À l’occasion du 120e anniversaire de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État, cet article propose une relecture critique de la laïcité française en mettant en perspective, d’une part, les résistances initiales du catholicisme face à l’autonomisation du politique, et d’autre part, les tensions contemporaines liées à la structuration de l’islam en France. L’objectif n’est pas de produire un discours polémique, mais de montrer, à partir d’une analyse historique, juridique et sociologique, que la pérennité du modèle républicain repose sur la réaffirmation claire de la primauté du droit civil sur les prescriptions religieuses, quel que soit le culte concerné. Cette réflexion conduit à interroger la possibilité — ou non — d’accommodements religieux dans un cadre juridique fondé sur l’indivisibilité de la souveraineté et l’universalité des normes.

 

1. Introduction : le retour d’un moment fondateur

Le cent-vingtième anniversaire de la loi de 1905 constitue non seulement un jalon historique, mais aussi un moment critique pour repenser la place des religions dans l’espace public français. La laïcité n’a jamais été un simple principe symbolique ; elle s’est progressivement affirmée comme un outillage juridique puissant, visant à neutraliser la capacité d’intervention normative des religions dans la sphère politique.

Contrairement à une lecture édulcorée qui tend à transformer 1905 en un consensus national, l’histoire montre qu’il s’agissait d’un affrontement frontal, marqué par des mobilisations, des répressions administratives, des ruptures diplomatiques et une recomposition radicale du rôle social du catholicisme. Le contexte actuel, caractérisé par l’émergence d’un pluralisme religieux plus marqué et par la montée de revendications politico-religieuses associées à certains segments de l’islam, invite à réévaluer ce moment fondateur afin d’en mesurer les enseignements et les limites.

 

2. 1905 : une rupture politique plus qu’une réforme théologique

2.1. Le catholicisme contre l’État moderne : un conflit de souverainetés

Les travaux de Jean Baubérot, d’Émile Poulat ou de René Rémond l’ont démontré : la laïcité n’a pas été une conquête pacifique. Elle est le produit d’un conflit structurel opposant deux prétentions à la souveraineté morale : celle de l’Église catholique et celle de l’État républicain.

La loi de 1905 naît dans un contexte où l’Église contrôle encore l’essentiel de l’enseignement primaire, une part de l’hôpital, et jouit d’un prestige culturel immense. L’historien Claude Langlois parle même d’« hégémonie socio-symbolique ».

Contre ce pouvoir, la République entend affirmer un ordre juridique fondé sur trois principes :

  • la liberté de conscience et de culte ;
  • la neutralité de l’État ;
  • la subordination stricte du religieux au droit commun.

 

Le catholicisme institutionnel, sous Pie X, réagit violemment : encycliques de condamnation, boycott des associations cultuelles, refus de transfert des biens, mobilisation du clergé. Les archives du ministère des Cultes montrent que la tension fut si forte qu’on parla de « séparatisme catholique ».

 

2.2. Le processus d’acceptation progressive

Le catholicisme finit pourtant par accepter le cadre légal. Non par adhésion philosophique, mais par reconnaissance de la puissance du droit républicain. Plusieurs facteurs expliquent cette normalisation :

  • la stabilisation du régime républicain ;
  • la fin des illusions d’une restauration monarchique ;
  • la nécessité pour l’Église de conserver une présence pastorale ;
  • l’intégration croissante des catholiques au champ politique républicain.

 

Cette transformation montre que la laïcité n’a pas détruit les religions, mais les a repositionnées dans un espace de liberté strictement cantonné à la sphère privée.

 

3. Le contexte contemporain : un pluralisme asymétrique

3.1. L’émergence d’un islam de France : défis sociologiques et politiques

Depuis les années 1980, la question de l’islam prend une dimension nouvelle en France. Ce phénomène ne tient pas uniquement à la croissance démographique musulmane, mais à la visibilité d’un islam socialement structuré dans un espace sécularisé.

 

Les recherches de Françoise Lorcerie et de Gilles Kepel soulignent l’existence :

  • d’un islam cultuel, spirituel, familial, largement compatible avec la laïcité ;
  • d’un islam néo-communautaire, structuré par des réseaux transnationaux ;
  • d’un islam politique ou identitaire, porteur d’une vision normative du monde.

 

C’est ce dernier segment qui pose la question centrale : peut-on concilier un cadre juridique universaliste avec des revendications communautaires cherchant à imposer des normes religieuses au sein de la vie publique ?

