Éminent professeur d’histoire grecque à Sorbonne Université, François Lefèvre vient de publier avec Caroline Fourgeaud-Laville Graver pour l’éternité. La Grèce au fil des écritures (Les Belles Lettres, 2025). Dans ce livre comme dans le précédent, Histoire antique, histoire ancienne ? (Passés Composés, 2021), mais aussi dans les tribunes qu’il publie régulièrement dans la presse, il met son érudition à la portée du plus grand nombre. Cette démarche ne pouvait laisser la NRP indifférente. Éric Anceau l’a interrogé pour elle.
Votre dernier livre nous apprend à déchiffrer les inscriptions que les Grecs nous ont laissées sur divers supports et en démontre tout l’intérêt. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Ces documents proviennent de toutes les régions fréquentées par les Grecs pendant un millénaire, du Tadjikistan à l’Espagne et de la Crimée à l’Égypte. Ils sont des plus variés, soit privés, soit publics. Parmi les premiers, on trouve des signatures de potiers sur les vases comme on en voit de si beaux dans la Galerie Campana au Louvre ; des épitaphes sur les stèles funéraires ; des palmarès d’athlètes exposés dans les sanctuaires qui organisaient les manifestations sportives, tels les concours olympiques ; la correspondance, en général écrite sur de minces feuilles de plomb roulées pour le transport. Cette dernière catégorie est particulièrement émouvante car elle nous plonge dans le quotidien des gens. Les documents publics peuvent être des dédicaces de monuments, des lois ou des décrets de cités, de fédérations ou d’organisations internationales, des rescrits royaux, de la correspondance officielle, des traités, des comptes publics, des listes de magistrats, des calendriers religieux. Les inscriptions se comptent par dizaine de milliers et complètent les lacunes de l’information fournie par les auteurs anciens, qui d’ailleurs se livraient déjà à l’épigraphie, tel Thucydide. Mais peu accessibles et complexes à utiliser, elles sont ignorées du grand public et font encore peur aux étudiants et même à beaucoup de collègues universitaires, d’où ce petit livre qui manquait et remporte un certain succès. Mentionnons ici cette lettre déchirante d’un jeune apprenti-fondeur à sa famille, victime de maltraitance par son patron, trouvée au fond d’un puits sur l’agora d’Athènes ; et à l’autre extrémité du spectre, ce décret de la cité de Lampsaque, sur les Dardanelles, qui relate le périple de son ambassadeur Hégésias, parti chercher anxieusement du secours dans toute la Méditerranée, jusqu’à Marseille et surtout auprès des Romains, pour que sa patrie fût incluse dans des réseaux d’alliance et ainsi dissuader le redoutable agresseur qu’est le roi séleucide Antiochos le Grand, alors à ses portes. Comment ne pas songer ici à Volodymyr Zelinski ?
Vous vous êtes lancé, depuis quelques années, dans un travail de vulgarisation de qualité. Quelles en sont les raisons ?
En trente ans d’enseignement à tous les niveaux universitaires, je me suis toujours appliqué à mettre l’information, même complexe, à la portée du plus grand nombre. Mais après des centaines de pages de publications académiques et érudites, la maturité était là pour viser un public plus large. Finalement, c’est encouragé par d’anciens étudiants, devenus pour certains des collègues ou des complices (je pense en particulier à Raphaël Doan), que j’ai décidé de franchir le pas. Le succès étant au rendez-vous, je persévère quand l’occasion se présente. Cet effort commence à porter ses fruits : en septembre dernier, j’ai été invité par le CEVIPOF à ouvrir un passionnant colloque sur le fédéralisme. La perspective était notamment brésilienne et est apparue en cette occasion une analogie inattendue entre la nouvelle capitale de la Confédération arcadienne au IVe s. av. J.-C., Mégalopolis, et le district fédéral de Brasilia. Ma démarche répond aussi au souhait de défendre nos disciplines, souvent ringardisées ou invisibilisées par les politiques de l’enseignement, et de les renouveler : il était temps de ne plus cantonner la Grèce antique à de jolis contes mythologiques ou à la ligue de Délos, et de réveiller l’intérêt pour cette histoire que l’on dit ancienne !
