Bonjour Éric Anceau, vous êtes le coordinateur d’une œuvre collective monumentale, la Nouvelle histoire de France. Nous nous devions, au lancement de la Nouvelle Revue politique, d’en rendre raison avec vous, non parce que vous êtes membre de son comité scientifique, mais parce que l’ouvrage fait évènement et rencontre déjà un grand succès de librairie en dépit de son caractère volumineux. D’abord, qu’est-ce qui vous a incité à vous lancer dans une telle entreprise ?
Il y a trois raisons fondamentales qui justifient à la fois l’entreprise et l’adjectif « nouvelle ». La première est que je voulais sortir des polémiques entre les partisans du « roman national » longtemps dominant qui présentaient notre histoire comme linéaire, dorée, sans aspérités et les « déconstructeurs » qui, par réaction, l’ont repeinte depuis un demi-siècle tout en noir. La vérité n’est pas dans ces caricatures. La deuxième raison est que des renouvellemc ents historiographiques très importants ont eu lieu ces dernières années (histoire des femmes et du genre, histoire impériale et coloniale, histoire environnementale…) et il fallait les présenter simplement au grand public. La dernière, et sans doute la plus importante, est que j’entendais proposer une histoire aussi complète que possible en un seul volume – 100 chapitres et 1 100 pages tout de même ! – au travers d’un plan original et totalement inédit. Pour essayer d’y parvenir, j’ai fait appel à 100 spécialistes reconnus. Il y a parmi eux une grande majorité d’historiens, mais aussi des philosophes, des juristes, des politistes, des sociologues, des géographes, qui ont tous l’habitude de travailler en profondeur historique de Marcel Gauchet, qui nous donne « Intellectuels » à Jean-Robert Pitte, qui signe deux chapitres : « Paysages » et « Vins ».
« D’excellents Français »
Vous articulez justement une structure d’entrées très pensée entre approche chronologique et thématique. Indépendamment du caractère pédagogique et agréable à lire, est-ce que cette approche kaléidoscopique ne reflète pas, au fond, le caractère archipellique de la France depuis ses origines, qui explique notre imaginaire projectif et universaliste, qui jalonne cette somme et que vous encadrez, civilisez par une architecture très cartésienne ? En un mot, votre NHF, dans sa construction même, ne reflète-t-elle pas ce qu’est la France ?
C’est effectivement ce que j’ai voulu rendre… Il fallait un plan qui permette de couvrir toutes les facettes de notre diversité et de nos richesses. J’aime beaucoup votre image du kaléidoscope. Nous commençons naturellement par prendre le lecteur par la main en lui proposant un grand récit en 25 chapitres qui part des Francs pour aller jusqu’en 2025, de façon à lui donner un cadrage général et à éviter de le perdre en route. Mais cette partie est suivie par trois autres thématiques de 25 chapitres chacune.
On y retrouve, entre autres, l’apport des Gaulois et de l’Antiquité gréco-romaine à notre histoire, mais aussi toutes les facettes de la société française, toutes les religions et formes de spiritualités, toutes les politiques publiques, tous les arts libéraux, toutes les spécificités françaises, de la gastronomie à la mode en passant par le savoir-vivre. Nous jouons aussi sur les échelles depuis le monde jusqu’au petit village… Le tout est complété par 340 éclairages (des biographies, des événements marquants, des œuvres artistiques et littéraires, des objets du quotidien…). J’ai intitulé la dernière partie « Patrimoines et identités » et le pluriel n’est évidemment pas fortuit. Il y a bien une identité française et le terme n’est pas un « gros mot », mais celle-ci s’accompagne de multiples autres identités. Pour ne prendre qu’un exemple, on peut se sentir à la fois Français et Corse, comme le rappelait Jean-François Sirinelli, très concerné, dans une présentation publique du livre que nous venons de faire ensemble au Salon du livre de Versailles. Et puis la plupart d’entre nous avons aussi des origines étrangères… et tout cela ça fait d’excellents Français comme le chantait Maurice Chevalier !
