Le temps passé au travail au cours d’une vie n’a jamais été aussi faible. Le recours au télé-travail, le développement de l’IA ou encore la présence croissante des robots dans les usines et dans les services, changent la réalité du travail. L’évolution des modes de vie et des priorités des personnes laissent à penser que le travail a perdu de sa centralité. Pour autant, peut-on affirmer que les Français ne veulent plus travailler ?

 

Le travail s’est éloigné de manière concrète et symbolique. Tout simplement, parce que le travail apparait très majoritairement bien moins pénible physiquement qu’auparavant. Il laisse moins de traces dans les corps, mais parfois bien plus dans les têtes. Il se transforme avec l’évolution des technologies et du télé-travail. Et rappelons que le temps passé à exercer une activité professionnelle sur la durée totale d’une vie n’a jamais été aussi faible.

Intéressant aussi de signaler que les promesses de la technique et la vision « progressiste » vont dans le même sens d’un remplacement du travail des hommes par la prise de pouvoir de la technique. Sans doute, l’émergence de l’IA va accélérer la métamorphose du travail. Dernière raison, la multiplication d’amortisseurs sociaux qui permettent de vivre, plus ou moins confortablement, sans travailler ou en travaillant moins fréquemment favorise un moindre engagement.

Il importe aussi de prendre en compte les effets sur le rapport au travail du management « jupitérien » à la française. Hyper descendant et vertical. Un management marqué par le contrôle, la faible délégation et la multiplication des strates hiérarchiques, ne favorise pas un rapport apaisé et impliqué avec son travail…

Mais c’est un sondage de l’Ifop, publié en 2024 qui avait suscité la polémique en mettant en avant que les Français étaient touchés par une très grande flemme. Si la formule était polémique, notons que globalement, le travail n’est plus aussi central dans la vie comme dans les imaginaires des personnes. Selon le sondage, si 60% des Français affirmaient, en 1990, que le travail est « très important dans (leur) vie », le chiffre n’était plus que de 24% en 2021[1]. Le travail dégringole de 36 points en 21 ans…

 

Les loisirs, comme projet de société

Mais, est-ce le travail qui a perdu de sa puissance comme élément de la définition de soi ou son sens qui s’étiole ? En tout cas, globalement, on assiste à une moindre densité de l’engagement dans la vie professionnelle et dans la disparition, pour une grande partie des actifs, de l’évidence du lien théorique « réussir sa vie c’est réussir dans la vie ». Une lecture peut aussi se faire en mobilisant l’approche sociologique de l’Individualisme méthodologique postulant que toute action comporte une part de coût et une autre de bénéfice (sans que le sens, propre à chacun, de ces deux éléments soit déterminé),

Ces dernières années ont vu la résurgence et l’émergence d’idéologies et de positions politiques prenant une place très forte dans les imaginaires culturels de nos sociétés riches et développées. Ainsi de la valorisation du droit à la paresse, le titre d’un ouvrage publié en 1880 par Paul Lafargue, qui aujourd’hui, pour aller vite, ferait figure de populiste de gauche.

La paresse comme vieux thème révolutionnaire porté par une partie de la gauche contre les marxistes, qui voyaient, au contraire, dans le travail un levier d’émancipation et de valorisation. Lafargue voulait forger « une loi d’airain défendant aux hommes de travailler plus de 3 heures par jour ».

Ce retournement idéologique au profit des loisirs a été vraiment un marqueur à partir des années 1980. L’arrivée de la gauche au pouvoir s’est accompagnée de l’instauration de la 5eme semaine de congés payés, du passage au 39 heures de travail hebdomadaire et la baisse à 60 ans de l’âge légal de départ à la retraite. Sans compter la création du premier ministère du Temps libre. A la durée bien éphémère.

Fin 1985, alors que la désindustrialisation s’accélère, et la perte d’emplois qui va avec, le premier ministre Laurent Fabius annonce avec fièrté à la télévision la création de Disney Land Paris. Puis, moins de 15 ans plus tard, ce sera l’instauration de la semaine de 35 heures par le gouvernement Jospin.

