SR : Votre œuvre de philosophe, historien et universitaire s’est construite sur plus d’un demi-siècle de recherche, nourrie également par vos activités de recherche auprès de grands groupes des télécommunications et du numérique. Depuis votre DEA à la fin des années 1970 sous la direction de Lucien Sfez, jusqu’à vos analyses contemporaines des figures de Berlusconi, Macron ou Trump, la pensée de Saint-Simon constitue un fil directeur majeur de votre démarche intellectuelle. Qu’est-ce qui vous conduit aujourd’hui à lui consacrer une biographie appelée à faire date ?
PM : Cette biographie paraît à l’occasion du bicentenaire de la mort de Saint-Simon en 1825. Au-delà de cet événement, je voulais parachever mes quarante-cinq années de fréquentation de ce grand philosophe par une nouvelle biographie intellectuelle. En effet les précédentes étaient très incomplètes et surtout la plupart ont été soit des hagiographies saint-simoniennes, soit des réactions à ces dernières. Un des arguments critiques des biographes était l’incomplétude de son œuvre, révélatrice d’un personnage incapable de prétendre au statut de « grand auteur ». Même si Marx et Engels, ce dernier le comparait à Hegel, puis Durkheim et Mauss ont trouvé chez lui les sources du socialisme et de la sociologie. Or, depuis plus de dix ans, nous disposons d’une édition critique des Œuvres complètes de Saint-Simon (PUF, 2012) que j’ai co-dirigée soulignant la richesse et l’unité de cette œuvre. J’ai ajouté début 2025, la publication de sa correspondance (Manucius, 2025), ce qui met à disposition l’ensemble de ses écrits. En les articulant avec ses multiples expériences, un nouveau personnage émerge, un philosophe novateur qui a pensé dès son origine, ce que serait la « société industrielle ». Cette formule est de lui et cette réalité est la nôtre.
*Philosophe, professeur honoraire des universités,
** Président de Cap, politologue, enseignant et essayiste.
PM : Saint-Simon vit une période explosive. Il agit et pense sur un volcan, à savoir l’entrechoquement de quatre révolutions : l’Indépendance américaine, la Révolution française, la révolution des sciences vers 1800 à Paris et les débuts de la révolution industrielle. Il a connu six vies en écho à ces révolutions de la société. Pourquoi « six vies paradoxales » successives ? Car chacune est animée par une contradiction entre l’état existant et un autre possible, tout à l’opposé. La première est la rupture paternelle et familiale. Le jeune homme est révolté contre le milieu aristocratique et catholique auquel il appartient et imagine un autre monde. La deuxième est celle du jeune officier qui rejoint les Insurgents en Amérique. Là, il découvre la « liberté industrielle » à l’opposé de la « carrière militaire ». Et le soldat vit et voit un nouveau monde : « Ma vocation, dit-il, n’était point d’être soldat. J’étais porté à un genre d’activité bien différent, et je puis dire contraire. » Il ira jusqu’à proposer la suppression de l’armée permanente. Sa troisième vie est provoquée par la Révolution française. Il est alors un des plus gros spéculateurs sur les biens nationaux. Il a l’habileté d’être paradoxalement dans la Révolution, de la soutenir et d’en profiter, sans y participer. Devenu richissime sous le Directoire, il bifurque à nouveau en 1798. Il dilapide sa fortune, devient misérable, marginal, méprisé par les institutions savantes et surveillé par le pouvoir. Vingt ans plus tard, cinquième vie paradoxale, il publie sa célèbre « Parabole » contre tous les oisifs revenus au pouvoir dont la royauté, les nobles, l’Etat et l’Eglise, et finit aux assises. A partir de 1820, Saint-Simon entame une sixième et dernière vie : le novateur-réformateur se fait fondateur d’une Doctrine industrielle et d’une nouvelle religion séculière. Il renverse toutes les Églises hérétiques et la matrice symbolique du christianisme. Ainsi Saint-Simon a-t-il élargi l’ampleur de ces actes de rupture pour ouvrir les portes du nouveau monde industriel et libérer toutes les forces créatrices de la société.
