Travailler plus ? Le débat revient comme un boomerang dans le pays des 35 heures ! La France se distingue par ses débats picrocholins autour du refus d’élever l’âge de départ à la retraite, pour prendre en compte les réalités démographiques.
Mais la France, c’est aussi le pays des 35 heures hebdomadaires de travail, de la désindustrialisation record et d’une productivité étale depuis cinq ans. Alors que dans les pays comparables, l’âge légal de départ à la retraite s’élève, comme celui du nombre d’heures travaillées et de la productivité. À l’inverse, à gauche, certains défendent le passage aux 32 heures de travail par semaine tandis que du RN à LFI et ses associés, on communie – avec un certain succès politique – pour un retour à la retraite à 62 ans. Voire à 60 ans…
Et pourtant, par rapport au travail, la France souffre d’un triple déficit : de durée, de taux d’emploi, et de sens. Depuis les années 1970, la gauche en France se distingue par une très forte préférence pour la société des loisirs, un mépris du travail, la conviction que la dépense de l’État est toujours vertueuse…
En 1997, le gouvernement de Lionel Jospin décidait de réduire la durée hebdomadaire du temps de travail de 39 à 35 heures. Cette réforme emblématique de la gauche plurielle s’inscrivait dans la lignée de la semaine de 40 heures instaurée par le Front populaire en 1936, ce qui avait largement contribué à la défaite devant les nazis pour reprendre, en particulier, les analyses de Raymond Aron. Tendance renforcée par la réduction à 39 heures de travail par semaine, l’instauration d’une cinquième semaine de congés payés, et une politique de décentralisation qui entrainera la création de plus de deux millions d’emplois de fonctionnaires supplémentaires (et la suppression de plus de 2,5 millions d’emplois dans l’industrie…), portée par François Mitterrand en 1982. Sans oublier le passage à la retraite à 60 ans, contre 65 ans auparavant, qui, depuis 40 ans, monopolise le débat social et contribue à creuser l’endettement. L’objectif de ces deux décisions était de partager l’emploi pour lutter contre le chômage de masse et de favoriser la société du temps libre (un secrétariat d’État au Temps libre fut instauré dans le même mouvement). La réduction du temps de travail était popularisée par des syndicalistes, des intellectuels et des économistes convaincus que le sens de l’histoire et des technologies nous conduisait à « la fin du travail »[1]. La droite a aussi joué sa partition délétère : le ministre du Travail de Jacques Chirac, Gilles de Robien, avait fait adopter en 1995 une loi incitant les entreprises à réduire le temps d’activité.
La réforme de 1997 se voulait aussi une réponse volontariste à la fameuse formule de François Mitterrand en 1993 : « Dans la lutte contre le chômage, on a tout essayé. » Tout sauf travailler plus, adapter la formation aux besoins de l’économie et chercher à réindustrialiser le pays, et donc accroitre les salaires…
Société des loisirs contre société du travail
En 2001, en quelques mois, tous les secteurs économiques en France ont dû faire face à un choc d’offre majeur. Pour en atténuer les effets, les pouvoirs publics ont mis en place un dispositif d’exonérations sur les bas salaires, encore en vigueur aujourd’hui. Son coût avoisine toujours les 40 milliards d’euros par an. Plus de 800 milliards de dépenses en un quart de siècle… Ce mécanisme a engendré des effets de seuils et une sorte de plafond de verre. Les 35 heures ont ainsi freiné à la fois la montée en compétences des salariés et l’augmentation des salaires. L’objectif visait deux millions de créations d’emplois, mais la grande majorité des études économiques réalisées a posteriori estiment que le gain total s’est limité entre 100 000 et 400 000 emplois créés[2]. Et sans produire d’effets réels passées les premières années sur la diminution du chômage de masse.
La baisse – relative – du chômage ne se produira que 20 ans plus tard, liée à l’évolution de la démographie et aux effets d’une politique plus orientée sur l’offre et à la timide réindustrialisation du pays.
L’un des effets majeurs de la réduction du temps de travail reste le développement d’une société des loisirs. Bénéficiant surtout à ceux qui en avaient les moyens, principalement les cadres. Notons que, contrairement à ce qui avait été annoncé à l’époque, le temps passé par chacun à l’éducation des enfants, au bénévolat ou à s’instruire n’a pas augmenté significativement. Les 35 heures ont surtout profité aux compagnies aériennes low-cost et à la SNCF. Mais aussi aux principales chaînes de télévision de l’époque qui ont vu leur captation de « temps de cerveau disponible », pour reprendre la formule du Pdg de TF1, Patrick LeLay, croitre très fortement. Depuis le numérique et les plateformes de streaming ont aussi bénéficié de l’effet 35 heures.
