Les discours de politique générale sont toujours, sous notre République, témoins des ambitions en « bosse » comme « creux ». En bosse : les promesses de politiques publiques et le volontarisme affiché. En creux : les oublis, les non-engagements ou les silences. Qui peuvent en dire long. Évidemment, ils servent aussi a posteriori au cimetière des promesses non tenues.

N’échappera pas à la règle le discours de politique générale de Sébastien LECORNU « II » prononcé le 14 octobre 2025, après sa première nomination, le 9 septembre, après une vacance de gouvernement LECORNU I de 26 jours, record de la V°. C’était donc un discours qui a dû prendre le temps de murir.

Le ras-le-bol contre les normes

Intéressons-nous à un sujet qui ne laisse plus indifférents les acteurs économiques, sinon les citoyens-administrés, le ras-le-bol normatif, sur lequel je m’exprime, auteur entre autres de L’inflation normative (Plon, 2024).

C’est un ras-le-bol assez mal mesuré par les instituts de sondage. Mais néanmoins, le mérite revient à la Direction interministérielle de la transformation publique (DITP) de conduire une enquête, réalisée tous les 2 ans, depuis 2008, auprès des « usagers » (la cible n’est pas exactement les entreprises). La dernière vague du baromètre de la complexité administrative et de la confiance en l’administration par événements de vie remonte à 2023 (confiée à BVA).

La « complexité administrative » n’épuise nécessairement pas, loin de là, la problématique de l’inflation normative, mais admettons ce signe clinique d’un mal français plus large, que nous avons identifié (voir notre essai, L’inflation normative, quand la France crève de trop de lois, Plon, 2024). C’est un des bubons apparaissant lorsqu’il y a inflammation des ganglions normatifs !

Les résultats du baromètre 2023, aux questions posées loin d’être toutes pertinentes selon nous, montrent – au-delà de l’habilité d’un tableau pas tout noir – une insatisfaction en progression depuis 2008 : un usager sur cinq a envisagé de déposer une réclamation en raison de son insatisfaction de la relation avec les services publics au cours des deux dernières années ; l’impact positif de l’expérience avec les organismes publics sur l’image des services publics se détériore régulièrement année après année. J’ai des doutes sur la pertinence de cet exercice gouvernemental (non neutre) qui n’exclut pas la recherche d’autosatisfaction.

L’autre grand baromètre de l’état de l’opinion des Français à l’égard de leur confiance dans les institutions, conduit de manière plus indépendante par le CEVIPOF (et Opinionway), ne suit hélas pas d’indicateurs sur la complexité administrative. Je lance d’ailleurs au CEVIPOF l’invitation à y inclure cette question sur « les Français et les normes ».

Toutefois, dans sa vague 16, rendue publique en février 2025, l’intégralité des producteurs nationaux de « normes » en ressort sérieusement étrillée : 77% d’absence de confiance dans le gouvernement, 76 % dans l’Assemblée nationale, 71% dans le Parlement européen, 68 % dans le Sénat… et encore 61% d’absence de confiance dans le contrôleur suprême des normes, le Conseil constitutionnel !

Ce désamour entre les Français et leurs normes, complexes ou à la représentativité faible, a-t-il trouvé un écho dans le discours de politique générale de Sébastien LECORNU ?

Ce n’est pas sûr.

Les creux du discours de politique générale

Si l’occurrence « confiance », pour cet exercice imposé, est citée huit fois (« J’ai confiance dans la démocratie sociale, confiance dans la démocratie parlementaire »), ou l’occurrence « réforme » (12 fois), ces mantras ne sont pas associés de manière concrète à la perte de confiance des Français dans les « normes » (zéro occurrence !), dans la « bureaucratie » (zéro occurrence !) ou dans la « complexité » administrative (zéro occurrence !). La « simplification » est invoquée, qu’une fois (!), sans que l’on sache en déduire la moindre proposition. Citons : « Tout le monde prône la simplification, nombre d’acteurs dans le pays la réclament : une majorité dans les deux chambres est possible sur ce sujet. » So what ?, comme disent nos amis anglo-saxons.

Comparativement aux discours de politique générale de ses prédécesseurs depuis Macron II, que j’ai étudiés dans La Semaine juridique du 2 juin 2025, sachons admettre, objectivement, que c’est Gabriel ATTAL qui restera le plus volontariste des quatre, par un discours anti-bureaucratie. Ce qui ne surprend pas quand on observe que Guillaume KASBARIAN, de son parti, ancien ministre de la Fonction publique, de la simplification et de la transformation de l’action publique sous le gouvernement BARNIER, s’avère le député le plus courageux à l’Assemblée nationale dans l’actuel débat de la loi de finances, n’hésitant pas à recourir à l’image Mileiste de la « tronçonneuse »…

C’est donc bien en creux, et non en bosse, que la « simplification administrative » figurerait au titre des politiques publiques du nouveau Premier ministre.

