
Depuis près de quatre décennies, la République et la laïcité sont en recul. Elles sont moins enseignées et promues à l’école, moins défendues au sommet de l’État. Dans les jeunes générations, elles suscitent une adhésion de principe, mais sans engouement, tant elles paraissent abstraites, voire, pour certains, notamment les jeunes, liberticides lorsqu’il s’agit, par exemple, d’interdire les signes religieux ostentatoires à l’école.
Cet état de fait résulte certes d’une offensive bien documentée, à travers des rapports de terrain, de l’Éducation nationale et des services de l’État : celle des islamistes, Frères musulmans et salafistes, qui exercent pressions et influences dans certains quartiers, médias, partis politiques (comme LFI et EELV), institutions nationales et européennes.
Les islamistes ne font pas mystère de leur prosélytisme, dans l’espace privé comme public, ni de leur objectif explicite : établir la primauté de la loi de leur Dieu sur celle des hommes, celle des hommes sur celle des femmes, imposer la charia, et instaurer le khalifat en Europe. Seuls les moyens diffèrent entre Frères musulmans et salafistes.
Leur projet a ses logiques et dynamiques théologico-politiques propres, indépendantes de l’état harmonieux ou chaotique des sociétés dans lesquelles ils s’implantent.
La question n’est donc pas leur projet, mais ce qui permet leur progression : auprès de musulmans souvent en quête de repères, mais aussi grâce à la bienveillance ou à la complaisance d’idiots utiles, d’alliés objectifs et de compagnons de route bien au-delà de leur sphère confessionnelle, jusqu’au cœur même des institutions républicaines, en France et dans l’Union européenne.
Face à une promesse républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité non tenue — perçue comme une hypocrisie ou un mirage —, ils proposent un chemin « salvateur » : une observance stricte du Coran, une appartenance collective à l’oumma, la volonté d’instaurer la charia et le khalifat. Leur moteur est le ressentiment. Avec les démocrates et les sociétés libérales, ils pratiquent la taqiya : ils s’appuient sur les principes de démocratie, de liberté et de tolérance, tout en exploitant une culpabilisation postcoloniale indéfiniment reconduite, nourrie par des concurrences mémorielles animées par des militants universitaires, des entrepreneurs identitaristes et communautaristes, oublieux de l’histoire longue et des fondements anthropologiques de la République et de la laïcité. Le voile — symbole de relégation des femmes, mais offrant à certaines une position stable dans un monde instable — est devenu l’étendard islamiste. Le terme « islamophobie » est leur bouclier idéologique : il permet de faire le pont entre islamo-gauchistes et islamistes, en confondant la lutte légitime contre les discriminations avec une opposition à la laïcité. C’est une chauve-souris idéologique : oiseau politique pour les islamo-gauchistes, souris théologico-politique pour les islamistes. (3)
Une fois ce constat posé, demeure la question : comment une telle progression a-t-elle été possible dans des démocraties laïques comme la France ? Cela ne peut se réduire à une immigration d’origine arabo-musulmane. Dans les années 1980 encore, la question religieuse n’était pas centrale au sein de ces populations. L’insécurité culturelle a des causes externes, mais aussi internes.
Notre modèle républicain repose sur une capacité d’intégration nationale par la laïcité. Mais encore faut-il avoir un modèle à proposer, à porter, à faire vivre et à incarner. Or, au sommet même de l’État, ce modèle est absent ou exprimé de manière intermittente, lacunaire, voire contradictoire. Le communautarisme s’y installe.
Les exemples abondent : le discours d’Emmanuel Macron au Collège des Bernardins confondant laïcité et œcuménisme ; son refus de reconnaître une culture française ; sa justification communautariste pour ne pas participer à la marche contre l’antisémitisme du 19 février 2019, pourtant soutenue par huit Français sur dix ; ou encore la réception à l’Élysée du grand rabbin de France pour une cérémonie religieuse, en guise de compensation.
Autrement dit, les réponses républicaines et laïques — aussi nécessaires soient-elles sur le plan régalien, pédagogique ou judiciaire — ne suffiront pas si elles ne s’attaquent pas aux racines de notre crise existentielle. À inverser causes et effets, on risque d’aggraver le mal plutôt que de le soigner.
Le processus de remise en cause de la République et de la laïcité est profond. Il résulte de causes endogènes et exogènes. Toutes les civilisations — et l’Occident en particulier — sont déstabilisées culturellement et politiquement par le néolibéralisme, et la France plus encore, du fait de son imaginaire singulier.
La « société des individus », fondée sur une individuation propre à la modernité, a glissé dans un individualisme narcissique propre à la postmodernité.