Ce primat de la société des loisirs analysé comme horizon ultime du progressisme, par le sociologue Paul Yonnet, et qui fut largement ostracisé par la pensée dominante pour cette raison. Au-delà de la description, dans son analyse, Yonnet montrait que sans travail, le loisir n’avait plus de sens[2]…. Plus récemment, cette critique du travail a été remise à l’honneur par l’écologie politique avec l’idée que pour répondre aux défis climatiques et écologiques, la seule solution se trouvait dans la décroissance et dans la réduction maximale du temps d’activité et de production.

Sur l’autre rive idéologique, les tenants du « techno-optimisme », influencés par une lecture très libérale sur le plan économique et sociétal, de la société, se distinguent par leur croyance affirmée que le progrès technologique devient par essence un levier pour résoudre par magie les problèmes, y compris écologiques et de dérèglements climatiques. Même si pour l’instant, l’IA et la société numérique contribuent plutôt à renforcer encore les dérèglements climatiques, les techno-optimistes parient que ces mêmes technologies apporteront la solution.

Ces approches déterministes viennent d’horizons très divers mais communient dans l’utopie d’une mécanisation et d’une robotisation permettant de supprimer – ou du moins de réduire drastiquement- l’effort physique et intellectuel, la nécessité du travail, la logique de l’utilité sociale par la création de richesses. Intéressant de noter la convergence des libéraux techno-optimistes et les écologistes, autour de la création d’un revenu universel qui de fait acte l’impossibilité – et le non nécessité- que chacun puisse travailler et retirer de la fierté de son labeur.

Globalement, le travail a certes perdu sa centralité dans la vie de la majorité de la population, mais, pour autant, est-ce le signe de la fin d’un rapport positif à l’activité professionnelle ? Si on ne tombe pas amoureux d’un taux de croissance, pour reprendre un slogan des années 1970-1980, peut-on encore se dire amoureux de son activité professionnelle ?

 

Le travail comme exigence du lien

Ces questions sont d’autant plus prégnantes dans les métiers de l’attention, ceux du soin, du care, de l’enseignement ou même de la protection, où la compétence technique apparait très normative et dépendante de référentiels métiers très pointus. Pour autant, elles mettent au cœur de la pratique (ou devrait le faire), la puissance de la relation, l’exigence du lien.

Levinas évoque « la non-indifférence du prochain » comme éthique de base de la relation à l’autre. N’y-a-t-il pas, dans la sphère professionnelle, une forme de tension, plus ou moins forte, entre la nécessité du recul et du geste technique, et l’exigence d’une considération, pour le collègue comme pour l’utilisateur final du produit ou du service ?

Le travail, l’activité professionnelle se caractérise par le lien, l’échange, parfois la concurrence et la conthrainte, mais surtout la nécessité de la coopération et de l’entre-aide[3]. Chacun chemine avec l’autre, au coude-à-coude, c’est-à-dire sous une forme de complémentarité où chacun apporte à l’autre. Une étude de Via Voice[4] montrait que à 81% ce sont les relations avec les coll ègues sont la première source de satisfaction au travail. Juste devant l’intérêt du métier. Bien des turéféraires du travail et de promoteurs de la retraite précoce ouboient que le travail est avant tout vecteur de lien social…

A partir des travaux du sociologue Axel Honneth sur la société du mépris, il est largement possible de poser l’hypothèse selon laquelle nos sociétés qui entendent survaloriser la performance, la compétition et la croissance, tendent à « exceliser » les individus, à les réduire à des chiffres anonymes, des lignes budgétaires et, des sources de coûts. Cette dynamique produit un sentiment de vide intérieur, d’inutilité et finalement de non-existence.

 

Exister c’est donner du sens au mot vivre. Nous faisons face, en gardant cette hypothèse, à un fort déficit de considération et de sens. La tension se fait entre cette invisibilisation des personnes associée à l’absurdité d’un système hyper bureaucratisé et pas toujours bien efficace, et un capitalisme de l’égo et de l’individualisme narcissique où chacun se veut à la fois unique, reconnu et continuellement visible. La société des écrans, et des réseaux sociaux contribuant encore à renforcer cette tension et cette dialectique de l’invisibilité sociale et de la visibilité numérique.

