Par Eduardo Rihan Cypel

Ancien Député de Seine-et-Marne et porte-parole du Parti socialiste,

Eduardo Rihan Cypel est philosophe de formation.

 

Une lecture du livre Le bébé, une chance pour la psychanalyse de Bernard Golse, Campagne Première, 2025

 

Avant-propos

Ces dernières semaines, la psychanalyse a provoqué de vifs débats suscités par lamendement n°159 déposé par quatre Sénateurs dans le cadre du Projet de Loi de Financement de la Sécurité Sociale (PLFSS). 

 

Cette note de lecture fut rédigée avant la polémique née du dépôt de cet amendement au Sénat, amendement finalement retiré par ses auteurs faute de soutien et face à une mobilisation sans précédent de la profession, avec notamment une pétition qui a réuni en quelques jours plus de 100 000 signataires. 

 

Ce texte tombe à point nommé. À travers le livre de Bernard Golse, psychiatre et psychanalyste, on mesure à quel point lapproche pluridisciplinaire dans laquelle travaillent la psychanalyse et les psychanalystes — quelles que soient leurs écoles et traditions de pensée — répond par avance aux critiques qui ont pu être formulées autour de l’amendement 159, critiques aussi répétitives que dogmatiques depuis que Freud a construit le savoir nouveau quil a légué à lhumanité tout entière, il y a plus de 125 ans. 

 

Ce compte-rendu du livre de Bernard Golse est une occasion de contribuer au débat, à la controverse scientifique, et de revenir sur ce qui fait la singularité de la psychanalyse : une pratique, une clinique et une pensée qui, loin de sopposer aux autres savoirs, coopèrent depuis longtemps avec eux, sen nourrissent et les nourrissent en retour, au service de la compréhension et du soin de la vie psychique.

Publié aux éditions Campagne Première en janvier 2025, Le bébé, une chance pour la psychanalyse de Bernard Golse est un livre d’intérêt. A la fois clinique, théorique et engagé, il traite d’un sujet majeur : la place du bébé dans l’histoire, la pratique et l’avenir de la psychanalyse. En s’appuyant sur les dernières découvertes issues de champs scientifiques variés — neurosciences, biologie du développement, psychologie périnatale — Bernard Golse propose une synthèse rigoureuse et vivante de ce que nous savons aujourd’hui de la vie psychique précoce. Et surtout, il plaide pour que ces connaissances renouvelées soient pleinement prises en compte par les psychanalystes eux-mêmes, en leur montrant en quoi le bébé est une chance, et non une menace, pour la psychanalyse contemporaine.

Cette attention à la vie du nourrisson est loin d’être récente. Dès les débuts de la psychanalyse, cette question a traversé la discipline. Freud, dans ses premières théorisations, abordait le bébé et l’enfant à partir d’une logique pulsionnelle structurée autour des zones érogènes suivant trois phases de développement : orale, anale et génitale. Mais c’est à partir des années 1920 qu’une nouvelle réflexion psychanalytique sur la vie psychique du nourrisson a émergé, notamment dans l’œuvre de Melanie Klein. Klein transforme alors le cadre freudien en affirmant que la vie psychique est déjà très élaborée dès les premiers mois — voire dès les premières semaines — de la vie. Elle montre que l’enfant (le nourrisson) développe très tôt des fantasmes, des angoisses, des défenses et vit des expériences internes intenses autour des objets partiels. Cette pensée, novatrice et féconde, entre toutefois en tension avec la doctrine freudienne classique, notamment sur un point capital : l’existence d’une vie psychique riche, dotée de fantasmes précoces avant la constitution définitive du Moi au travers du complexe d’Œdipe. La controverse avec Anna Freud est célèbre et a marqué (divisé) longtemps le mouvement, les écoles et les institutions psychanalytiques.

Pour les freudiens dits « orthodoxes », l’Œdipe — constitué entre 3 et 6 ans — représente le socle fondateur de la structuration du sujet. Admettre une vie psychique complexe avant cela, c’était bousculer les repères établis, déplacer la chronologie des phases, modifier l’économie pulsionnelle. Freud lui-même, bien qu’ayant contesté certaines propositions de Klein, a modifié sa théorie au fil du temps, notamment dans ses derniers textes sur la féminité (« La féminité », 1931, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Folio) et sur les formations précoces du moi. Il admettra ainsi, à la fin de sa vie, que les processus psychiques en jeu chez le nourrisson, et en particulier chez la petite fille, appelaient des relectures fondamentales.

