La réponse algérienne à l’indépendance que le MAK (Mouvement pour l’autonomie de la Kabylie) a proclamée à Paris le 14 décembre ne s’est pas fait attendre. Après bien des tergiversations, puisque la cérémonie avait d’abord été interdite par le ministre de l’Intérieur, le MAK a proclamé dimanche 14 décembre l’indépendance de la Kabylie.

On a tendance en France à parler de l’Algérie ou des Algériens comme si ce peuple était parfaitement homogène dans sa population. C’est oublier que l’ensemble algérien tel que tracé par la France avait vu au fil des siècles se former des entités humaines très différenciées : sur toute la partie sud, d’In Amenas à l’est jusqu’à Tin Zaouatene à l’ouest s’est constitué un vaste territoire touareg dont la limite nord est marquée par l’enclave mozabite (le M’zab) ayant pour capitale Ghardaïa. De l’Atlas saharien jusqu’à la Méditerranée, et de la frontière tunisienne jusqu’aux portes de Sétif, c’est le pays chaoui(Aurès) dans lequel une partie de la Kabylie orientale s’est culturellement fondue.

La Kabylie, au nord, longe la Méditerranée de Boumerdes à Jijel et au sud, de l’Atlas blidéenjusqu’à Sétif. Les Kabyles sont l’une des branches les plus importantes des Berbères ou Amazighs et leur langue, le kabyle, a des origines amazighes. Leur importance numérique, près de 20 % de la population algérienne, et leur proximité avec la capitale algérienne leur donnent une visibilité qui, au sein du pouvoir, agace les partisans d’une nation algérienne sans dissonance ni différence linguistique ou religieuse. L’organisation sociopolitique des Kabyles, la géographie très rude de la région – un mélange de montagnes et de vallées profondes, des villages perchés sur des promontoires – leur langue et leur poids dans la vie politique du pays donnent aux Kabyles une place très spécifique, place qu’ils ont toujours occupée.

Les Kabyles, qui étaient sur la terre algérienne actuelle avant les Arabes,  ont opposé une résistance farouche au débarquement à Sidi Ferruch des troupes françaises conduites par le maréchal de Bourmont en 1830. Cela leur valut de rester « indépendants » face à la colonisation française jusqu’en 1857. A partir de la création de l’Algérie, par décret signé en 1839, il y eut deux entités politiques coexistant : l’Algérie française et la Kabylie indépendante. Alexis de Tocqueville s’opposa à l’Assemblée nationale à l’annexion de la Kabylie, mais le maréchal de Mac Mahon réussit à convaincre Napoléon III de mettre fin à l’indépendance des Kabyles.

Les fondateurs du FLN en 1954 étaient majoritairement des Kabyles, le congrès de la Soumam eut lieu en Kabylie sans que l’armée française y voit quelque chose, c’est le Kabyle Krim Belkacem qui fut le signataire des Accords d’Evian.

Pour toutes ces raisons, histoire, « indépendance » de la Kabylie, irrédentisme, la Kabylie et les Kabyles sont généralement écartés ou marginalisés dans la vie politique algérienne : Aït Ahmed et Krim Belkacem, à l’été 1962, furent écartés du pouvoir et durent s’exiler ; les émeutes de 1988, celles de 2000 et la répression qui s’ensuivit sont restées dans les mémoires ; Issad Rebrab, fondateur et président du premier groupe industriel algérien, Cevital, grand créateur d’entreprises et d’emplois, a connu les pires difficultés durant sa carrière pour finir par être emprisonné en 2019 et voir ses usines quasiment confisquées, comme les hommes d’affaires kabyles, trop puissants aux yeux du pouvoir algérien.  Les églises catholiques, protestantes et évangéliques sont fermées en Kabylie. De même, le pouvoir algérien n’hésite pas à demander à la France d’expulser les dirigeants d’un parti politique, le MAK, le considérant comme « groupe terroriste ».  