 

3.2. L’asymétrie historique avec le catholicisme

Certains avancent que la France devrait appliquer à l’islam « la méthode 1905 ».

Mais l’analogie doit être maniée avec prudence : le catholicisme de 1905 était une institution centralisée, dotée d’un clergé hiérarchisé, alors que l’islam européen est pluriel, non centralisé, traversé par :

  • des courants piétistes,
  • des mouvements réformistes,
  • des réseaux fréristes,
  • des influences salafistes,
  • des instances représentatives concurrentes.

 

L’État n’a donc pas face à lui un interlocuteur unique mais une galaxie organisationnelle aux objectifs très hétérogènes.

 

4. Le cœur du problème : l’extension des normes religieuses dans l’espace public

4.1. Des revendications qui dépassent le culte

Les demandes formulées au nom de l’islam ne concernent pas seulement l’exercice du culte, mais des pans entiers de la vie publique :

  • pratiques sportives (créneaux séparés, voile),
  • restauration collective (menus confessionnels obligatoires),
  • éducation (contestation de certains enseignements),
  • services publics (exigences de prise en compte de prescriptions religieuses),
  • vie politique locale (pression sur les élus dans certains territoires).

 

Comme l’a montré le rapport Obin (2004), puis les travaux plus récents de Hakim El Karoui ou Bernard Rougier, ce sont autant de tentatives de « normativisation » religieuse de l’espace commun.

 

4.2. Du droit religieux au privilège politique

L’une des contributions les plus intéressantes de la sociologie juridique (notamment Dominique Schnapper et Danièle Lochak) est d’avoir montré que les « accommodements raisonnables » peuvent conduire, dans un système universaliste, à une rupture d’égalité. C’est ce que je nommerai largement les « accommodements déraisonnables ».

 

La revendication religieuse cesse alors d’être une demande de liberté pour devenir une demande de privilège.

Or le droit français repose sur une idée simple : toute exception au droit commun doit être justifiée par l’intérêt général, jamais par la pression communautaire.

 

5. La primauté du droit civil : un impératif non négociable

5.1. La hiérarchie des normes

La Constitution de 1958, le Conseil d’État et la Cour européenne des droits de l’homme convergent sur un point : les libertés religieuses sont garanties, mais elles s’exercent dans les limites de l’ordre public démocratique.

Il ne peut donc exister :

  • ni droit dérogatoire permanent,
  • ni statut juridique spécial,
  • ni obligation d’adapter la norme civile à la norme religieuse.

La laïcité est ici un principe de gouvernement des libertés, non un outil de restriction.

 

5.2. Le danger du pluralisme juridique

Laisser s’installer des régimes d’exception reviendrait à créer un pluralisme juridique de facto, situation caractéristique des sociétés multicommunautaires, et que la France a précisément voulu éviter depuis 1789.

Comme l’a écrit Marcel Gauchet, « la République est le passage du gouvernement des identités au gouvernement des citoyens ».

Revenir en arrière serait abandonner deux siècles de construction politique.

 

6. Conclusion : la nécessité d’une clarification républicaine

L’analyse historique de 1905 montre que la laïcité n’est pas un instrument de combat contre une religion, mais un instrument d’autonomie du politique et de protection de l’espace commun.

L’analyse sociologique contemporaine montre, quant à elle, que certaines revendications politico-religieuses liées à l’islam identitaire ou militant ne visent pas l’intégration dans le cadre laïque, mais la transformation du cadre lui-même.

 

Dans ce contexte, la conclusion s’impose :

  • Renoncer à la laïcité, c’est renoncer à l’égalité.
  • Renoncer à l’égalité, c’est renoncer à la citoyenneté.
  • Renoncer à la citoyenneté, c’est renoncer à la République.

 

Il ne s’agit pas « d’expliquer » la laïcité aux groupes qui la contestent : il s’agit de la réaffirmer comme norme non négociable.

Il ne s’agit pas d’adapter la République aux exigences religieuses : il s’agit de rappeler que seule la loi commune peut organiser la vie collective.

La France peut accueillir toutes les spiritualités.

Mais elle ne peut reconnaître qu’une seule souveraineté : celle du peuple, exprimée dans la loi civile.