Et dans votre livre précédent Histoire antique, histoire ancienne ? vous démontriez la proximité entre les civilisations antiques et la nôtre…
Ce livre est directement lié à mon enseignement et à la sidération des étudiants lorsque immanquablement, deux ou trois fois par an, se produit une collision frontale entre un événement actuel et un épisode vieux de 2 500 ans, qu’ils ne manquent pas de rapprocher eux-mêmes. Or à part transmettre de belles histoires un peu exotiques, on sait depuis les pères fondateurs (Hérodote et Thucydide) que la connaissance du passé sert aussi à éclairer le présent. Une fois lucidement et fermement établies les différences entre nos civilisations, notamment quantitatives (démographie) et qualitatives (progrès technique), l’anachronisme pédagogique est fondé car l’Antiquité grecque a expérimenté et souvent commenté à peu près tout ce que nous pratiquons aujourd’hui : formes d’organisation politique, nationales et internationales, théorie morale, économie monétarisée et proto-libéralisme, sans compter de nombreux faits de civilisation, tel le sport-business, et les crises de divers types qui accompagnent tout ça.
Pour ce faire vous avez recouru à de nombreux exemples plus éclairants les uns que les autres. Pouvez-vous en développer quelques-uns pour nos lecteurs ?
En 548 avant J.-C., le temple de Delphes – siège de l’oracle d’Apollon – a brûlé “ de lui-même ” (automatos), c’est-à-dire sans qu’on se l’explique très bien. Comme pour Notre-Dame, un élan de générosité internationale a permis sa reconstruction, schéma encore reproduit au IVe s. où les inscriptions nous montrent la comptabilité des travaux et donnent à voir l’édification d’un temple quasiment pierre par pierre. On sait aussi comment les cités se débattaient contre les déserts médicaux, avec force incitations matérielles et fiscales pour attirer les bons praticiens, et on pénètre au cœur des écoles : classes surchargées, absence des enseignants qui devaient proposer eux-mêmes un remplaçant agréé par la hiérarchie, principe qui ne rencontrerait probablement pas l’adhésion de nos syndicats. L’administration du sanctuaire d’Éleusis par les Athéniens à l’époque classique est déjà un modèle de technocratie (va-et-vient entre centralisme et décentralisation aboutissant à la création d’une commission mixte paritaire), et on connaît un cas saisissant de Brexit au sein de la Confédération achaïenne au IIIe s., où trois cités dirent en substance “ I want my money back ! ”. Dans une chronique parue dans Marianne, nous avons récemment rappelé, avec Raphaël Doan, comment la Ligue de Délos était devenue, bien avant l’Otan, un piège pour ses adhérents qui avaient trop longtemps délégué leur défense à la puissance hégémonique. En plein débat sur l’interventionnisme ou l’isolationnisme, méditons enfin cette exclamation de Démosthène : “ brandir le droit pour ne rien entreprendre, ce n’est plus observer l’esprit du droit, c’est de la lâcheté ”. Ce même Démosthène qui présente Philippe II de Macédoine avant tout comme un ennemi de la démocratie, expert en guerre hybride et pris dans une fuite en avant belliqueuse, bien avant d’autres…
L’usage des infox par certains hommes politiques actuels comme Donald Trump trouverait aussi son origine dans l’Antiquité ?
En tout cas, réserve faite des moyens de communication – encore que l’information circulât étonnamment vite – il existe des analogies surprenantes. Un Thémistocle ou un Philippe II savent parfaitement manipuler l’information. Pour ce qui est de la démagogie et des fanfaronnades trumpiennes, je ne peux m’empêcher de songer à Cléon qui, devant l’Assemblée athénienne, se fait fort de clore en 20 jours un théâtre d’opérations contre Sparte enlisé depuis des mois (425 av. J.-C.). Sa posture déclenche les rires, dont c’est l’unique mention chez le très sérieux Thucydide. Mais lui parvient à obtenir trêve et négociation dans les délais annoncés, par la force.
Et l’Amphictionie de Delphes, que vous connaissez mieux que nul autre puisque vous lui avez consacré votre thèse de doctorat, peut-elle aussi s’apparenter, d’après vous, à l’ONU ?
