Le trumpisme n’est pas un isolationnisme mais un « hémisphérisme ». Le rappel figure dans le document stratégique élaboré par le gouvernement américain : le National Security Strategy of the United States of America 2025. Ce dernier pointe le déclin économique et culturel européen comme un danger majeur pour la sécurité des Etats-Unis. Selon cette conception hémisphérique, héritée de la « doctrine Monroe », les Etats-Unis doivent s’assurer de la maitrise de leur sphère d’influence jadis élargie à l’ensemble du continent américain (nord et sud), désormais élargie à l’ensemble du continent européen pour y préserver leur leadership économique et technologique. Dans cette perspective, les Etats-Unis doivent défendre une Europe fière de ses racines, assise sur des nations souveraines plutôt que sur une construction européenne diluant leurs identités dans un grand tout bureaucratique. Les Européens ont réagi avec véhémence à ce rapport. Valérie Hayer, leader des eurodéputés libéraux, dénonce une « ingérence », Josep Borrel, ancien chef de la diplomatie européenne, parle de « protectorat » américain, et Thierry Breton, ancien commissaire européen, d’une stratégie de « vassalisation ».

Mais pourquoi une telle stratégie, un tel protectorat ? Le fait est que l’Europe a elle-même appelé les Etats-Unis à exercer une telle emprise sur ses destinées. N’est-ce pas la commission de Bruxelles qui avait nommé en juin 2023 l’Américaine Sofia Scott Morton, ex-consultante des GAFAM, cheffe économiste à la Direction générale de la concurrence, administration stratégique pour la défense des intérêts économiques européens dans une mondialisation prenant les accents d’une véritable guerre commerciale ?

La vassalisation de l’Europe est psychologique et culturelle avant d’être politique. Elle est le fruit de l’occidentalisme de confort qui lui tient lieu de doctrine en matière de politiques étrangères et dont la guerre en Ukraine n’a fait que révéler la persistance. L’occidentalisme vise la défense d’une Europe alignée sur le récit d’un monde manichéen, opposant les démocraties aux autocraties, le jardin occidental à la jungle non-occidentale (Robert Kagan), selon une logique de blocs idéologiques héritée de la guerre froide. Occidentalisme qui continuerait de plus belle si les démocrates étaient restés à la Maison-Blanche en 2024 et qui serait même appelé à s’amplifier s’il ne visait pas, comme avec l’administration Trump, à soutenir un Occident conservateur, assis sur des Etats-nations forts, mais visait à défendre les valeurs libérales et progressistes de l’Occident et l’accélération de l’intégration européenne.

Or, le trumpisme n’a pas le monopole de l’hémisphérisme. Il le formule en des termes nationalistes et conservateurs, prenant le contrepied des idéaux européens, mais Joe Biden l’activait aussi ; en écartant les sous-marins français de Naval Group pour maintenir l’emprise américaine sur l’anglo-sphère pacifique, incarnée par l’Australie ; en déployant l’IRA (Inflation Reduction Act) pour aspirer les investissements industriels qui manquent aujourd’hui au Vieux continent.

L’Europe est vassalisée, car elle est vassalisable. Un travail d’introspection l’attend. La géopolitique n’est pas un combat idéologique. Il est l’expression de rapports de force entre des acteurs dotés d’une histoire et d’une géographie singulières, préfaçant des intérêts que seuls les États peuvent exprimer ; eux seuls disposant de « l’engagement patriotique et doctrinal » (Zbigniew Brzezinski) nécessaire à l’action, aux efforts qu’elle requiert dans le temps et en dépit des alternances politiques. A l’image de l’effort de défense, qui ne serait que mots sans l’appel au sacrifice ultime que préface le patriotisme.

L’Europe doit s’affirmer, chercher à peser sur son environnement, construire son indépendance, mais pour cela comprendre les raisons du destin de vassal qu’elle participe elle-même à instituer. L’irréalisme des Européens sur le dossier russo-ukrainien, leur incapacité à définir des intérêts stratégiques et des buts réalistes, à anticiper les événements, à éviter comme à chaque crise (crise financière, crise sanitaire, crise énergétique, crise géopolitique…) de commencer par « nous avons cru que… » est la conséquence d’une absence de considération pour le fait qu’en relations internationales, seuls les États comptent.

Les Européens « croient en l’Europe », comme ils l’assument. Cette foi, comme toute foi, a des effets. En demeurant rivés à ses effets, à un projet postnational visant à dépasser les États, les frontières, la logique parfaitement universelle de l’intérêt national, au profit d’une « unité » devenue non plus un moyen mais une fin en soi, les Européens s’accrochent à un projet qui échoue, échoue à faire des émules, à n’être autre chose que le glorieux témoin d’une idée noble en théorie mais inopérante en pratique.

Le défi sera donc aussi « identitaire » que politique. Tant que les Européens n’arriveront pas à dire « nous » sans passer systématiquement par la case « Occident », ils se condamneront eux-mêmes à ne voir leur avenir que dans le cadre d’un bloc américano-européen à dominante républicaine ou démocratique, conservatrice ou progressiste, mais dans tous les cas appelé, fait, pensé pour les vassaliser.

L’Europe ne doit plus simplement parler de « valeurs » mais réenraciner son projet, réapprendre à aimer ses nations, son histoire, ses grandes figures, professeurs d’énergie. L’indépendance, soit la volonté d’exister par soi-même et pour soi-même, suppose plus que des moyens techniques : une conscience collective, un sentiment d’appartenance, un « nous » distinct des Américains. C’est parce que le général de Gaulle se faisait une « certaine idée de la France » que la France se dota sous son double mandat (1958-1969) d’une politique d’indépendance ambitieuse, se traduisant dans les champs économique et géopolitique. L’identité préface la volonté, l’oriente. Sur ce point, le trumpisme a raison.

 


Max-Erwann Gastineau

Max-Erwann Gastineau est un essayiste, politologue et chroniqueur français. Diplômé en histoire et en relations internationales, il a étudié au Canada puis à Trinité-et-Tobago. Son parcours professionnel l’a conduit en Chine, aux Nations unies, à l’Assemblée nationale ainsi que dans le secteur de l’énergie, où il a notamment occupé le poste de directeur des affaires publiques et territoires chez France Gaz. Il est l’auteur de deux ouvrages publiés aux éditions du Cerf : Le Nouveau Procès de l’Est (2019), consacré aux fractures culturelles et politiques entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest, et L’Ère de l’affirmation : répondre au défi de la désoccidentalisation (2023), qui analyse le recul de l’influence occidentale. Il a également contribué au Dictionnaire des populismes et publie régulièrement des tribunes dans Le Figaro Vox, Marianne, Atlantico, Valeurs actuelles, ainsi que dans Front Populaire.

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