Bien avant la multiplication des écrans et du monde numérique, le philosophe Michel Clouscard parlait de capitalisme de la séduction[5]. Cette dynamique se joue toujours plus dans une course folle, et jamais assouvie, pour la satisfaction de désirs largement alimentés au carburant de l’égo.

our Clouscard cette économie de l’ego propduit du non sens et de l’absurde. Le passage à l’ère numérique renforce encore cele et rend sans doute la rancune de ne pas « en être » encore plus douloureuse. Que peut faire le travail face à la puissance du numérique égotique ? Comment se sentirr reconnu pour son talentr, ses efforts, son travail bien fait, alors que la réusitte doit se traduire par de la notoriété et de la visibilité numérique ?

Les réseaux sociaux formant le réceptacle d’images toujours plus scintillantes et vides. Cette ère du vide, autour d’un néo individualisme totalement tourné vers le développement personnel et la survalorisation de l’image de soi[6] devient sens de la vie, sens de sa vie.

 

L’IA au jugement du lien social

L’instagramisation de nos existences n’ayant fait que renforcer cette tendance humaine. L’homo economicus est aussi un homo visibilis… Les réseaux sociaux à la fois écrans et faisant écrans à la relation avec l’autre, avec le monde. Symptomatique, en ces périodes de défiance envers l’autre comme envers les institutions, et étant marqué par une forte baisse de la natalité et une hausse de la vie en solo, combien le lien se décale vers les animaux et même les plantes. Une étude sur le plant parenting montre que pour une partie de la population ces plantes créent du lien, sont une autre façon de cultiver la relation…. Ainsi, 74% des Français estiment que « s’occuper de plantes fait du bien au moral », 33% parlent à leur plantes et 19% considèrent que « la garde » des plantes pourrait être un sujet de conflit en cas de séparation[7]. Sans doute que s’occuper de plantes remplit un vide et permet, avec un engagement limité, de prendre soin d’un objet « vivant » et réactif à sa manière

Pourtant, il reste que la problématique pour toutes les générations, et encore plus dans la période actuelle, concerne le désir de maintenir et développer le sens et le plaisir de vivre, d’entretenir un capital social au sens du sociologue David Putnan, où il s’agit de la capacité de l’individu à rester en lien avec les autres, avec ses semblables[8]. Vivre pleinement ne consiste pas à se montrer mais à entretenir des liens solides avec d’autres, dans la confiance et le partage.

 

De l’autonomie, comme management

Sommes-nous dans une humanité qui dépasse les cinq sens pour laisser la place au droit du cœur ? « Et parleray des six sens, cinq dehors et ung dedans qui est le cuer », écrivait déjà le théologien Jean de Gerson en 1402. David Goodhart, distingue ainsi les métiers selon qu’ils sont de la tête, du corps ou du cœur[9]. Et pour lui, ce sont les métiers du cœur, ceux du care, qui doivent être au centre du corps social. Ils jouent un rôle de liant et de lien. Ils perpétuent ce qui fait l’essence de l’humain comme de l’humanité.

Peut-on imaginer que l’IA soit amoureuse ? La civilisation de la machine laisse-t-elle de la place pour l’humanisme ? L’écrivain Georges Bernanos, auteur de l’un des premiers ouvrages dénonçant la société de la technique[10], craignait déjà que les machines fassent disparaitre notre humanité. Notre liberté. Or, l’IA comme les robots prennent leur place dans la production de biens mais aussi de services, la technique progresse régulièrement, les innovations entrainent souvent une amélioration des processus et de la production. Tout cela est largement positif.

Pour autant, ces technologies produisent aussi leur entropie, nécessitent toujours plus de terres rares et de CO2, obligent à consommer de l’énergie comme jamais… Elles obligent, aussi, à de nouvelles organisations, entrainent de l’inquiétude et du déséquilibre au travail comme dans la vie quotidienne. Elles font bouger les hiérarchies et les certitudes professionnelles. Elles font aussi évoluer les rapports d’âge au sein de l’entreprise : un jeune diplômé ne peut-il pas être plus facilement remplacé par une IA qu’un senior disposant d’une expérience et d’une capacité relationnelle ?