En tout cas, la proclamation de l’indépendance kabyle, puisqu’il a lieu sur le territoire français sert de prétexte pour ne pas libérer le journaliste Christophe Gleizes. Et, comme par hasard, ce journaliste sportif enquêtait justement sur la JSK, le mythique club de football algérien. C’est bien la preuve , se dit-on à Alger, que la France, la Kabylie, le MAK ont partie liée.

Il faut donc punir Paris pour avoir autorisé cet évènement. Il y a bien sûr, non seulement le dossier Gleizes, mais plus subtilement, il y a le « mémoriel » algérien. Dimanche 21 décembre, l’Assemblée nationale algérienne examinera un projet de loi criminalisant la colonisation française. Quoi de mieux pour souder l’opinion algérienne et surtout exciter Paris, que de ressortir un vieux dossier, déjà brandi en 2010 par Abdelaziz Belkhadem, secrétaire général du FLN, dur parmi les durs du FLN qui avait déjà proposé un texte criminalisant la colonisation française et exigeant des réparations. Il avait fallu, je m’en souviens, toute l’habileté de Bouteflika, pour calmer le jeu, ne voulant pas être celui qui avait déclaré la guerre mémorielle à Paris. Déjà, à la fin novembre, le pouvoir algérien, a organisé à Alger une conférence sur les crimes de la colonisation européenne (c’est-à-dire principalement française) en Afrique.

Mais cette fois-ci, il s’agit bel et bien de recenser les crimes coloniaux français qui auraient ainsi violé les principes fondamentaux de l’humanité et les valeurs politiques et humaines consacrées par les traités internationaux. Dans ses dispositions, le texte impute à l’État français l’entière responsabilité juridique des crimes commis en 132 ans (1830-1962) d’occupation coloniale de l’Algérie. Des crimes d’État imprescriptibles, stipule le projet de loi qui souligne l’exigence de la reconnaissance, des excuses et de l’indemnisation. Le colonialisme français a commis en Algérie des crimes contre l’humanité, selon les rédacteurs du projet, citant une trentaine de crimes, parmi lesquels les massacres de masse, les exécutions sommaires, les déplacements forcés, le pillage des ressources, les tentatives d’aliénation de l’identité nationale et la privation du peuple algérien de ses droits politiques, humains, économiques et sociaux les plus élémentaires. Les conséquences et les séquelles directes et indirectes de ces crimes persistent encore aujourd’hui, est-il indiqué dans le texte.

Le texte de loi évidemment, ne se contentera pas de critiquer la France et les pratiques coloniales françaises – sans doute moins brutales par rapport  à ce que faisaient à l’époque Belges au Congo, ou Allemands au Sud-Ouest africain, deux pays dans lesquels la colonisation fut particulièrement dure. Il s’agit derrière cette prise de position morale, d’obtenir de Paris des réparations financières, notamment pour les essais nucléaires français réalisés au Sahara.

Evidemment, on cachera au lecteur algérien que ces essais nucléaires ont été menés avec l’accord écrit du gouvernement algérien. Le Président Tebboune m’avait d’ailleurs rappelé cette précision au cours d’un entretien et reconnu que l’Algérie était consentante.

Que retenir de tout cela ? Cette initiative  n’est évidemment pas innocente : non seulement, Alger peut ainsi «maintenir au chaud » en quelque sorte, le dossier brûlant de la colonisation française, en espérant au passage trouver dans la classe politique française des partisans de cette offensive ; mais surtout, elle constitue une réponse rapide à la déclaration d’indépendance de la Kabylie, autorisée (et pense-t-on à Alger, soutenue) par la France. De quoi maintenir au moins jusqu’en 2027, la pression sur Paris…


Xavier Driencourt

Ancien ambassadeur en Algérie, à deux reprises, Xavier Driencourt a également été ambassadeur de France en Malaisie, conseiller au cabinet d'Alain Juppé et directeur général de l'administration au Quai d'Orsay, enfin chef de l'inspection générale des affaires étrangères.

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