Et cela se traduit par deux abstentions notables, d’autres creux dans son discours.

D’abord, l’abstention de nommer tout responsable de rang ministre plein ou même secrétaire d’État chargé de la simplification. Dans la nomination des gouvernements LECORNU I comme LECORNU II, dans les deux cas, a disparu de tout intitulé ministériel la « simplification », contrairement au gouvernement BARNIER puis au gouvernement BAYROU. Les connaisseurs de l’action interministérielle savent que ce symbole pèse pour faire avancer – ou pas – les dossiers, dans les arcanes du pouvoir.

On n’a plus aucune nouvelle du projet de loi de simplification de la vie économique

Ensuite, plus incroyable, le projet de loi de simplification de la vie économique, déposé le 24 avril 2024 par Gabriel ATTAL (dont l’actuel premier ministre était solidaire au titre de son portefeuille), annoncé dans le discours de politique générale du 30 janvier 2024, adopté – après engagement de la procédure accélérée par le gouvernement – par le Sénat le 22 octobre 2024, puis par l’Assemblée nationale le 17 juin 2025, a achevé son parcours d’examen bicaméral.

Depuis le 17 juin dernier, le projet de loi de simplification de la vie économique semble perdu corps et biens, est-ce au milieu de la Seine qu’il aurait coulé ?

Puisque c’est le gouvernement qui a fait usage de la procédure accélérée du deuxième alinéa de l’article 45 de la Constitution, comme une loi sur deux depuis 2002 selon un abus qui ne choque plus personne, c’est une commission mixte paritaire qui, seule, selon ce même article 45, peut (devrait) conclure l’adoption de cette loi votée. Un texte qui n’est certainement pas le graal de la simplification administrative, mais qui reste très attendu du monde patronal.

Or, après avoir usé du privilège de neutraliser le principe parlementaire de deux lectures dans chaque Chambre, le Premier ministre use d’un second privilège de l’exécutif : décider souverainement, selon le bon vouloir du Prince (républicain), de provoquer la réunion d’une commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion, ou bien d’enterrer des centaines d’heures préparatoires à ce projet de loi (les « Rencontres de de la simplification »), un rapport parlementaire « Rendre des heures aux Français », des centaines d’heures de débats parlementaires (voir mon étude à la RFDA de juillet 2025)…, pour un texte qui est ce qu’il est, mais, soudain, pourquoi n’aurait-il plus la grâce de la priorité qui était celle que lui était assignée par quasiment le même gouvernement !?

Cette incohérence dans une démocratie « parlementaire » où l’exécutif, à force d’abuser de sa position dominante en perd tout crédit auprès de nos concitoyens (cf. les 77% d’absence de confiance dans le gouvernement), autant que ce manquement à la parole politique donnée aux entreprises et syndicats patronaux, auront bénéficié d’autres séquences médiatiques pour faire oublier ce déni de droit parlementaire. La simplification administrative attendra, ou les entreprises et les administrés s’en lasseront…

Incohérence aussi à l’égard de l’esprit du discours de politique générale du Premier ministre Sébastien LECORNU, qui exposait, au titre de sa philosophie des rapports Parlement-Exécutif, que : « Le Gouvernement présente [la loi] qu’il estime souhaitable. » Le Parlement l’examine, le discute, le modifie. C’est sa liberté. »

Pourquoi la CMP n’est-elle pas convoquée depuis le 17 juin dernier ? Aucune question d’actualité au gouvernement n’ayant été posée pour éclairer ce déni (étonnant d’ailleurs ?), on ne peut qu’en demeurer, faute d’explications officielles, à la perte d’intérêts de ce texte, ce qui serait incompréhensible. À moins que cet enterrement ne soit dû au vif agacement du gouvernement causé par la copie parlementaire ? Il faut dire qu’enhardis, les députés y ont voté, par amendement de commission spéciale, l’abrogation des « ZFE-m ». Appliquant, à l’avance, le discours de Sébastien LECORNU : Le Parlement examine, discute, modifie. C’est sa liberté.

On ne simplifiera donc pas la vie des entreprises, du moins jusqu’à nouvel ordre, mais comment alors le gouvernement LECORNU II compte-t-il, raisonnablement, commencer à creuser un peu le « mur des normes », dont le Premier ministre hérite nolens volens, haut de 47 578 686 mots « Légifrance » et représentant le pic de 2643 heures de lecture en janvier 2025 de notre droit étatique national ?

Voilà encore un autre creux de son discours de politique générale.


Christophe Eoche-Duval

Christophe Eoche-Duval, né en 1961, est Conseiller d’État (s’exprimant à titre personnel). Spécialiste de volumétrie normative, du droit de la déontologie des professions de santé et de droit maritime, il publie régulièrement dans les revues juridiques. Essayiste, il est l’auteur, notamment, de L’inflation normative (Plon) et Le prix de l’insécurité (Eyrolles).

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