La France sait identifier, qualifier et contenir certaines dérives sectaires. Elle l’a fait avec constance face à la Scientologie. Mais lorsqu’il s’agit de l’islamisme politique, et en particulier des réseaux issus de la mouvance des Frères musulmans, le même État hésite, temporise, et révèle un retard doctrinal préoccupant. Cette asymétrie interroge notre capacité réelle à défendre les démocraties face à des idéologies organisées, patientes et profondément politiques.
La Scientologie constitue en France un précédent structurant. Dès le milieu des années 1990, les pouvoirs publics ont choisi de qualifier le phénomène sans détour. Le rapport parlementaire de 1995 sur les sectes, suivi de travaux gouvernementaux au tournant des années 2000, a permis de poser un diagnostic clair : organisation opaque, logique d’emprise, pression financière, constitution de fichiers, mise en danger des individus. À partir de là, un arsenal cohérent a été construit.
La création de la Miviludes en 2002 s’inscrit dans cette logique. Surveillance, signalements, coordination interministérielle, appui aux magistrats et aux collectivités locales : l’État français a développé un logiciel efficace, fondé sur une lecture sociologique et juridique des dérives sectaires héritée des années 1970 à 1990. La Scientologie n’a jamais été interdite en tant que telle, mais elle est suivie, encadrée, documentée, et régulièrement rappelée à l’ordre judiciaire. L’État a assumé une ligne claire.
Les Frères musulmans : un diagnostic tardif, une réponse incomplète
À l’inverse, les Frères musulmans bénéficient d’un angle mort institutionnel. Pourtant, les faits sont désormais établis. Le rapport sénatorial de juillet 2023 sur l’islamisme politique, comme les travaux plus récents de l’Assemblée nationale et les notes gouvernementales examinées en Conseil de défense en 2024 et 2025, convergent : il existe en France un réseau structuré, idéologisé, s’inscrivant dans une stratégie d’entrisme assumée.
Associations culturelles, structures éducatives, relais cultuels, discours victimaires savamment calibrés : l’objectif n’est pas l’attentat immédiat, mais la transformation progressive des normes sociales et politiques. C’est précisément ce qui rend le phénomène difficile à traiter avec les outils classiques de la lutte antiterroriste, mais tout aussi dangereux pour les démocraties libérales.
Contrairement à la Scientologie, ces réseaux n’ont jamais été appréhendés comme un phénomène sectaire à part entière. Ils restent juridiquement dilués dans le champ religieux ou associatif, malgré leur nature profondément politique. Cette hésitation n’est pas neutre : elle produit un sentiment d’impunité et une incapacité à agir en amont.
Un logiciel d’État resté bloqué au XXᵉ siècle
La comparaison est éclairante. Face à la Scientologie, l’État a su penser un phénomène fermé, hiérarchisé, prosélyte, porteur d’une vision du monde incompatible avec l’autonomie individuelle. Face aux Frères musulmans, il continue de raisonner avec des catégories inadaptées, comme si l’idéologie islamiste relevait uniquement du religieux ou du social.
Le problème n’est pas l’islam. Les musulmans, en France comme ailleurs, apportent des contributions majeures à la société, à la culture et à l’économie. Le problème est l’islamisme politique, de la même manière que le catholicisme n’a jamais été confondu avec les dérives intégristes combattues par la République. Refuser de faire cette distinction, c’est à la fois trahir les musulmans et désarmer l’État.
Le Soudan offre une illustration particulièrement éclairante de ce retard doctrinal. Dans un État désintégré, sans contre-pouvoirs institutionnels effectifs, les réseaux liés aux Frères musulmans ne cherchent pas l’attentat spectaculaire, mais la reconstitution patiente d’un écosystème idéologique, militaire et financier. Port-Soudan devient ainsi un espace de convergence : accueil de cadres islamistes, implantation de relais iraniens, formation idéologique de nouvelles générations radicalisées.
Ce schéma est exactement celui que les démocraties occidentales ont su identifier et traiter dans d’autres contextes sectaires. Mais lorsqu’il s’agit d’islamisme politique, le diagnostic s’arrête aux frontières nationales, comme si les dynamiques transnationales ne produisaient jamais d’effets de retour. C’est précisément ce déni qui permet aujourd’hui à ces réseaux de se structurer hors du champ de vision des États européens.
Un enjeu démocratique majeur, au-delà du déni
Dans plusieurs pays, le débat évolue. Aux États-Unis, l’idée d’inscrire les Frères musulmans sur une liste d’organisations terroristes a été publiquement évoquée à plusieurs reprises, notamment sous l’administration Trump, sans toutefois aboutir à ce stade à une décision formelle. Le simple fait que cette hypothèse soit discutée au plus haut niveau illustre une prise de conscience stratégique que la France peine encore à assumer.
Londres, Bruxelles, certaines grandes métropoles européennes montrent déjà les effets d’un entrisme idéologique laissé sans réponse structurée. Transformation du débat public, pression normative, autocensure des pouvoirs locaux : il ne s’agit pas de fantasmes, mais de dynamiques documentées. La question n’est donc pas de savoir s’il faut copier un modèle répressif, mais pourquoi la France accepte de traiter la Scientologie – par exemple – comme une menace sectaire tout en refusant de penser l’islamisme politique avec la même rigueur conceptuelle. Tant que ce décalage persistera, le pays continuera à subir plutôt qu’à anticiper. Et l’histoire montre que, face aux idéologies organisées, le retard doctrinal se paie toujours au prix fort.
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