Dans cet entretien, Stéphane Rozès propose son analyse de la crise politique en France, de ses liens avec les processus européens et mondiaux, ainsi que des perspectives d’évolution des relations entre l’Europe et la Russie.
- Le titre de votre dernier livre, « Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples », consacré aux processus politiques en cours en France et à leurs liens avec ce qui se passe dans le monde, sonne d’une actualité brûlante. Le « chaos » est-il, selon vous, le terme le plus approprié pour qualifier ce qui se passe en France comme dans le monde ces dernières années ? Quelles en sont, à votre avis, les causes principales ?
L’état de chaos dans lequel s’est trouvé le monde contemporain résulte du fait que la mondialisation, pour la première fois dans l’histoire, ne s’effectue pas sous la domination d’une communauté humaine – cité-État, empire ou nation impériale – mue par ses propres représentations et des intérêts clairement formulés autour desquels pouvaient se structurer des coopérations ou des affrontements religieux ou politiques. Aujourd’hui, la mondialisation est portée par des forces désincarnées — les marchés et les technologies — sous l’égide d’un régime néolibéral transnational. Dans mon essai, j’en retrace la généalogie intellectuelle et objective.
La globalisation économique, financière et numérique actuelle s’est autonomisée par rapport à la mondialisation des civilisations et des peuples, dotés de leurs imaginaires, façons pérennes de voir, d’être qui leur sont propres.
Chaque peuple possède un « imaginaire » pérenne et singulier qui encastre des représentations et des institutions religieuses et politiques, des rapports sociaux, techniques et géopolitiques variables pour s’adapter au réel.
Ainsi l’histoire ne résulte pas de la force des idées ou des forces matérielles, mais à travers la dialectique entre les imaginaires stables, ses formes et le réel changeant. Le chaos actuel est la conséquence directe du fait que la mondialisation néolibérale déstabilise les imaginaires établis des civilisations et des peuples.
Le capitalisme financier et les révolutions technologiques se sont diffusés à l’échelle de la planète, y compris en Chine et dans les pays de l’ancien bloc de l’Est. Cela s’est accompagné d’un transfert du pouvoir de décision des gouvernements nationaux vers des mécanismes et des institutions transnationaux et impersonnels, libérant les élites dirigeantes de la nécessité d’expliquer aux citoyens que demain peut être pire qu’aujourd’hui.
Les cercles dirigeants – les élites, « sommets » des États – se sont de fait déracinés de leurs nations, de leurs systèmes de représentations et de leurs intérêts. Nous en sommes arrivés à un point où les peuples ont le sentiment d’être privés de l’essentiel : la maîtrise de leur destin.
En réponse à cette perte de contrôle et à l’éloignement de l’État par rapport à la société, surviennent fragmentation, repli sur soi et recherche de boucs émissaires. Et pour recouvrer un sentiment de cohérence, les sociétés entrent en conflit avec leurs voisins — économiques, géostratégiques, et désormais militaires. L’approche multilatérale s’efface au profit d’une politique chaotique de la force. Le monde se brutalise — en temps de paix comme en temps de guerre —, la force l’emporte de plus en plus sur le droit. Le trumpisme version MAGA n’est pas la cause de cette régression, mais son symptôme.
L’Occident est plus vulnérable face au néolibéralisme
- Vous évoquez plus l’Occident ?
L’Occident est le plus vulnérable face au néolibéralisme. Son imaginaire prométhéen supporte mal que le cours des choses soit régi par la contingence et ne se conforme pas à l’horizon de la Raison ou du Progrès. Les autres civilisations, chacune différente, mues par la quête d’harmonie avec la nature ou l’observance d’une loi divine, sont bien moins déstabilisées par l’extrême incertitude : il leur suffit de s’adapter aux circonstances.
La mondialisation, initiée par l’Occident, se retourne aujourd’hui contre lui. Les États-Unis, portés par un imaginaire messianique et conservant encore l’hégémonie, cherchent à conserver leurs atouts monétaires, industriels, technologiques et militaires mais ne veulent plus assumer les coûts politiques et stratégiques du leadership sur le camp occidental et sur le monde.