Depuis, toute une tradition psychanalytique après Melanie Klein — chez Winnicott, Bion, Mahler, et d’autres — n’a cessé d’approfondir l’exploration de cette vie psychique archaïque, de la relation mère-enfant, de la construction du moi corporel et sensoriel, des premières enveloppes psychiques.

Golse, dans le sillage de Serge Lebovici auprès duquel il a longtemps travaillé, plaide pour une psychanalyse qui n’ignore ni les découvertes récentes en biologie, ni les données expérimentales des neurosciences. Il montre que la compréhension actuelle de la vie fœtale — l’émergence progressive des sens, le rôle de la voix, du rythme, du toucher — éclaire d’un jour nouveau les premières formes de communication et de subjectivation. Le bébé, dès la vie intra-utérine, est déjà un être en relation. Et c’est cette idée que Golse développe avec rigueur, en faisant de son livre un excellent point d’entrée dans la connaissance du bébé, de sa vie psychique, et de son impact durable sur l’existence adulte.

À travers cette exploration, Golse démontre que la psychanalyse, loin d’être figée, peut évoluer, s’enrichir, dialoguer avec les autres disciplines sans perdre ce qui fait sa singularité. Elle peut accueillir les apports des sciences du corps, de la médecine, des neurosciences, tout en maintenant que le psychisme n’est pas réductible à une série de circuits neuronaux. Oui, l’esprit est inscrit dans le corps. Mais non, le psychisme n’est pas le cerveau. C’est précisément dans cet écart, dans cette irréductibilité constitutive, que se loge le cœur du travail psychanalytique.

Cette position, partagée par tous les courants de la psychanalyse, fonde une approche psychodynamique de la vie psychique dans une double visée de connaissance et de soin. C’est cette spécificité qui rattache la psychanalyse, de plein droit, au champ des sciences humaines, au même titre que l’histoire, la sociologie ou l’anthropologie.

Le livre de Bernard Golse témoigne ainsi d’une psychanalyse vivante, nourrie par l’expérience clinique, éclairée par les savoirs contemporains, mais fidèle à son ambition première : rendre intelligible la vie psychique dans laquelle s’inscrit l’inconscient qui y occupe une place fondamentale, dans ce qu’elle a de plus singulier et humain.

L’appel de Bernard Golse ne s’adresse pas seulement aux cliniciens : il concerne les institutions, les politiques publiques, les décideurs. Il rappelle que les souffrances psychiques, les détresses invisibles, les douleurs muettes qui traversent tant de familles, d’enfants, d’adolescents, d’adultes, restent encore largement ignorées, ou réduites à des protocoles pharmacologiques.

Il est temps de sortir de la préhistoire du traitement de la vie psychique. Il est temps de construire, à l’échelle des sociétés démocratiques modernes, un véritable âge du soin psychique. Il faut massifier les dispositifs, sortir d’une logique résiduelle ou marginale, et construire une politique ambitieuse et structurée. Le coût social, économique et humain du non-traitement psychique est considérable : dans le monde du travail, dans l’échec scolaire, dans les violences intrafamiliales, dans les ruptures de parcours. Les médicaments ont leur utilité, mais ils ne peuvent à eux seuls répondre à ce qui relève du sens, de l’histoire singulière, du lien, de la relation, tout ce qui fait notre vie émotionnelle et la force de celle-ci dans notre vie consciente et notre existence sociale.

Cela suppose un effort collectif, une alliance entre disciplines et une volonté politique forte. Car c’est bien là, aussi, que se joue une part décisive du progrès individuel et social.

Le livre de Bernard Golse montre avec clarté qu’il y a dans la compréhension du bébé, de sa vie psychique la plus précoce, une clé pour penser et améliorer le devenir de nos sociétés en améliorant la vie des individus qui la composent.

La santé mentale est officiellement décrétée « grande cause nationale » en 2025. Il est temps de s’en saisir sérieusement.

 

Par Eduardo Rihan Cypel

Ancien Député de Seine-et-Marne et porte-parole du Parti socialiste,

Eduardo Rihan Cypel est philosophe de formation.

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