Les conduites se sont horizontalisées, sans que les libertés individuelles soient contrebalancées par une hétéronomie politique fondée sur les libertés collectives et la souveraineté nationale, conditions de la souveraineté populaire garantie par l’État.
Or, l’État se retire du rôle qui était le sien : garantir le vivre-ensemble par une transcendance commune.
Des causes externes aggravent cette situation. Pour la première fois dans l’histoire humaine, la mondialisation ne procède plus des représentations, intérêts ou cultures des peuples mais par les marchés et techniques. Elle est dominée par une globalisation économique, financière et numérique, autonome, postnationale, qui contourne la souveraineté nationale — socle de la souveraineté populaire et de la démocratie.
Les États ont accompagné ce processus de dessaisissement, allant à l’encontre de leurs nations, de leurs imaginaires et de leurs intérêts. On est passé du gouvernement des hommes à l’administration des choses.
Depuis la chute du mur de Berlin, l’essor du capitalisme financier, l’entrée de la Chine dans le commerce mondial, et avec l’Acte unique européen puis le traité de Maastricht et la mise en place d’une Union européenne néolibérale, les peuples ont participé à cette mécanique. Jusqu’au moment où ils ont compris qu’ils perdaient la maîtrise de leur destin, que le chaos s’installait, que les sociétés se fragmentaient, et que pour ne pas sombrer, ils cherchaient des boucs émissaires.
Si la France est aujourd’hui le pays le plus pessimiste du monde, si la défiance y règne, ce n’est pas d’abord pour des raisons sociales – sa situation reste enviable – mais pour des raisons politico-culturelles. D’une part, l’État se retire de la nation, alors qu’il en est historiquement le ciment. D’autre part, l’imaginaire français est en contradiction frontale avec l’imaginaire néolibéral — dont l’Union européenne est aujourd’hui le laboratoire le plus abouti. Ainsi, l’État, qui tenait la nation, se retourne contre son imaginaire et ses intérêts au sein de l’UE, tandis que le moteur républicain se grippe.
L’imaginaire français exige que la société construise son avenir par des disputes politiques communes. « Notre imaginaire n’est précédé d’aucun testament », disait René Char. La République et la laïcité, à l’image du vélo, ne tiennent en équilibre qu’à la condition d’avancer. Or, le projet néolibéral, relayé par l’UE et le sommet de l’État, est l’exact contraire de nos façons de voir d’être et de faire : l’injonction d’une adaptation quotidienne à des normes économiques et juridiques externes, conformes à l’imaginaire procédurier allemand, dont la forme dominante depuis 1945 est l’ordolibéralisme et le juridisme.
Voilà notre malheur et notre singularité. C’est de là que viennent la crise républicaine et le recul de la laïcité dans les faits, alors même qu’elle demeure présente dans les esprits.
Chacun cherche à se mettre à l’abri face à cette contradiction existentielle.
L’écart devient abyssal entre les principes républicains que nous souhaitons et une réalité qui se dérobe.
Alors, la crise morale et existentielle l’emporte, la société se fragmente, la République se délite, ses ennemis prospèrent, et le communautarisme gagne à la fois les quartiers et les plus hautes sphères de l’État.
La souveraineté pour mettre en mouvement la République, construire un avenir commun et faire vivre la laïcité
En France, aujourd’hui, les élites intellectuelles, les classes dirigeantes et le sommet de l’État communient dans le néolibéralisme, dont Condorcet imprima le pli théorique, suivi d’une prestigieuse cohorte — comme Saint-Simon, dont on célèbre le bicentenaire de la mort — et ses héritiers. Pendant ce temps, la nation, dans ses profondeurs, demeure animée par l’esprit des lois du libéral Montesquieu, réclamant un pouvoir politique souverain, des monarchies républicaines, et des lois enracinées dans les us et coutumes des peuples.
Il est frappant de constater, d’expérience, combien la laïcité, expliquée « à la Montesquieu », en remontant aux singularités des peuples dans leur type de socialité remontant loin et en analysant ce qui dysfonctionne dans la République tout en soulignant la nécessité de la restaurer politiquement, emporte l’adhésion, y compris des plus récalcitrants. Expliquée « à la Condorcet », au-delà des convaincus initiaux, elle suscite au mieux l’indifférence, au pire la suspicion et un foisonnement de contre-arguments.
