Avec son Histoire politique du Panthéon de 1791 à nos jours qui vient de paraître aux PUF, Michel Biard, professeur émérite d’histoire moderne à l’université de Rouen, nous offre l’ouvrage de référence qui manquait sur un monument emblématique de l’histoire de France. Éric Anceau l’a questionné pour la NRP.
Qu’est-ce qui a conduit l’historien que vous êtes à aborder ce sujet et à le faire aujourd’hui ?
J’avais déjà travaillé sur le Panthéon des années 1791-1795 dans le cadre de mon livre La Liberté ou la mort […] (2015), mais c’est la fréquence des panthéonisations sous la présidence d’Emmanuel Macron qui m’a décidé à rouvrir ce chantier pour cette fois prendre en compte l’histoire du monument national de 1791 à nos jours.
Traiter d’un monument en profondeur historique est un exercice particulier, comment vous y êtes-vous pris ?
D’emblée j’ai voulu écrire une histoire politique du Panthéon, ce qui revenait en d’autres termes à une histoire des panthéonisations et non à celle du monument lui-même (origines, architecture, décoration, etc.). Il me paraissait évident que les questions politiques, les doutes, les contestations, déjà très présents au cours de la Révolution, devaient persister du XIXe siècle à nos jours. Restait à se rendre aux Archives nationales et également à dépouiller la presse pour chacune des cérémonies de panthéonisation. Le premier point s’est avéré le plus compliqué, car aux Archives nationales les sources sur le Panthéon sont dispersées et surtout, infiniment plus grave, les fonds présidentiels pour les dernières décennies, bien sûr essentiels pour mon travail, ne sont pas communicables. Mes démarches auprès des services de l’Élysée et mes demandes de dérogation aux Archives nationales n’ont obtenu aucune réponse positive. C’est dire que même les archives de la panthéonisation d’Alexandre Dumas en 2002, sous la présidence de Jacques Chirac, restent couvertes par le secret, là où l’argument sur la « protection de la vie privée des personnes » semble délicat pour un écrivain décédé en 1870…
Pouvez-vous rappeler à nos lecteurs les circonstances très particulières qui ont conduit à la création du Panthéon ?
L’idée d’un culte rendu aux « grands hommes » possède à la fois des racines profondes et d’autres plus immédiates, comme l’a souligné Jean-Claude Bonnet (Naissance du Panthéon […], 1998), tandis que des exemples étrangers ont eu aussi une influence, à commencer par l’hommage rendu à Newton dans l’abbaye de Westminster. C’est le marquis de Villette qui, le premier, à l’automne 1790, réclame le transfert des restes de Voltaire dans la nouvelle église Sainte-Geneviève qui serait transformée en « temple national » recevant le nom de « Panthéon français ». Sa proposition reste toutefois en suspens, puis le choc de la mort de Mirabeau le 2 avril 1791 relance le projet et l’Assemblée constituante décrète, le 4, que Sainte-Geneviève, église non encore consacrée, deviendra un monument destiné à « recevoir les cendres des grands hommes » décédés depuis 1789 et de « quelques grands hommes morts avant la Révolution » (Descartes, Voltaire et Rousseau sont alors cités). Le même décret ordonne que Mirabeau soit le premier à recevoir cet honneur, et Voltaire le suit en juillet, tandis que l’entrée de Rousseau au Panthéon ne se fait qu’à l’automne 1794 et que le décret panthéonisant Descartes en octobre 1793 n’a jamais été exécuté.
Dès les premières panthéonisations, les choix opérés ont été remis en cause au point d’entraîner des dépanthéonisations rapides ? Que nous dit ce phénomène ?
Les expulsions du Panthéon ne concernent que Mirabeau en septembre 1794 puis Marat et Lepeletier en février 1795, mais les doutes sur les « grands hommes » à choisir existent dès 1791 et a fortiori en 1792-1794. Rappelons que plusieurs décrets panthéonisant d’autres révolutionnaires n’ont jamais été mis à exécution (ainsi, pour n’en citer ici que trois, Fabre de l’Hérault, député tué sur le front espagnol, ou encore Bara et Viala, adolescents immortalisés par les paroles du Chant du départ), tandis que plusieurs propositions restaient lettre morte. Cela pose naturellement la question du délai nécessaire entre un décès et une entrée au Panthéon, question soulevée dès la Révolution (un délai de dix ans finit par être adopté en 1795) et aujourd’hui toujours d’actualité. Qu’aurait-on dit si le président Chirac avait panthéonisé l’abbé Pierre au lieu de se contenter d’un hommage national à Notre-Dame en 2007 ? Sachant qu’en juin 2023 encore Le Figaro pouvait titrer un article « Qu’attend-on pour faire entrer l’abbé Pierre au Panthéon ? ». On objectera naturellement que les crimes sexuels de cette « personnalité préférée des Français » n’étaient pas encore révélés au grand jour, n’en reste pas moins que son cas soulève à nouveau la question d’un délai nécessaire pour toute entrée au Panthéon.