La réforme a aussi contribué à désorganiser les services publics, et plus encore l’hôpital public. La pression sur les actifs, en particulier les cadres, s’est accrue, entraînant une hausse des burn-out. La réduction du temps de travail n’a-t-elle pas également conduit à favoriser l’essor du travail précaire, avec une multiplication des CDD, des emplois à temps partiel et la montée en puissance des micro-entrepreneurs, dans l’objectif de contourner les 35 heures ? Ce côté sombre des 35 heures explique en partie les difficultés économiques et sociales de la France, notamment son déficit commercial, devenu permanent depuis 2003, et l’accentuation de la désindustrialisation du pays à partir des années 2000, qui a contribué à la stagnation de la productivité et des salaires. Sans oublier la vision négative du travail par une large partie de la société.
Aucun pays n’a suivi la France dans la voie de la réduction obligatoire du temps de travail. Bien au contraire. Si les comparaisons internationales sont très difficiles à faire, il reste que, selon les données de l’OCDE, le nombre d’heures travaillées par résident en âge de travailler était, en 2022, 14% plus élevé en Suède, 17% aux Pays-Bas et 23% en Suisse… Des pays qui ne sont pas des terres de travaux forcés. Dans de nombreux pays, la durée du travail est fixée par la négociation sociale et souvent conditionnée aux gains de productivité. En Allemagne, par exemple, des accords ont été négociés autour des 37 heures ; certains ont même été révisés en fonction des évolutions économiques. La réduction du temps de travail repose sur une vision malthusienne selon laquelle le travail peut être partagé, à l’opposé de l’idée que l’économie doit croître pour répondre à des objectifs de développement, de justice sociale et de préparation à l’avenir, par exemple pour répondre aux enjeux climatiques et démographiques.
Face aux transitions écologiques, démographiques et géopolitiques, face à un déficit abyssal de son commerce extérieur et à un endettement record, l’économie française ne souffre-t-elle pas d’un manque de volume de travail ? Son taux d’emploi, bien qu’en amélioration récente, reste faible. À 68 %, il est dix points en dessous de celui de l’Allemagne. Plus de 13% de jeunes ne sont ni en emploi ni en formation (#NEET).
tandis que les seniors sont largement évincés du marché du travail. Si la France avait le même taux d’emploi que les pays d’Europe du Nord, une grande partie de ses problèmes de finances publiques serait résolue.
Depuis longtemps, les 35 heures font l’objet d’aménagements et d’assouplissements. Si les grandes entreprises ont pu atténuer leurs effets grâce aux accords d’annualisation du temps de travail, la situation est bien différente pour les PME et les administrations publiques. Les gouvernements, même officiellement libéraux, ne sont pas revenus sur cette mesure, souvent sous la pression du patronat, soucieux de préserver les exonérations de charges sociales et d’éviter une lourde renégociation des accords sur le temps de travail avec les syndicats.
Déproductivité…
En fait, un des éléments qui fragilisent la France concerne la faiblesse du taux d’activité et explique en très large part le déclin du PIB par habitant du pays et, partant de là, sa moindre capacité à investir et financer l’économie et les secteurs de la double transition écologique et démographique. Un déclin qui participe du déclassement bien réel du pays mais aussi d’un imaginaire pessimiste singulièrement présent dans la société française. Selon l’économiste Gilbert Cette, un PIB plus élevé de 10% en France libérerait 100 à 120 milliards d’euros de recettes publiques par an[3]. De quoi faciliter la réduction des déficits et le financement en faveur de l’adaptation de la société aux dérèglements climatiques comme au vieillissement… L’économiste pose son hypothèse d’un gain de 10% d’activité en comparant avec la situation des Pays-Bas ou de l’Allemagne. Des pays pas si éloignés de la France en termes de niveau de développement.