SR : Vous qualifiez Saint-Simon « de novateur » et soulignez qu’il opère moins des ruptures de contenus doctrinaux que des ruptures de cadres de pensée. Pourriez-vous préciser la portée et la nature de ces innovations conceptuelles ?
P.M : C’est lui-même qui se qualifie « novateur » du début à la fin de son œuvre. Il se démarque ainsi des Lumières dont la force fut seulement critique, d’où la Révolution et son inachèvement. Pour Saint-Simon, l’urgence n’est plus de défaire, mais de refaire la société. En tant que philosophe, il crée ou réinvestit des concepts, des mots, des images et esquisse un nouveau système social et explore les voies pour y parvenir. A cette fin, il établit successivement une « nouvelle Encyclopédie » et une « science de l’homme » puis un nouveau système industriel et scientifique, et enfin un « nouveau christianisme ». Pas moins ! Il veut penser et repenser la société pour la refaire à neuf. Tel est son objet et son objectif. Qu’est-ce qu’une société et comment la transformer ? Voilà la problématique vertigineuse qu’il inaugure.
SR : L’interprétation de l’œuvre d’un auteur conduit souvent à privilégier ses écrits ultimes pour en déduire une synthèse de sa pensée opérée par son créateur. Cette démarche rend-elle justice à son œuvre cathédrale le « Nouveau Christianisme », que vous dont le contexte politique que vous restituez explique la radicalité empreinte de paulinisme mais aussi de 1793 dans un moment où le libéralisme est défait lors de la Restauration par les ultra-légitimistes ?
PM : Le Nouveau Christianisme, son dernier texte de 1825, est demeuré inachevé : seul un des trois dialogues annoncés entre le « novateur » (Saint-Simon) et « le conservateur » (un théocrate) a été publié. Saint-Simon répond à la grande question ainsi formulée dès 1797 par Chateaubriand « « Quelle sera la religion qui remplacera le Christianisme ?». Pour Saint-Simon, il faut rajeunir le christianisme en retournant à ses sources, à la morale des apôtres. L’enjeu est de rejeter l’individualisme au profit de l’association. Et ce, de façon concrète, terrestre et positive, dans le système industriel et scientifique, ainsi doté d’une morale cohérente avec la coopération des « capacités » dans la production.
SR : Vous mettez en lumière chez Saint-Simon une philosophie de l’Histoire singulière, articulant différentes temporalités : historique et scientifique, marquée par les « progrès de l’esprit » ; morale et religieuse ; dans une dialectique entre pouvoir temporel et pouvoir spirituel. Pourriez-vous en analyser les ressorts et la portée théorique de ce régime historique ?
PM : En effet, il ne faut pas réduire sa vision de l’histoire à une loi de progrès continu. Seules les connaissances progressent dans l’histoire, avec le développement des sciences. La morale et les arts ne progressent pas et la vérité morale se trouve à la source du christianisme, donc par un grand retour aux origines. De même le politique est-il orienté par le futur et l’horizon d’un bonheur terrestre. « L’âge d’or, répète-t-il, est devant nous. » Saint-Simon dessine ainsi trois régimes d’historicité selon qu’il s’agit de traiter du savoir, du vouloir ou du pouvoir.
La société comme objet et sujet central de l’histoire
SR : Saint-Simon est indissociable de la postérité considérable qu’a suscitée sa pensée. En quoi consiste, selon vous, la singularité propre de Saint-Simon, indépendamment de ce que deviendra le foisonnant mouvement saint-simonien ?
PM : Sa singularité est de penser la société comme un nouvel objet et comme sujet central de l’histoire. La société a su faire la Révolution, elle seule peut et doit l’achever. Son fil rouge est l’idée d’une société auto-organisée et autodéterminée, capable de créer et de penser. La société est assimilée à une personne qui doit se débarrasser de ses entraves institutionnelles du passé et libérer toutes ses facultés créatrices pour l’avenir.
SR : Le saint-simonisme entretient des relations complexes avec les autres grands courants intellectuels du XIXᵉ siècle : libéralisme, socialisme naissant, positivisme comtien — Comte ayant été son disciple avant leur rupture. Comment caractériser les interactions, continuités et divergences entre ces différents courants ?