Et pendant la plus grande partie du XIXe siècle, le bâtiment change de destination au gré des changements de régime…
Le Panthéon est de facto mis en sommeil à partir de 1795, avant qu’un décret impérial rende en partie l’édifice au culte en février 1806 et en fasse un lieu de sépulture des grands serviteurs de l’Empire (43 y sont admis entre 1806 et 1815). Une seconde mise en sommeil se produit entre 1815 et 1830, avec restitution de l’église au culte en décembre 1821. La révolution de 1830 fait renaître le Panthéon, mais sans qu’aucune décision de panthéonisation ne soit suivie d’effets. Et nul n’y entre sous la République retrouvée en 1848, avant que Napoléon III rende une nouvelle fois l’édifice au culte en décembre 1851. Il faut donc attendre 1885 et la panthéonisation de Victor Hugo pour un rétablissement cette fois définitif du monument national dans « sa destination primitive et légale », celle de 1791.
Peut-on dire que la décision de panthéoniser ou non quelqu’un est un acte éminemment politique ?
Bien sûr, dès lors que la décision appartient au pouvoir politique, l’Assemblée de 1791 à la Quatrième République, puis le chef de l’État sous la Cinquième. Il suffit d’étudier chaque panthéonisation et de la replacer dans son contexte pour voir que presque toutes ont un arrière-plan politique. Ainsi, en 1906, la décision de panthéoniser Zola correspond à l’épilogue judiciaire de « l’Affaire Dreyfus », tandis que la cérémonie en 1908 provoque de très vives querelles. Par ailleurs, le contexte peut aussi rendre politique un hommage qui, en soi, n’aurait pas dû poser problème. Ainsi, en 1948, la panthéonisation de Jean Perrin et Paul Langevin, scientifiques de renommée internationale, aurait dû être l’occasion d’un large consensus, mais les débuts de la guerre froide en décident autrement dès lors que le second a adhéré au Parti communiste à la Libération. « Il est regrettable que le gouvernement, dans sa haine imbécile du peuple, n’ait pas voulu donner à cette cérémonie toute l’ampleur nécessaire », note alors un hebdomadaire communiste, tandis qu’un journal catholique observe, lui, que « les communistes veulent exploiter le transfert au Panthéon de Perrin et Langevin »…
Sous la Cinquième République, les panthéonisations semblent être devenues l’apanage exclusif du chef de l’État ? Qu’en est-il dans les faits ?
Depuis la cérémonie de 1964 en hommage à Jean Moulin, le pouvoir de panthéoniser est en effet passé entre les mains du président de la République, à l’initiative d’André Malraux, alors ministre des Affaires culturelles, comme le prouvent les archives disponibles. Son directeur de cabinet écrit, le 18 juin 1963, au secrétaire général de l’Élysée : « Sur le plan juridique […] il suffirait, à notre sens, d’un décret. Mais le problème pose surtout une question de principe qui, de l’avis de M. André Malraux, doit être soumise au général de Gaulle ». Ce dernier approuve la suggestion de Malraux avec le décret présidentiel du 11 décembre 1964, pris une semaine avant la cérémonie. Pour la première fois depuis 1791, une panthéonisation n’est donc pas décidée par les législateurs. Toutefois, il faut attendre les deux septennats de François Mitterrand, et même 1987, pour voir un président de la République user plus souvent de ce pouvoir. En effet, après 1964, ni de Gaulle, ni Pompidou, ni Giscard d’Estaing ne décrètent une panthéonisation (sauf celle de René Cassin, décidée le 23 avril 1981 et que la défaite du président sortant va reporter à 1987, soit au temps de la première cohabitation). Ajoutons que, en amont de chaque décision présidentielle, existent non seulement un patient travail de lobbying auprès de l’Élysée, mais aussi un rôle majeur des conseillers personnels du président. Cela n’est pas sans poser problème, dès lors que ces derniers ne sont pas élus, mais nommés.
Que nous dit, selon vous, l’inflation des panthéonisations sous les derniers présidents et en particulier sous Emmanuel Macron ?