« Un peuple passionné par la disputatio »
Comment s’explique l’engouement des Français pour l’Histoire ?
L’histoire est une vraie passion française et j’ai confié à Didier Le Fur le soin de nous le rappeler dans l’ultime chapitre du livre. En quelques mots, je dirai que nous avons une histoire longue, riche et tumultueuse et nous la retraçons dans la première partie du livre. Le récit national d’abord élitaire puis populaire a achevé de forger la nation au XIXᵉ siècle, comme je le rappelle dans un autre livre que je publie cette année (ndlr : Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours, Tallandier). Nos multiples conflits politiques, religieux et sociaux alimentent un débat perpétuel car nous sommes un peuple passionné par la disputatio. Aussi, dans aucun autre pays, l’histoire n’occupe une telle place à l’école, dans les kiosques à journaux, sur les chaînes de télévision et de radio, mais aussi dans le débat public et dans les campagnes électorales. C’est une source de curiosité pour les étrangers.
Et pourtant vous écrivez que l’histoire de France est plus difficile à faire aujourd’hui qu’hier, en quoi ?
Je n’apprendrai rien à personne en disant que nous traversons une très grave crise politique, économique, sociale, culturelle et que les Français sont déboussolés. La déconstruction de notre histoire qui a longtemps eu le vent en poupe est aujourd’hui remise en cause par les tenants d’un roman national, en réaction, sans doute encore plus essentialisée qu’elle ne l’était jadis. Ses tenants s’appuient sur la perte de repères de nos compatriotes et connaissent de ce fait un grand succès, mais c’est une image fantasmée de l’histoire de France qu’ils proposent. J’ajoute que ces excès trouvent un terreau fertile sur le champ de ruines laissé par leurs adversaires. Les deux camps s’affrontent à armes égales en saturant l’espace public, en prenant, en quelque sorte, nos compatriotes en otages et en les sommant de choisir leur camp.
Ne peut-on penser que lorsque la société est tenue ensemble par la promesse d’un avenir meilleur, on peut déconstruire l’histoire, mais lorsque l’avenir se dérobe, les sociétés éprouvent le besoin de retrouver un roman national ? Ne peut-on regretter que Patrick Boucheron n’éclaire pas, en médiéviste de l’Italie, cette logique en se rangeant dans le camp de la déconstruction avec son Histoire mondiale de la France ?
Votre question appelle plusieurs réponses. Je vous rejoins sur ce que vous commencez par dire et je viens déjà d’apporter quelques éléments de réponse. J’ajoute que cela nous renvoie au rôle social de l’historien. Loin de moi l’idée que tous les historiens doivent intervenir dans la vie de la Cité. Certains considèrent qu’ils doivent le faire, d’autres pensent que non et tous les points de vue sont légitimes. Pour ma part, j’estime que tout dépend du projet historique et du contexte. Pour avoir lu Patrick Boucheron, puisque vous le citez, et en avoir même débattu publiquement avec lui, je crois ne pas trahir sa pensée en disant qu’il ne conçoit pas l’histoire qu’il propose autrement. Je ne le rangerai d’ailleurs pas parmi les tenants de la déconstruction.
Son Histoire mondiale de la France a le mérite de nous faire réfléchir. En revanche, elle est anglée et cherche à montrer tout ce que la France doit au monde. Notre démarche est différente. Comme nous voulons être complets, nous prenons tout dans notre histoire. Nous montrons à la fois tout ce que la France doit au monde, mais aussi tout ce qu’elle lui a apporté et tout ce qui fait sa spécificité.
« La France avec ses parts d’ombres et de lumières »
Votre livre propose-t-il simplement une troisième voie qui s’ajoute aux deux autres ou n’entrons-nous pas avec lui dans un nouveau moment historiographique ?
