Professeur émérite d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine-Metz, membre du conseil scientifique de la NRP, François Cochet vient de publier une biographie de référence sur Georges Catroux qui éclaire à travers l’itinéraire de ce général emblématique l’histoire de la France libre et du gaullisme tout comme celle de l’empire colonial français, du Levant à l’Indochine en passant par l’Algérie et le Maroc.
OD – Pourquoi écrire une biographie de Georges Catroux ?
Une biographie de Georges Catroux (1877-1969) s’imposait aujourd’hui pour plusieurs raisons.
Ce général s’est vu consacrer un premier ouvrage sous la plume d’Henri Lerner en 1990. Cette biographie, certes des plus sérieuses, laissait pourtant le lecteur sur sa faim. L’auteur avait bien utilisé des archives personnelles de Georges Catroux mais sans les mentionner dans un système de référencement précis. Par ailleurs, Lerner donnait du personnage une lecture assez hagiographique qui ne peut satisfaire l’historien d’aujourd’hui. En outre, depuis 1990, bien des sources ont été mises à la disposition des chercheurs. C’est le cas, notamment, de certaines archives britanniques, de travaux sur le Proche-Orient ou de la publication de journaux de guerre, comme celui, déterminant, d’Henri Queuille (Plon/Fondation Charles de Gaulle, 1995). Autant de raisons qui m’ont incité à reprendre, à nouveau frais, une biographie de Catroux.
Le personnage est surtout connu pour avoir été le général de plus gradé à rallier de Gaulle en octobre 1940. Pourtant Georges Catroux est bien autre chose aussi. Il est au cœur de la politique levantine française des années vingt à quarante, de l’épopée de la France Libre -bien entendu- mais aussi de la décolonisation, même si son rôle réel est peu connu du grand public. Il s’agit donc d’éclairer non seulement le personnage, en sachant en identifier les grandeurs et les petitesses, mais surtout de replacer son action dans des contextes militaires, politiques et culturels d’un long temps courant sur plusieurs décennies.
Outre les approches classiques de la biographie j’ai également mis en oeuvre ce que j’appelle un « éclairage rasant », qui permet de mieux cerner les comportements de Georges Catroux en les comparant à ceux de militaires de sa génération. Par exemple, lorsqu’il s’agit de rendre compte des conditions qui l’amènent à rallier Charles de Gaulle, le 18 octobre 1940 à Fort Lamy, je m’interroge sur ce que l’on sait aujourd’hui de la sociologie des Français libres. Georges Catroux en est-il un représentant typique ou non ? Les Anglais, et en particulier Winston Churchill, ont-ils été tentés de remplacer à la tête de la France Libre Charles de Gaulle par Georges Catroux, mieux connu d’eux qu’un général de brigade à titre temporaire, sous-secrétaire d’État dans un gouvernement presque fantôme d’une semaine ?
OD-Quelles furent les grandes étapes de sa carrière ?
Fils d’officier sorti du rang, Georges Catroux suit l’exemple familial, mais par la voie royale de Saint-Cyr. Il en sort dans un rang suffisamment honorable pour lui permettre de choisir son affectation. Il opte pour les chasseurs des Alpes, arme d’élite de l’époque. Mais il n’y reste pas longtemps. A la « soif d’aventure » qui l’aurait poussé en Afrique du Nord évoquée par Lerner, la consultation des archives nous apprend qu’il n’est plus souhaité dans son unité à la suite d’une aventure avec l’épouse d’un supérieur. Il est affecté alors en l’Algérie où il fait un riche mariage, tout comme son père en son temps. Mais c’est surtout son appartenance à des réseaux « progressistes » qui caractérise précocement sa carrière. Par son frère aîné, il fait rapidement partie des réseaux d’Aristide Briand, Edouard Herriot, mais également de ceux d’Eugène Etienne et du « parti colonial ». Encore simple lieutenant, il est affecté en Indochine auprès du gouverneur général Paul Beau en 1903. Cette première nomination outre-mer est déterminante, car elle commence à faire de Georges Catroux un officier expert dans le renseignement plus que dans le combat. Son identification comme militaire proche des milieux radicaux s’affirme aussi dès cette époque. Après un échec à l’École de Guerre en 1909, il est nommé cette fois auprès du gouverneur général de l’Algérie, Charles Lutaud, maçon proche également d’Eugène Etienne, ce qui vient encore confirmer son appartenance à cette mouvance. La Grande Guerre se traduit pour lui par une longue captivité. Il est, en effet, fait prisonnier lors du premier grand engagement de son unité de tirailleurs algériens en octobre 1914 en Artois. Il tente plusieurs fois de d’évader, fait la connaissance en 1916 à Ingolstadt du capitaine de Gaulle, mais demeure captif jusqu’à la fin de la guerre.
