La peur est un ressort de la mobilisation et des mobilisations les plus radicales . C’est ce que nous explique Olivier Vial , directeur du Centre d’études et de recherches universitaires.
La dernière note du CERU s’intitule « La fabrique de la peur, comment l’activisme radical instrumentalise la science ». L’inquiétude vis-à-vis du nucléaire, des PFAS ou du glyphosate n’est-elle pas légitime ? Pensez-vous vraiment que ces peurs sont fabriquées ?
Bien sûr que face à la montée des catastrophes climatiques, à la disparition de certaines espèces ou à la survenance de pollutions, nous avons tous des raisons légitimes d’être inquiets. Mais ce que nous analysons dans cette note, c’est la façon dont certains universitaires et militants radicaux ont décidé de nourrir et d’amplifier ces peurs, quitte pour cela à manipuler certaines études scientifiques. Tout cela pour servir leur agenda politique en faveur de la décroissance.
Quand on s’intéresse à la dernière enquête de l’ADEME, on ne peut que constater que l’angoisse vis-à-vis de l’environnement de nos compatriotes est une réalité. Les chiffres sont impressionnants : 4,2 millions de Français souffrent aujourd’hui d’une éco-anxiété forte ou très forte, dont 420 000 pour qui le risque psychopathologique est direct. C’est un véritable problème de santé publique.
Pour certains chercheurs et activistes, cette angoisse n’est pas un problème à résoudre, mais une opportunité à saisir. Deux universitaires français, Delphine Pouchain de Sciences Po Lille et Emmanuel Petit de Bordeaux, ont même théorisé la nécessité de transformer l’éco-anxiété en éco-colère afin de faciliter la mobilisation vers l’action radicale. Car si l’anxiété vous tétanise, la colère vous pousse à agir.
À partir de ce constat, les activistes ont formalisé une méthode en trois étapes : d’abord, cultiver l’anxiété en agitant des menaces existentielles. Ensuite, désigner des coupables pour nourrir le sentiment d’injustice et de révolte et tourner la colère vers des cibles choisies : l’industrie, les multinationales, le capitalisme. Enfin, transformer cette anxiété paralysante en colère mobilisatrice.
C’est une véritable ingénierie émotionnelle, nécessitant d’entretenir la peur, voire de l’amplifier artificiellement. D’où le détournement systématique des données scientifiques pour produire des chiffres anxiogènes, quitte à trahir la réalité des études.
Concrètement, comment fonctionnent ces manipulations ? Pouvez-vous donner un exemple précis ?
Prenons le cas des PFAS qui fait l’actualité. Depuis deux semaines, on entend partout : « 92% de l’eau en France contaminée aux PFAS ». Le chiffre tourne en boucle, provoque l’émoi, alimente l’idée qu’on est tous empoisonnés.
Pourtant, si vous lisez vraiment l’étude de l’ANSES, vous découvrez trois choses. D’abord, elle ne porte pas sur « les PFAS » mais sur une seule molécule problématique – le TFA – parmi les 10 000 qui existent, dont la majorité ne présentent aucun risque sanitaire.
Ensuite, cette molécule n’est considérée dangereuse par les autorités sanitaires qu’au-dessus de 60 microgrammes par litre. Or la concentration moyenne mesurée est de 1 microgramme – 60 fois moins ! Enfin, sur 600 sites analysés, seulement deux dépassent les 20 microgrammes, ce qui reste trois fois en dessous du seuil de danger.
Résultat : aucun site ne pose, en réalité, problème. Les chiffres devraient rassurer… mais les médias, alimentés par des experts et des ONG militantes, préfèrent titrer « 92% de l’eau contaminée ». C’est la confusion délibérée entre « détection » et « danger ».
La technique est rodée : on amalgame 10 000 molécules différentes sous un seul label anxiogène « polluants éternels » ; on sélectionne le chiffre le plus élevé. On absolutise le risque, on oublie volontairement le principe fondamental de la toxicologie énoncé par Paracelse – « tout est poison, rien n’est poison, c’est la dose qui fait le poison ». On évite de parler des seuils de dangerosité, on crée la panique. Et ensuite, on désigne le coupable : l’industrie, les multinationales, le progrès technique, le capitalisme… C’est exactement le schéma anxiété, culpabilité, colère.
Le cas du Pr. Séralini est encore plus parlant : en 2012, une opération de communication anti-glyphosate est mise en place : publication d’une étude scientifique, exclusivité accordée à certains médias en échange d’un accord consistant à ne pas faire vérifier les résultats par d’autres experts, publication d’un livre. Pour lancer cette campagne, le chercheur diffuse des photos de rats déformés par des tumeurs, soi-disant causées par le glyphosate. L’impact est immédiat et mondial. Les images choc circulent encore aujourd’hui. Sauf que le Pr. Séralini avait délibérément choisi une race de rats qui développe naturellement des tumeurs dans 45% des cas. L’étude est dépubliée en 2013 par toutes les agences scientifiques. Mais les photos restent gravées comme « preuve » dans l’opinion publique. La peur est installée, la colère orientée contre les industriels du secteur.