Nous cherchons effectivement à donner à voir la France telle qu’elle a été et telle qu’elle est avec ses parts de lumières et d’ombres, sans jugement de valeur et en faisant le pari de l’intelligence de nos compatriotes, et donc à ouvrir une troisième voie. Je crois que les Français sont prêts à entendre ce langage de vérité. Au début du processus éditorial, Pierre Nora, qui partageait notre façon de voir sur ce point, me confiait que notre ouvrage ouvrirait même peut-être un nouveau moment historiographique s’il était réussi. Je regrette qu’il n’ait pas vu le résultat final. Il est totalement prématuré de dire si notre espoir se réalisera. Ce que je peux dire, en revanche, sans être devin, c’est qu’il ne fera pas taire les controverses car, encore une fois, notre histoire en est jalonnée et c’est sans doute bien ainsi. Cela fait vivre le débat démocratique et enrichi ceux qui acceptent d’en jouer le jeu…
« La soif d’une histoire solide qui les fasse réfléchir »
Vous avez sillonné la France pour présenter vos différents livres. Avec le recul, avez-vous constaté une homogénéité ou une disparité de la réception de vos livres selon « l’esprit des lieux » ?
J’ai eu la chance de parcourir la France en tous sens depuis un quart de siècle pour y présenter mes livres et j’ai encore parcouru 3 000 km ces dix derniers jours pour y parler de la laïcité à l’approche du 120ᵉ anniversaire de la loi de 1905 et pour y présenter la NHF et ce n’est pas fini. J’adore aller au contact des lecteurs et discuter avec eux. Il peut arriver effectivement que certains livres connaissent un plus ou moins grand succès en fonction de l’endroit. Je vous donnerai l’exemple de Laïcité, un principe (ndlr : Passés composés 2022, réédition en poche 2024). Cet ouvrage, qui s’est globalement très bien vendu, est celui qui a connu le moins grand succès au Salon du livre de Versailles parmi tous ceux que j’y ai présentés au cours de la dernière décennie. Je n’épiloguerai pas car cette anecdote est sans doute l’exception qui confirme la règle. Je pense intimement que la plupart des Français ont soif d’une histoire solide qui les fasse réfléchir et qui apporte des réponses à leurs interrogations. Je suis d’ailleurs impressionné par l’engouement que connaît la NHF au cours de ses deux premiers mois d’existence. Je constate dans les salons du livre et les librairies où je vais la dédicacer et sur les réseaux sociaux qu’elle séduit tous les publics. Elle touche toutes les classes et toutes les générations. Le journal Tintin disait qu’il s’adressait à tous les jeunes de 7 à 77 ans. Pour l’instant, je peux attester que la NHF a été achetée par des jeunes de 12 à presque cent ans… Cela semble montrer qu’elle répond à une attente et je trouve cela plutôt rassurant.
En une phrase, que voudriez-vous que l’on retienne de ce grand ouvrage ?
Les termes qui reviennent le plus souvent dans la presse sont ceux de « monument » et de « livre qu’il faut avoir toutes les bibliothèques ». Mes auteurs et moi-même en sommes très fiers car c’est ce que nous avons voulu faire : proposer, comme je le dis souvent, un livre à la fois encyclopédique et ludique, susceptible de séduire tous les publics et de leur servir de référence.
Nous vous remercions Éric Anceau pour cette œuvre collective, ce beau cadeau de Noël.
*Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine. Il est spécialiste d’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe et a publié ou dirigé une cinquantaine d’ouvrages.
Stéphane Rozès
Stéphane Rozès est politologue, président du cabinet de conseil Cap. Ancien directeur général de l’Institut d’études CSA, il y fit sa carrière de 1991 à 2009 après la Sofres (1986-1991) et BVA (1985-1986). Il a enseigné à Sciences Po Paris (1990–2023), à HEC (2008–2011), et a été chroniqueur à France Inter, LCP-Assemblée nationale, Public Sénat, BFM Business et France Culture. Il fut expert pour la « Consultation mondiale sur la lutte contre le réchauffement climatique » lors de la COP 21 de Paris. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris, intervient comme expert à la demande de la presse écrite et audiovisuelle, et contribue à des revues (Le Débat, Commentaire, Études, La Nouvelle Revue Politique, Revue de la Défense nationale) et à des ouvrages collectifs. Il est membre d'honneur du CEPS et l’auteur de Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Éd. du Cerf, 2022.
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