A son retour d’Allemagne, son réseau relationnel relance sa carrière, en le faisant nommer d’abord au Hedjaz, puis en tant que lieutenant-colonel, comme adjoint du général Gouraud, Haut-Commissaire au Levant, qui doit mettre en place la politique mandataire de la France à la demande de la SDN. Il participe ensuite à la guerre du Rif aux côtés de Lyautey puis de Pétain, qui ne l’apprécie guère. Il revient au Levant en 1926, sous les ordres de Gamelin et du gouverneur général, Henry de Jouvenel. En 1930, il intègre le Centre des Hautes études militaires (CHEM), étape indispensable pour accéder aux étoiles de général. On entre au CHEM non sur concours comme pour l’Ecole de Guerre, mais sur recommandation de la hiérarchie. Catroux a visiblement bénéficié notamment de celle du général Paul Matter, directeur de l’infanterie et maçon notoire. A sa sortie du CHEM, il est nettement identifié comme un officier spécialisé dans le renseignement et l’outre-mer mais peu apte à commander une grande unité dans une guerre conventionnelle. Il accède cependant aux étoiles de général de brigade en mai 1931 à Marrakech où il succède, avec plusieurs décennies d’écart, à son maître à penser Lyautey. Général de division en 1935, il commande la 14e DI de Mulhouse -son seul poste métropolitain depuis sa sortie de Saint-Cyr- pendant 10 mois seulement, avant de revenir en Afrique du Nord prendre le commandement du 19e CA d’Alger.
Sa carrière militaire se termine officiellement le 29 janvier 1939, date à laquelle il est placé en 2e section (réserve) avec le rang et les attributions de général de Corps d’Armée (4 étoiles).
Georges Catroux a donc au total une belle carrière militaire, mais pas la plus belle des carrières. Il n’accède pas à la 5e étoile de général d’Armée et n’entre pas au Conseil Supérieur de la Guerre, véritable graal des grands chefs à l’époque. Sa spécialisation dans le renseignement et sa proximité avec un personnel politique marqué à gauche, certains de ses défauts -comme une suffisance souvent remarquée et un narcissisme notable -ne lui ont pas fait que des amis au sein de l’institution militaire.
Cependant, presque dans la foulée de sa mise en 2e section, Daladier le nomme gouverneur général de l’Indochine avec à la clef -mais seulement pour le temps de sa mission- l’octroi de la 5e étoile. Avec son gouvernorat général de l’Indochine, la rupture avec Vichy en juillet 1940, son passage à Londres en septembre, avec l’aide des Britanniques, et son acte d’allégeance à De Gaulle du 18 octobre, Georges Catroux entre désormais dans une autre catégorie que les généraux strictement militaires.
Pour parodier Charles de Gaulle, à 63 ans, il entre dans l’aventure.
OD-En quoi la figure de Catroux éclaire-t-elle l’histoire de l’empire colonial et de son administration ?