Le président Macron possède un goût flagrant pour les cérémonies où le pouvoir présidentiel peut être mis en scène. Non seulement il détient désormais le record du nombre de panthéonisations (celle de Marc Bloch en juin 2026 sera la sixième cérémonie depuis 2018, contre quatre pour François Mitterrand en quatorze ans), mais encore faut-il y ajouter les cérémonies d’hommage national qui se sont multipliées sous ses deux mandats (une trentaine, soit cinq fois plus que Jacques Chirac en douze ans). Au-delà des personnalités choisies et de la sincérité de l’hommage rendu, chaque cérémonie offre l’occasion d’un discours et d’une mise en scène porteurs de messages politiques. « Le vif saisit le mort », comme l’a fort justement écrit Avner Ben-Amos (Le vif saisit le mort […] [2013]), les funérailles servant de rite de passage destiné à glorifier le chef de l’État et pas seulement la dépouille à laquelle il rend hommage dans l’édifice de Soufflot.
Comment analyser les choix opérés au cours des dernières décennies ?
Chacun d’eux renvoie à des motivations qui se repèrent aisément dans les discours prononcés lors des cérémonies. Derrière Monnet et Cassin se décèle le processus d’intégration européenne, en un temps où celle-ci rencontre encore de fortes oppositions en France ; les quatre résistants honorés en 2015 par François Hollande ou encore Joséphine Baker puis les époux Manouchian, bientôt Marc Bloch, autorisent à discourir sur un « esprit de résistance » qui ne concerne pas que la Seconde Guerre mondiale, tandis que le choix de « Français de préférence » ne saurait être innocent au moment où l’extrême-droite ne cesse de progresser ; enfin comment pourrait-on ne pas lier la panthéonisation de Robert Badinter et le combat pour une abolition universelle de la peine capitale ?
On a également l’impression, à vous lire, que les panthéonisations sont devenues avant tout de grands spectacles …
Avant tout non bien sûr, mais de facto l’évolution des techniques et les choix opérés en matière de mises en scène impliquent des spectacles infiniment plus élaborés qu’on pouvait le proposer en 1964 ou en 1987-1988. À cet égard, force est de constater qu’une même entreprise d’événementiel, Shortcut Events, organise toutes les panthéonisations depuis la cérémonie de 2002 en hommage à Alexandre Dumas, quel que soit le président au pouvoir. « Modernité » oblige, là où des portraits géants étaient sagement disposés devant le Panthéon paré de tricolore, désormais des images et des films sont projetés sur le péristyle de Soufflot transformé en écran géant. Quant au « petit écran » de 1964, il est devenu désuet et remplacé par l’Internet qui démultiplie les effets de communication à une vitesse tout autre que six décennies plus tôt.
À la fin d’août 2025, la ministre de l’Éducation nationale, Élisabeth Borne, a appelé de ses vœux une réflexion pour modifier la devise gravée au fronton du Panthéon, car elle omet les femmes. Est-ce une idée à creuser ?
Lors de sa naissance en 1791, cette devise se fonde sur le latin homo et non sur vir, aussi l’homme signifie ici l’être humain, pas l’individu masculin. Le mot est entendu dans son sens universel, pour autant les femmes sont exclues en raison de leur rôle dans la société, et il faut attendre 1907 pour voir entrer l’une d’elles au Panthéon, Sophie Berthelot. Toutefois, si l’on considère qu’elle y est admise pour ne pas être séparée de son époux, Marcellin, près de 90 ans sont encore nécessaires pour qu’une femme soit panthéonisée pour ses mérites propres, Marie Curie en 1995. Depuis, seulement cinq autres femmes ont été panthéonisées, alors que les entrées de Robert Badinter puis Marc Bloch porteront le nombre des admissions dans le monument national à 86 (dont les 43 entrés à Sainte-Geneviève sous l’Empire). Nul ne peut nier l’existence de pareil déséquilibre, après la solution passe-t-elle par l’ajout du mot femme dans la devise, voire par le remplacement de patrie par nation afin de supprimer une autre référence masculine ? Il est certain que plus personne, ou presque, ne lit la devise en ayant à l’esprit l’origine latine, dès lors peut-être faut-il l’adapter. Mais en pareil cas, quid du troisième mot de la devise nationale, dès lors qu’il n’évoque lui aussi que les frères en omettant la sororité ? Quoi qu’il en soit, il me paraît autrement plus urgent de réfléchir au pouvoir de panthéoniser. Le rendre aux législateurs serait un coup de frein à la présidentialisation de la Cinquième République. Certes, le rôle du lobbying en faveur de tels ou tels futurs « grands hommes et femmes » ne serait sans doute pas modifié en profondeur. Néanmoins, la décision serait le fait d’une Assemblée redevenue souveraine en la matière, avec une ou plusieurs commissions Mémoire, et non plus d’un seul homme entouré de ses conseillers.
Éric Anceau
Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).
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