Il y a 120 ans était promulguée la loi du 9 décembre 1905, texte fondateur qui institua la séparation des Églises et de l’État. Cette loi, souvent désignée comme « loi de 1905 », est l’un des piliers de l’identité républicaine. Elle ne mentionne pas explicitement le mot « laïcité », mais elle en constitue la clef de voûte : elle assure dans son article 1ᵉʳ la liberté de conscience et garantit le libre exercice des cultes, tout en affirmant dans son article 2 que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.
L’aboutissement
Cette loi fondamentale, consubstantielle à notre histoire républicaine, fut l’aboutissement d’une confrontation séculaire entre les tenants de l’Église comme puissance politique et ceux qui voulaient, à l’instar de John Locke et de Voltaire, que l’ordre politique puisse se passer des contraintes religieuses. Ces débats passionnés, qui aboutirent en 1792 à la création d’un état civil laïc et du droit au divorce, se cristallisèrent au début de la Troisième République sur la question, cruciale, de l’école, devenue obligatoire, gratuite et laïque par la loi Jules Ferry de 1882. L’affaire Dreyfus exacerba ces tensions entre les cléricaux, souvent antidreyfusards, arc-boutés sur une conception confessionnelle de la nation, et les anticléricaux dreyfusards qui majoritairement défendaient l’État de droit et la neutralité religieuse. Depuis le Concordat de 1801, signé par Napoléon Bonaparte, l’État français reconnaissait et finançait les cultes catholique, protestant et israélite. Mais cette organisation concordataire apparaissait de plus en plus incompatible avec l’idéal républicain. Grâce aux efforts d’une commission parlementaire présidée par le philosophe et pédagogue protestant Ferdinand Buisson, on aboutit à la loi votée par la Chambre des députés le 3 juillet puis par le Sénat le 6 décembre 1905.
Une loi de compromis
Le mérite en revient surtout au rapporteur de la commission Aristide Briand, principal artisan du compromis entre les partisans d’une laïcité stricte, tels Georges Clemenceau, qui l’avait traité de « socialiste papalin », et ceux qui craignaient une rupture brutale. Certains députés voulaient une loi punitive contre l’Église catholique ; d’autres, plus modérés, insistaient sur la nécessité de préserver la liberté religieuse. Les discussions portèrent notamment sur la propriété des édifices religieux, le statut des associations cultuelles, la liberté de conscience et la garantie de l’ordre public. Briand parvint à rédiger un texte qui, tout en affirmant la neutralité de l’État vis‑à‑vis des religions, protégeait les droits des croyants. Les édifices religieux devinrent propriété publique mais furent mis à disposition des associations cultuelles. La police des cultes fut encadrée afin d’éviter les troubles à l’ordre public.
Des remises en cause
En dépit de son caractère consensuel, la loi suscita néanmoins de vives résistances. Le Vatican condamna le texte, et une partie du clergé catholique y vit une attaque contre la foi. Des tensions éclatèrent en 1906 lors de l’inventaire des biens ecclésiastiques, parfois accompagnées d’affrontements. Face à la politique anticléricale menée par le gouvernement du Cartel des gauches, la Déclaration des cardinaux et archevêques de France du 10 mars 1925, alignée sur les positions du pape Pie X, condamna « les lois dites de laïcité » comme « injustes » parce que « contraires aux droits formels de Dieu ». À partir de 1940, le régime de Vichy remit en cause le principe de liberté des cultes en menant une politique antisémite et hostile à la laïcité de l’enseignement primaire. Néanmoins, au fil des décennies, le principe de laïcité, reconnu dans la Constitution de 1946 comme dans celle de 1958, devint un cadre stable pour l’organisation des cultes en France. Depuis la loi constitutionnelle du 4 août 1995, la laïcité a même été incluse dans l’article premier de la Constitution, confirmant que « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale » qui « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion » et « respecte toutes les croyances ». Ces principes ont permis de pacifier les relations entre l’État et les religions, en établissant une frontière claire entre sphère publique et sphère privée.
Une loi à expliquer et à défendre
Cependant, il serait absurde de passer sous silence les atteintes à la laïcité engendrées depuis plusieurs décennies par les tenants de l’intégrisme religieux, notamment dans la communauté musulmane de France. L’affaire des foulards de Creil, en 1989, a mis en exergue le débat sur le port de signes religieux ostensibles dans les écoles publiques, donnant lieu à la loi de 2004, qui l’a interdit, puis à la charte de la laïcité à l’école, qui a confirmé en 2013 cette interdiction. Depuis lors, la loi de 1905 est régulièrement invoquée dans les débats sur la neutralité des agents publics, ou sur la place des religions dans l’espace scolaire. Certains estiment qu’elle doit être renforcée ; d’autres craignent qu’elle soit instrumentalisée. Un récent sondage a montré que 44% des musulmans de France (contre 28% en 1995) feraient passer la loi islamique (charia) avant les lois républicaines, dont celle de 1905, s’ils devaient « choisir » entre les deux. La montée de l’islamisme, liée en partie à l’entrisme des Frères musulmans et aux tentations séparatistes qui séduisent une partie de nos concitoyens, et avec la complicité de certains partis politiques, constitue incontestablement un sujet d’inquiétude pour les tenants d’une laïcité ouverte mais ferme.
Il est devenu crucial aujourd’hui, sans stigmatiser qui que ce soit, d’expliquer et de défendre activement le principe de laïcité, comme le font par exemple les référents laïcité dans toute la fonction publique, et comme le souligne depuis le 9 décembre 2015 la journée de la laïcité à l’école, étendue depuis 2021 à toute la fonction publique. Le 120ᵉ anniversaire de la loi de 1905 est l’occasion de réaffirmer son rôle fondateur. Plus qu’un texte juridique, elle est un symbole vivant de liberté et d’égalité, qui continue de structurer la vie démocratique française.
Jean Garrigues
Jean Garrigues est normalien, professeur émérite à l’Université d’Orléans, président de la Commission internationale pour l’histoire des assemblées, membre des conseils scientifiques des Rendez-Vous de l’Histoire et de La Nouvelle Revue Politique. Il a publié une quarantaine d’ouvrages sur l’histoire politique de la France depuis la Révolution française. Son dernier livre s’intitule Les Avocats de la République, de Danton à Robert Badinter (Odile Jacob, 2025).
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