Son poste en Syrie-Liban, de 1921 à 1924 puis en 1926-1927, est représentatif des inflexions de la politique française au Proche-Orient. En Syrie-Liban Catroux, peu contraint par Gouraud, met en place une politique personnelle. Elle est calquée tout à la fois sur celle de Lyautey au Maroc du début du XXe siècle où il fallait « diviser pour mieux régner », mais aussi de celle d’un Indirect Rule mis en place par Evelyn Barin (Lord Cromer) en Egypte. Les conceptions de Catroux vont d’ailleurs nettement plus vers l’ «indirect » que vers le « rule » ! Grosso Modo, le mode de gouvernance de Catroux consiste à s’appuyer sur quelques familles, sur certains notables, ou sur certains chefs bédouins. Ces familles choisies sont largement stipendiées et privilégiées. En échange de quoi, Catroux les entoure de « conseillers » sélectionnés parmi ses subordonnés. Cette politique, au mieux paternaliste, est assez ignorante des évolutions internationales et notamment de la montée en puissance du nationalisme arabe. Ce mode de gouvernance, peut être adapté au Maroc de 1912, n’est plus guère audible par les Syriens et les Libanais de la fin des années 1920. Il l’est bien moins encore lorsque Catroux revient aux affaires proche-orientales entre 1941 et 1943. Dans une rivalité forcenée avec les Britanniques, qui veulent vider le Proche-Orient des Français et malgré la volonté de la France Libre qui a besoin de ces territoires, il est contraint de glisser progressivement vers l’idée d’indépendance pure et simple acquise pour le Liban début 1944 et pour la Syrie deux ans plus tard.
Catroux joue aussi un rôle de conseil et d’entregent lors de la crise marocaine en septembre 1955. Il rencontre le sultan Ben Youssef déposé par les Français en exil à Madagascar. Avec l’aval d’Edgar Faure, il propose une sorte de Fédération entre la France et le Maroc, qui permet à Youssef de rentrer triomphalement dans son pays. Mais, le 3 mars 1956, Youssef devient Mohamed V, roi d’un Maroc indépendant. La solution « fédérale » n’aura été qu’un plan sur la comète.
Aussi comprend-on que lorsque Georges Catroux est nommé gouverneur général de l’Algérie par Guy Mollet, le 28 janvier 1956, c’est le tollé dans les rangs des partisans de l’Algérie Française. Catroux a déjà occupé ce poste en 1943 et avait proposé des réformes mal perçues par les Européens d’Algérie, notamment la redistribution de terres et l’accès à la citoyenneté de 128 000 musulmans. A la lumière de ces attitudes et des plus récentes affaires proches-orientales et marocaines, Georges Catroux est nettement identifié par certains comme un « bradeur d’Empire » qu’il convient de rejeter. Catroux doit renoncer le 6 février 1956, date pour le moins symbolique.
De fait, Georges Catroux, dans des commandements plus ou moins discrets, a bien été au cœur des politiques concernant l’empire colonial ou mandataire français durant deux décennies et y a joué un rôle important, dans ses succès, ses hésitations et ses échecs.
OD-Que signifie être « un militaire bien diplomate » ?
Deux niveaux d’interprétation peuvent être avancés pour justifier ce sous-titre. Tout d’abord, dans une approche comportementale, Georges Catroux est effectivement marqué dans sa carrière militaire par un regard très emprunté à la diplomatie. S’adaptant à ses interlocuteurs, il a le sens de la palabre. Se voulant fin connaisseur de la culture arabe du Maghreb et du Proche-Orient, il aime aussi contrôler les moyens d’information.
Le deuxième niveau de lecture possible est celui de sa carrière proprement dite. Il est à se demander si Catroux -qui en octobre 1923 est nommé à l’ambassade de Constantinople aux côtés du général Pellé- ne songe pas dès cette date à une véritable carrière diplomatique, d’autant qu’en l’absence de Pellé, malade et qui meurt rapidement à Marseille, il se comporte comme un « ambassadeur-bis » menant une politique assez personnelle, hostile à Mustapha Kemal, quand Paris cherche plutôt à s’en rapprocher.