L’attaque contre le groupe SEB/Tefal est également intéressante. En 2024, les activistes opposés aux PFAS cherchent un symbole à faire tomber. Les poêles antiadhésives présentes dans le quotidien des Français sont la cible idéale pour tenter d’alimenter la peur d’une contamination généralisée. En maniant les amalgames entre les différents PFAS, ils s’attaquent aux produits de l’entreprise française, leader mondial du secteur. Un grand groupe industriel, c’est, pour eux, le « méchant idéal ». Les militants avaient juste passé sous silence que l’entreprise avait abandonné le PFOA, l’une des molécules problématiques, dès 2012 – huit ans avant leur interdiction européenne – pour la remplacer par une autre molécule, le PTFE. L’ANSES et l’Académie des technologies confirment toutes les deux que cette substance ne présente aucun risque, mais rien n’y fait : la peur se répand dans l’opinion.
À chaque fois, le même scénario : une étude sort, les médias relaient un chiffre alarmant soigneusement sélectionné (technique du cherry picking), les réseaux sociaux s’enflamment, l’opinion s’inquiète… et quand on va lire l’étude originale, on découvre une réalité bien différente. Mais c’est trop tard : la peur est installée, le coupable désigné, la colère orientée.
Quelles sont les conséquences concrètes de ces stratégies de peur pour notre économie et notre souveraineté ?
Les conséquences sont massives et souvent contre-productives pour l’environnement lui-même. Commençons par les emplois : SEB/Tefal, c’est 3 000 emplois directs fragilisés par cette campagne alors que l’entreprise a tout fait dans les règles. Mais c’est toute la chimie française qui est dans le collimateur : Arkema, Solvay, Rhodia… Des dizaines de milliers d’emplois.
Ces entreprises se posent aujourd’hui la question : « Ai-je encore un avenir en France ? » Si elles partent, nous devrons importer les polymères haute performance, les batteries, les équipements médicaux de pays qui ont des normes moins strictes que les nôtres. On croit gagner en « pureté morale », on perd en bilan carbone global et en qualité des produits importés.
Le cas du nucléaire allemand est spectaculaire : sous pression écologiste, l’Allemagne ferme ses centrales nucléaires décarbonées et rouvre celles au charbon. Bilan : + 4,2% d’émissions de CO2 et un coût estimé à 600 milliards d’euros pour l’industrie. Et on découvre en 2024 que le ministre vert Habeck avait falsifié les conclusions de ses propres experts qui recommandaient de garder le nucléaire. C’est la stratégie de la peur érigée en politique d’État.
Le paradoxe, c’est que la transition écologique coûte très cher. Il faut construire des réacteurs, investir en R&D, développer des substituts aux produits problématiques. Tout cela nécessite une industrie dynamique, des moyens financiers. SEB, par exemple, n’a pu abandonner le PFOA pour le PTFE que grâce à sa puissance industrielle. Une entreprise en décroissance aurait juste fermé ou délocalisé.
Face à cette situation, il est urgent de réhabiliter deux piliers de la décision publique : la science et l’arbitrage bénéfices-risques.
D’abord, restaurer l’arbitrage bénéfices-risques. Une démocratie mature ne cède pas à la voix la plus alarmiste : elle pèse rationnellement les deux plateaux de la balance. Oui, certains PFAS bioaccumulables doivent être strictement réglementés – et ils le sont déjà. Oui, les pesticides doivent être utilisés de manière raisonnée. Mais dans l’autre plateau, il y a la souveraineté énergétique, les emplois industriels, la capacité à nourrir une population, les moyens d’investir dans la transition elle-même. Une interdiction totale fondée sur l’émotion plutôt que sur l’analyse conduit aux désastres dont le nucléaire allemand offre l’illustration la plus spectaculaire.
La peur reste mauvaise conseillère. Résister à son instrumentalisation n’est pas du déni climatique : c’est défendre la possibilité même d’une transition écologique efficace, fondée sur la science et l’innovation plutôt que sur la décroissance et l’émotion. Soyons sûrs qu’une France appauvrie, désindustrialisée ne sauvera pas la planète : elle n’aura simplement plus les moyens de la protéger.
Olivier Vial
Ancien membre du Conseil économique, social et environnemental, directeur du CERU (Centre d’études et de recherches universitaire), un laboratoire d’idées indépendant, Olivier Vial est responsable du programme d’études sur les radicalités et les nouvelles formes de contestations.
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