 

 

Quelques lectures sur le sujet :

  1. Émile Poulat, Liberté, laïcité. La laïcité française : histoire, politique et actualité, Paris, Cerf, 2010.
  2. Jean Baubérot, Histoire de la laïcité en France, Paris, Que sais-je ?, 2021.
  3. Jean-Marie Mayeur, La séparation des Églises et de l’État, Paris, PUF, 2005.
  4. Valentine Zuber, « 1905 : une loi de compromis ou de rupture ? », Archives de sciences sociales des religions, n° 152, 2010.
  5. Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, La religion dans la France contemporaine, Paris, Armand Colin, 2021.
  6. Danielle Tartakowsky, La République, Paris, La Documentation française, 2014.
  7. Guillaume Cuchet, « La réception catholique de la loi de 1905 », Revue d’histoire de l’Église de France, 2015.
  8. Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2023.
  9. Henri Peña-Ruiz, La laïcité pour l’égalité, Paris, Gallimard, 2017.
  10. Pierre-Henri Prélot, « Neutralité et séparation : les deux piliers de la laïcité », Pouvoirs, n° 167, 2018.
  11. Conseil d’État, Étude annuelle : Laïcité et République, Paris, La Documentation française, 2016.
  12. Francis Messner, « Le modèle français de laïcité dans la jurisprudence », Revue de droit public, 2014.
  13. Stéphane Baume, « La neutralité de l’État : fondements philosophiques », Revue française de science politique, 2019.
  14. Gilles Kepel, Sortir du chaos. Les crises en Méditerranée et au Moyen-Orient, Paris, Gallimard, 2018.
  15. Olivier Roy, L’islam et laïcité, Paris, Flammarion, 2007.
  16. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020.
  17. Hugo Micheron, Le jihadisme français, Paris, Gallimard, 2020.
  18. Haoues Seniguer, « Les recompositions de l’islam institutionnel en France », Études du CERI, 2018.
  19. Raberh Achi, « Islam et espace public : entre droit et sociologie », Revue française de droit constitutionnel, n° 121, 2020.
  20. Patrick Weil, De la laïcité en France, Paris, Grasset, 2024.
  21. Dominique Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration ? Paris, Gallimard, 2007.
  22. Abdelwahab Meddeb, La maladie de l’islam, Paris, Seuil, 2002.
  23. Farhad Khosrokhavar, Islam et radicalisation, CNRS Éditions, 2017.
  24. Charte de la Laïcité à l’École, Ministère de l’Éducation nationale, 2013.
  25. Fabrice Dhume, « Les usages politiques de l’“identité musulmane” », Mouvements, 2019.
  26. Stéphanie Latte Abdallah & Cédric Baylocq, « Islam(s) de France », Critique internationale, n° 89, 2020.
  27. Comité Laïcité République, Rapport annuel, Paris, 2023.
  28. Philippe Raynaud, L’extrême droite et le problème islamiste, Paris, PUF, 2020.
  29. Didier Leschi, Leçons de la laïcité, Paris, Gallimard, 2022.
  30. Yohann Aucante, « Laïcité et minorités religieuses : perspectives comparées », Revue internationale de politique comparée, 2018.
  31. Pierre Rosanvallon, Le modèle politique français, Paris, Seuil, 2004.
  32. Institut Montaigne, France : islam et laïcité, Rapport 2016.
  33. Hakim El Karoui, La fabrique de l’islamisme, Paris, Institut Montaigne, 2018.
  34. Lionel Obadia, Sociologie des religions, Paris, La Découverte, 2019.
  35. Mona Ozouf, Composition française, Paris, Gallimard, 2009 (réflexions sur la citoyenneté et le commun).

Kamel Bencheikh

Kamel Bencheikh est un écrivain et intellectuel franco-algérien dont le parcours mêle engagement, réflexion politique et passion pour la langue française. Après une vingtaine d’années en Algérie, puis un long ancrage en France, il s’est imposé comme une voix universaliste, attachée à la laïcité, à l’émancipation individuelle et à l’exigence républicaine. Auteur entre autres de L’Islamisme ou la crucifixion de l’Occident (éditions Frantz Fanon), chroniqueur dans divers médias et passeur d’idées, il s’intéresse tout particulièrement aux questions d’intégration, de citoyenneté et de liberté de conscience. Son œuvre, comme ses prises de position publiques, reflète une volonté constante : relier plutôt qu’opposer, éclairer plutôt qu’enflammer, et défendre une vision humaniste de la France contemporaine.

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