 

Soulignons, aussi, que l’IA semble pouvoir largement supplanter bien des compétences et des expertises humaines[11], au risque de faire disparaitre des métiers de compétences techniques exercés par des cadres, des médecins et des ingénieurs mais aussi de faire perdre en autonomie et en capacité de penser bien des salariés. Ce serait d’ailleurs la première grande révolution technologique qui aurait plus d’effets sur les cols blancs que sur les cols bleus…

À l’inverse, il est même possible que l’IA rende encore plus nécessaire la présence humaine, le savoir-être, l’attention à l’autre… En ce cas, peut-on imaginer que les métiers du care, de l’enseignement, de la relation, où la personne est la plus proche physiquement de l’élève, du client, du malade deviennent les plus importants, les plus valorisés, les moins remplaçables ?

Face à la puissance de la technique et des outils liés à l’IA, ne rend-elle pas encore plus nécessaire, une éthique de la distance juste ou de la sollicitude comme fondement de la relation à l’autre, à celui qui attend de nous un service, un soutien, un accompagnement. Bref une considération. Et qui doit, en retour, la rendre.

Cette mise en exergue apparaît d’autant plus pertinente que la population vieillit, et va vieillir encore plus dans les 30 ans qui viennent. Les travaux de Laura Carstensen sur la théorie de la sélectivité socio-émotionnelle chez les personnes âgées, nous apprennent que, face au temps qui se raccourcit, les aînés privilégient la qualité émotionnelle de leurs relations.

Il s’agit de protéger et accompagner le salarié en difficulté, la personne mal formée, le fragile ou le malade. Il s’agit surtout de ne pas laisser filer notre humanité. Notre capacité d’empathie et de considération. Certes le travail n’est pas un champ de bataille, ni un hôpital de campagne, mais l’implication humaine reste centrale.

Dans l’espace professionnel, l’enjeu n’est pas de se sentir comme le Docteur Rieu protège ou tente de réduire les souffrances face aux effets de la peste, chez Camus. Le choix est moins tragique et risqué mais chaque acte de protection et de soutien, parfois simple ou évident, parfois plus complexe, peut aussi se regarder comme une manière d’exister et de se sentir exister.

Le rapport au travail est aussi lié au mode de relation avec les managers et à la qualité du management. Le management à la française semble bien trop vertical pour une large partie des salariés, en particulier du côté d’une partie des plus jeunes et des mieux formés. Le management c’est le geste et la compétence, mais aussi et surtout l’expression de la considération et de la confiance. C’est aussi savoir dire et expliquer. « Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action », disait Arendt.

Le management c’est de permettre l’autonomie des acteurs au travail par l’accompagnement, l’amélioration des compétences et la responsabilisation. Et cette approche ne serait-elle pas une chance, un levier pour valoriser, recruter, fidéliser les professionnels du soin ?

À l’heure de la technologie triomphante et inquiétante, au moment où l’IA pointe son nez avec insistance, mettre en avant l’autonomie, l’utilité et le sens serait, sans doute, une façon de revaloriser le travail et la notion de métier.

 

 

 

 

[1] Fondation Jean-Jaures et Ifop, Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une grande partie des Français a mis les pouces, novembre 2022

[2] Paul Yonnet, « Les incertitudes du temps libre », Le Débat, n°121, 2002

[3] Guerin S., De L’Etat Providence à l’état accompagnant, Michalon, 2006.

[4] Sondage Via Voice / We Are Com, janvier 2023

[5] Clouscard M., Le capitalisme de la séduction, Editions Sociales, 1981

[6] Lipovetsky  G., L’ère du vide, Gallimard, 1983

[7] Étude OpinionWay pour l’OHF, août 2021

[8] Putnan R., “Bowling alone. America’s Declining social Capital ”, Journal of démocraty, 1995

[9] Goodhart D.,  La tête, la main et le cœur : la lutte pour la dignité et le statut social au XXIe siècle, Éd. Les Arènes, 2020

[10] Bernanos G., La France contre les robots, Robert Laffont, 1947

[11] Sadin E., Le désert de nous-mêmes, Éditions L’Échappée, 2025


Serge Guérin

Serge Guérin, né en 1962, est sociologue et professeur à l’INSEEC Grande École, spécialiste des questions du vieillissement, de la place des seniors dans la société et des dynamiques intergénérationnelles. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’éthique de la sollicitude. Il est notamment l’auteur de Et si les vieux aussi sauvaient la planète ? (Michalon).

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