PM : A l’exception des romantiques, tous ces courants partagent l’idée, voire « la religion » du progrès, comme la nomme Cournot. A la suite de Saint-Simon, tous célèbrent les sciences et l’industrie, mais de façon différente, voire opposée, notamment entre libéralismes et socialismes.
L’industrialisme et le scientisme les unit, mais les moyens de les mettre en œuvre diffère. En ce sens, Saint-Simon est bien le fondateur des fondateurs, en amont de ces diverses idéologies.
SR : Saint-Simon considérait que la Révolution française n’avait pas encore achevé son processus. À vos yeux, cette Révolution s’est-elle accomplie conformément à son projet, ou demeure-t-elle inachevée ?
PM : La Révolution est inachevée, c’est l’affirmation majeure de Saint-Simon parce qu’elle n’a remplacé que des hommes par d’autres hommes, des constitutions par d’autres, mais elle n’a pas changé le système social. La preuve : l’Empire et la Restauration la plongent dans un labyrinthe, voire un retour à l’Ancien Régime. 250 ans plus tard, la question n’est plus pertinente, mais la Révolution française demeure le phare de l’imaginaire politique national.
La société industrielle comme imaginaire collectif
SR : Vous établissez une filiation entre Condorcet, Saint-Simon et le saint-simonisme, que l’on résume parfois, quoique de manière réductrice, par la formule : « le passage du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Ces transformations conceptuelles n’annoncent-elles pas les dynamiques contemporaines autour du néolibéralisme — entendu au sens philosophique et politique postnational — qui tend à se détacher des us et coutumes, des usages et des cadres symboliques propres à chacun des peuples, dans ce que vous appelez l’« autodétermination des Sociétés », projet ultime du saint-simonisme ?
PM : J’emprunte cette formule de la société autodéterminée à Cornelius Castoriadis pour dire que Saint-Simon prend la société pour objet d’analyse et sujet de l’histoire. En cela il s’appuie sur Condorcet mais il ne veut pas d’une mathématique sociale. Il vise une « physiologie sociale » car la société est comparée à un organisme vivant. Société, nation et humanité sont des synonymes chez Saint-Simon pour désigner un grand être collectif agissant sur la nature. Le danger majeur est l’égoïsme individualiste, source du délitement social.
SR : Enfin, vous insistez dans vos travaux sur l’« imaginaire industriel » en amont de Saint-Simon, notamment à partir de la règle de saint Benoît. En quoi la tradition bénédictine et la pensée saint-simonienne peuvent-elles éclairer la manière d’anticiper et d’organiser des Sociétés véritablement humaine confrontées à la révolution anthropologique induite, souvent à notre insu, par la révolution numérique et l’intelligence artificielle générative ?
L’industrie, c’est une communauté de travail organisée, à l’origine selon la règle bénédictine en effet, qui partage une vision du monde afin de participer à ce que François Perroux a nommé « la création collective ». Partir des techniques ou de l’économie pour comprendre l’industrie et a fortiori, la société industrielle, c’est se condamner au fétichisme qui consiste à prendre la partie pour le tout. Si l’industrie utilise des technologies et applique des sciences, elle assemble et oriente les savoir-faire, les expériences et des imaginaires collectifs. Si on la réduit à des objets techniques, fussent-ils qualifiés « d’intelligents », on plonge dans le rêve, ou plutôt le cauchemar, du dépassement des limites du monde et de la fragilité humaine.
Stéphane Rozès
Stéphane Rozès est politologue, président du cabinet de conseil Cap. Ancien directeur général de l’Institut d’études CSA, il y fit sa carrière de 1991 à 2009 après la Sofres (1986-1991) et BVA (1985-1986). Il a enseigné à Sciences Po Paris (1990–2023), à HEC (2008–2011), et a été chroniqueur à France Inter, LCP-Assemblée nationale, Public Sénat, BFM Business et France Culture. Il fut expert pour la « Consultation mondiale sur la lutte contre le réchauffement climatique » lors de la COP 21 de Paris. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris, intervient comme expert à la demande de la presse écrite et audiovisuelle, et contribue à des revues (Le Débat, Commentaire, Études, La Nouvelle Revue Politique, Revue de la Défense nationale) et à des ouvrages collectifs. Il est membre d'honneur du CEPS et l’auteur de Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Éd. du Cerf, 2022.
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