Il lui faut attendre cependant sa mission en Indochine pour le voir accéder réellement à la diplomatie. Après la Deuxième Guerre mondiale son statut de diplomate est affirmé avec sa nomination comme Ambassadeur à Moscou (1945-1948). Nommé pour faire vivre les accords franco-soviétiques de décembre 1944, il s’ennuie ferme dans son poste, lui qui aime tant les mondanités -il aurait d’ailleurs souhaité l’ambassade de Washington- et ne peut mettre en place son système favori de négociations face aux longs silences de Molotov et de Staline. Il ne peut que constater la tombée du « rideau de fer ».
OD-Quelle place occupe Georges Catroux dans l’histoire du gaullisme ?
Les deux hommes se sont connus en captivité en 1916 et se sont suivis de loin dans les années 1920 et 1930. L’homme fort est alors Catroux. Son ralliement du 18 octobre 1940 est incontestablement un acte courageux et révolutionnaire par rapport à la culture militaire faite de soumission hiérarchique et d’obéissance, qui semble inverser le rapport entre les deux hommes. Les tiraillements entre de Gaulle et Catroux demeurent pourtant constants. De Gaulle voit souvent Catroux comme l’homme des Anglais. Catroux ne manque jamais une occasion de rappeler à de Gaulle que malgré son ralliement, il demeure plus gradé que lui. Les deux personnages -aux egos sur-dimensionnés- vivent des passes d’arme spectaculaires. Le 14 juillet (!) 1941, les combats meurtriers et fratricides opposant d’une part les Français Libres et les Britanniques et d’autre part les forces de Vichy, se soldent par le traité de Saint Jean d’Acre. De Gaulle maudit alors Catroux pour avoir validé ce traité qui ne mentionne même pas la France Libre ! De Gaulle se voit obligé de renégocier durement avec les Anglais pour faire reconnaître la France Libre.
Catroux joue, bien évidemment, un rôle majeur dans la crise algéroise de 1943. Nommé au Comité Français de Libération Nationale (CFLN) tout à la fois par de Gaulle et Giraud, il mène une politique souvent personnelle mais en tout cas aboutissant à la mise sur la touche de Giraud.
Après la Deuxième Guerre, il tire les dividendes de ses choix. Il devient un grand notable aussi bien de la IVe e que de la Ve République. Il adhère certes au RPF, mais n’y fait pas preuve d’un grand zèle militant. En revanche, toujours très hostile à l’Algérie française, il rend un grand service à de Gaulle en siégeant, en tant que Grand Chancelier de la légion d’honneur, au Haut tribunal militaire jugeant les principaux putschistes d’avril 1961. De Gaulle renvoie l’ascenseur à Catroux en le remettant, à 91 ans… en première section (active) des généraux avec les avantages financiers et honorifiques attachés au statut.
Alors Georges Catroux est-il réellement gaulliste ? Gaullien, sans aucun doute et encore avec des nuances. Gaulliste c’est moins sûr.
François Cochet : Georges Catroux, Un militaire bien diplomate. Portrait d’un « grand seigneur » de la France Libre, Paris, Perrin/Pierre de Taillac, 2025, 399 p. 24,90€
Olivier Dard
Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université et spécialiste d’histoire politique. Spécialiste de l’histoire des idées et des forces politiques, en particulier des courants conservateurs, libéraux, nationalistes, populistes, réactionnaires et technocratiques, il a publié de nombreux ouvrages portant sur Février 1934, l'OAS, le salazarisme ou la synarchie. Mais aussi des biographies de Charles Maurras, Bertrand de Jouvenel, Jean Coutrot. Il a codirigé des dictionnaires du conservatisme, des populismes ou du progressisme et de nombreux collectifs dont les plus récents portent sur l’anticommunisme et l’ordre moral.
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