Pourtant, longtemps, l’argument massue des défenseurs des 35 heures fut notre productivité plus élevée que dans la majorité des pays comparables. Sauf que depuis 2019, la progression de la productivité en France se révèle moins tonique que dans les pays comparables. Et nous relègue derrière nos concurrents. Globalement par rapport à la tendance de gain de productivité d’avant la Covid, nous accusons un retard de 8,5% par rapport au niveau de productivité que nous devrions connaitre. Selon Patrick Artus, depuis 2019, la productivité a baissé de 4% au lieu d’augmenter de 1% par an comme sur la période précédente[4]. Cette « déproductivité » conduit à un PIB 2024 de 9% inférieur par rapport au niveau qu’il aurait dû atteindre si la hausse de la productivité avait continué sur sa tendance ancienne. Avec son cortège de hausse de déficit et de perte de financements de la protection sociale et d’investissement d’avenir.
Pourtant, une prise de conscience des ravages de la désindustrialisation sur l’emploi, l’économie et l’indépendance du pays se fait sentir. Or, il apparaît guère possible de contrecarrer ce déclin sans relancer les formations techniques et d’ingénieur, sans renforcer le taux de féminisation du secteur industriel, et donc sans favoriser l’emploi d’un plus grand nombre de personnes.
Pourtant, accroitre le volume de travail serait d’autant plus indispensable que le vieillissement démographique le rend de plus en plus rare. Les pénuries de main-d’œuvre se multiplient, le secteur de la santé et d’accompagnement des plus fragiles manque de bras. Avec un nombre croissant de retraités, les besoins en services vont augmenter.
Par ailleurs, dans une société de plus en plus marquée par la solitude et le repli, le travail reste le principal vecteur de socialisation. Et d’émancipation. C’est aussi un levier de participation active à la société plutôt que d’en être spectateur. Dans La société du spectacle, Debord montre bien combien les loisirs passifs et la consommation nous inscrivent dans des logiques de passivité : elles font de nous des spectateurs désengagés de notre destin[5].
La durée du travail ne devrait plus être une prérogative politique et idéologique, mais résulter de négociations entre partenaires sociaux au niveau des branches. Évidemment, une augmentation éventuelle du temps de travail doit s’accompagner d’une hausse des rémunérations, qui restent faibles en France : 60 % des Français gagnent moins de 2200 euros par mois.
L’enjeu est aussi de revoir les modes de management, dans un sens moins « jupitérien » pour favoriser l’autonomie des salariés et la considération de leurs apports pas seulement quantitatifs mais aussi qualitatifs. Le déficit de sens, le sentiment de « compter pour du beurre », l’absence de considération des efforts des salariés les plus impliqués et le manque de confiance et d’écoute de leurs initiatives contribuent à la démotivation d’une large partie d’entre eux. Avec son cortège d’absentéisme, d’arrêts maladie et de présence passive. L’immigration non sélective et l’échec de l’intégration depuis 30 ans contribuent aussi à une productivité faible et à des dépenses sociales trop élevées.
L’augmentation du temps de travail ne doit pas se décider par le haut mais dans une perspective positive pour la société dans son ensemble avec une amélioration de la qualité des services et de l’accompagnement des plus fragiles, de l’investissement dans l’atténuation et l’adaptation au changement climatique et une augmentation de la production nationale favorisant son indépendance et l’emploi industriel. Pour les entreprises, en termes de compétitivité, et pour les salariés, en termes de pouvoir d’achat et de perspectives de carrière, mais aussi de sens donné à son travail.
Travailler plus ? Certainement, mais à condition de travailler mieux. Travailler plus ? Oui, mais seulement si la majorité des actifs retrouvent du sens à leur activité, dans leur métier.
Notes et références
[1] Adret, « Travailler deux heures par jour », Points Actuels, 1979
[2] Gubian A. et al., « Les effets de la RTT sur l’emploi », Économie et Statistique, nᵒ 376-377, 2004
[3] Gilbert Cette, « La France travaille peu : handicap mais chance pour le futur ? », Telos, 24/05/2023
[4] Patrick Artus, « Le niveau de production est trop bas », Les Échos, 28 novembre 2025.
[5] Guy Debord, La société du spectacle, Buchet-Chastel, 1967
Serge Guérin
Serge Guérin, né en 1962, est sociologue et professeur à l’INSEEC Grande École, spécialiste des questions du vieillissement, de la place des seniors dans la société et des dynamiques intergénérationnelles. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’éthique de la sollicitude. Il est notamment l’auteur de Et si les vieux aussi sauvaient la planète ? (Michalon).
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