Pour redonner consistance à la République et légitimer la laïcité, notamment pour intégrer voire assimiler, il faut en revenir à la souveraineté. « Macron, nourris ton peuple », proclamait une pancarte lors de la grande jacquerie des Gilets jaunes — soutenue par plus de deux Français sur trois, malgré les violences condamnées. Derrière la question fiscale et sociale s’exprimait une attente centrale : celle des devoirs du seigneur, du souverain, du monarque républicain, de la souveraineté populaire, notamment à travers la revendication partagée du référendum d’initiative citoyenne (RIC) — ancrage de la souveraineté populaire, dont la condition est la souveraineté nationale. (4)
Il faut peu de choses pour réactiver l’imaginaire projectif et universaliste français, fondé sur les principes de liberté, d’égalité, de fraternité et de laïcité.
L’engouement populaire — huit Français sur dix — pour les cérémonies des Jeux olympiques de Paris et les compétitions elles-mêmes, à travers la convocation de la mémoire nationale, de l’esprit des lieux et de la métaphore d’une nation s’adressant au monde à partir de règles communes, reconnaissant le mérite de chacun, témoigne de cette vitalité. Un spectacle vivant et foisonnant a ainsi embarqué la société. Au-delà de la métaphore sportive olympique et universelle, le retour du vivre-ensemble réside dans la capacité à construire réellement un avenir commun par une dispute politique partagée. Encore faut-il que cette dispute s’encastre dans le commun, c’est-à-dire dans le cadre politique de la nation. Cette dispute est gagée sur la souveraineté populaire, dont le fondement est la souveraineté nationale, seule à permettre que l’on soit maître de ce qui concerne la nation, et donc en mesure de se déployer vers l’extérieur.
À cette condition seulement, la République et la laïcité pourront se remettre en mouvement et cesseront d’être perçues comme des principes formels, ou pire, à géométrie variable.
Le néolibéralisme, bien que désavoué dans les esprits à l’échelle mondiale, persiste dans les faits. Le chaos actuel résulte de la déconnexion entre mondialisation et globalisation, tandis que les nations et les États, eux, demeurent.
C’est de là que naît le désordre. Une course de vitesse est engagée, en Europe comme ailleurs, entre : le retour des nations, sous des formes chaotiques mais démocratiques,
et le surgissement de nationalismes, d’identitarismes, de conflits, formes barbares par lesquelles les peuples tentent de reprendre la main sur leur destin.
À moins qu’émerge une troisième voie : dans des sociétés démocratiquement épuisées, la tentation d’un lâcher-prise techniciste et transhumaniste, sous forme de sociétés de contrôle numérique, pourrait se concrétiser. Ces régimes « césaro-technologistes » prendraient des formes diverses : de la Silicon Valley à Washington, ou dans le modèle de contrôle social chinois de Xi Jinping.
L’Europe a un modèle à défendre, fondé sur la diversité culturelle de ses peuples constitués en nations, dont la République et la laïcité sont les creusets français. Pour que l’Europe fasse contrepoids à la forme archaïque de l’imaginaire messianique américain dont le trumpisme est le nom, elle doit retrouver cohérence et force, en se dotant d’institutions conformes au génie européen, émanant des peuples divers constitués en nations.
C’est à cette condition qu’elle pourra contribuer à la réparation des sociétés, à leur remise en mouvement au service des humains, en promouvant l’universel, plutôt que l’universalisme, auprès d’un Sud global qui aspire à se moderniser sans s’occidentaliser. Ainsi un ordre international juste et durable pourrait émerger.
Stéphane Rozès
Stéphane Rozès est politologue, président du cabinet de conseil Cap. Ancien directeur général de l’Institut d’études CSA, il y fit sa carrière de 1991 à 2009 après la Sofres (1986-1991) et BVA (1985-1986). Il a enseigné à Sciences Po Paris (1990–2023), à HEC (2008–2011), et a été chroniqueur à France Inter, LCP-Assemblée nationale, Public Sénat, BFM Business et France Culture. Il fut expert pour la « Consultation mondiale sur la lutte contre le réchauffement climatique » lors de la COP 21 de Paris. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris, intervient comme expert à la demande de la presse écrite et audiovisuelle, et contribue à des revues (Le Débat, Commentaire, Études, La Nouvelle Revue Politique, Revue de la Défense nationale) et à des ouvrages collectifs. Il est membre d'honneur du CEPS et l’auteur de Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Éd. du Cerf, 2022.
Voir aussi
4 décembre 2025
Penser l’esprit de la laïcité comme construction de l’imaginaire français
par Stéphane RozèsPolitologue, président du cabinet de conseil Cap.
La laïcité est massivement soutenue par les Français, tout en subissant de nombreux manquements ; elle est ainsi perçue comme menacée par l’opinion publique.
0 Commentaire19 minutes de lecture