Voilà plus de 30 ans, j’ai consacré 800 pages érudites à démonter ce rapprochement qui était alors opéré quasi mécaniquement. Il venait de loin : dans l’entre-deux-guerres, pareille analogie était faite avec la SDN. Rappelons que l’Amphictionie est l’Organisation internationale qui, à travers un conseil de délégués des États membres, administrait le plus grand sanctuaire du monde grec, celui d’Apollon à Delphes, avec son prestigieux oracle et sa fortune colossale (offrandes et domaines). Mais les affaires religieuses pouvant toujours donner lieu à règlements de comptes politiques, il est arrivé que des délibérations du Conseil fassent basculer le Monde, par exemple au IVe s. qui présente tant d’analogies avec le nôtre (multipolarité et recomposition). Tour à tour paralysée par les intérêts divergents de ses membres ou manipulée par la puissance hégémonique, à travers deux “ guerres sacrées ” menées officiellement pour le compte d’Apollon, cette instance a précipité l’ascension macédonienne que le depuis peu célèbre “ moment Démosthène ” a été impuissant à endiguer. En réalité, Amphictionie et ONU, dont la raison d’être est très distincte, se ressemblent par les intentions (tenter de se mettre d’accord) et les échecs (difficulté à y parvenir).
Avec Raphaël Doan, nous avons présenté dans une récente tribune un exemple très précis de ces analogies suggestives, concernant cette fois la CPI et ses mandats contre B. Netanyahou et Y. Gallant, rejetés avec pertes et fracas par D. Trump. Le Conseil amphictionique avait pris une décision comparable en 363 av. J.-C. Or par un décret qu’elle a fait graver dans le marbre, la très démocratique Athènes, qui était pourtant membre de l’Organisation, a pareillement rejeté la procédure comme nulle et non avenue et a même offert asile et citoyenneté aux incriminés. À cette époque, elle était encore la plus grande puissance militaire et économique du monde grec, capable d’imposer dans certaines circonstances la compétence de ses tribunaux aux autres cités…
Selon vous, les universitaires ont-ils un rôle à jouer sur le forum en 2025 ?
Permettez-moi de parler plutôt d’agora, par affinité personnelle et parce que je crois que notre monde partage plus de choses avec celui des cités grecques qu’avec Rome, que j’ai le bonheur d’enseigner aussi. Le destin de la France contemporaine ressemble par exemple beaucoup à celui d’Athènes qui, d’abord hégémonique aux Ve-IVe s., fut ensuite reléguée au second plan ; elle réussit à partiellement compenser ce déclassement en inventant le soft power, mettant en avant son patrimoine et parvenant à persuader tout le monde qu’elle était la patrie des droits humains.
Notre rôle principal consiste à former les esprits. Hormis le plaisir de partager ma fascination pour la civilisation grecque, je n’ai eu d’autre motivation que d’apprendre à nos jeunes à réfléchir, à inventorier et trier les sources pour se faire une idée objective (vital en cette époque de grand dérèglement médiatique !), à s’armer pour comprendre le monde au lieu de le subir, et finalement choisir (voter ?) en connaissance de cause. J’ai pour habitude de dire à mes L1, enseignement auquel je tiens par-dessus tout, qu’avec l’histoire grecque ils auront, au fond, un cours d’orthographe (étymologies) et d’instruction civique plutôt divertissant. Et ils adorent ça. C’est vrai pour nos jeunes, ce devrait l’être parfois pour les commentateurs politiques qui, trop souvent, redécouvrent des évidences vieilles de plus de 2000 ans. Il est par exemple stimulant d’inviter les étudiants du double cursus Histoire/Sc.-Po à réfléchir sur la filiation entre l’aisymnète des cités grecques, le dictator de la république romaine et l’article 16 de notre constitution. Depuis quelques années, Thucydide s’invite régulièrement sur les plateaux de télévision. Commençons par le relire, et toute la cohorte qui, derrière lui, forme cette irremplaçable “ acquisition pour toujours ”. À jamais les premiers…
Éric Anceau
Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).
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