Après la chute du mur de Berlin, l’affrontement idéologique Est-Ouest a été supplanté par une fracture culturelle entre l’Occident et le Sud global, qui réunit des civilisations et des peuples d’Asie, d’Eurasie, d’Afrique, du monde arabo-musulman et d’Amérique latine, aux visions du monde, intérêts économiques et priorités géostratégiques divers. Ce qui les unit, c’est la volonté de trouver une alternative ; ils veulent se moderniser sans s’occidentaliser, affirmer des principes universels concrets sans recourir à un universalisme abstrait et défendre leur souveraineté politique.
Le Sud global ne se vit plus comme dominé mais comme une alternative. Il s’affirme sur la scène diplomatique et pèse par ses votes à l’ONU qui, qu’il s’agisse de l’Ukraine ou de Gaza, manifestent le refus de suivre la ligne occidentale. Nous voyons se dessiner les contours d’un autre ordre multipolaire – l’annonce d’une nouvelle architecture des relations internationales, dont parlent explicitement Lula da Silva, Xi Jinping, Vladimir Poutine ou Narendra Modi. Le monde oscille aujourd’hui entre des confrontations croissantes — y compris la possibilité d’un choc américano-chinois en mer de Chine méridionale — et la chance d’un nouveau point d’équilibre, à condition que l’Europe parvienne à jouer un rôle de pont.
Les guerres hybrides s’étendent aux sociétés qui ne participent pas formellement aux conflits. La diffusion instantanée des émotions via les communications numériques de haute technologie internationalise « l’égalisation des conditions » et ses standards. La conquête des esprits devient le préalable à la conquête des territoires : l’opinion publique mondiale devient un champ de bataille. La frontière entre le front extérieur et l’espace intérieur des sociétés civiles s’estompe : les guerres de l’information pénètrent le quotidien sous forme de batailles culturelles et sémantiques, jusqu’au choix — conscient ou inconscient — et au remaniement des concepts qui deviennent des instruments de luttes : « islamophobie », « terrorisme », « génocide ». Les diasporas et migrants deviennent des enjeux et relais des parties prenantes aux conflits.
La force d’une nation — en temps de paix et plus encore en temps de guerre — naît de la cohérence entre l’imaginaire du peuple et ses institutions, de la solidité du lien entre le souverain et le peuple.
Le degré de mobilisation de la nation et sa résilience morale face à la guerre dépendent de la manière dont le conflit s’inscrit dans l’imaginaire du peuple ; de la légitimité ressentie des buts de guerre ; du sentiment d’être capable d’influer sur le cours du conflit ; de l’adéquation des moyens militaires aux finalités politiques ; et enfin — et c’est la grande nouveauté — du niveau de compréhension et d’acceptation par les opinions publiques mondiales.
- En ce qui concerne l’Europe, où sont les racines de ses difficultés actuelles ?
L’Europe s’est fortement affaiblie en trois décennies. Elle subit un déclin économique, industriel et technologique et perd en cohérence stratégique. Depuis Maastricht, la part de l’UE dans le PIB mondial diminue régulièrement — malgré l’élargissement. L’UE est fragmentée de l’intérieur et vulnérable aux influences et pressions extérieures de toutes sortes.
C’est que les institutions de l’Union européenne sont contraires à l’imaginaire européen, celui d’un universalisme concret, son génie visant à faire de la diversité du commun. Depuis l’époque de la Méditerranée — « mare nostrum » — intégrée à l’Empire romain, l’Europe tirait sa force de sa capacité à emprunter et à relier. Chaque peuple européen possède encore aujourd’hui son imaginaire collectif. Leur pluralité fait le génie européen : elle engendre d’innombrables variations dans les manières de créer, de travailler, de consommer, d’épargner, d’habiter l’espace numérique, de se positionner sur la scène mondiale et de faire la guerre. La dialectique entre le particulier et le commun, c’est la spécificité européenne, l’universalisme concret qui a servi de matrice à l’Occident, mais a aussi enfanté sa variante messianique américaine. Cette logique façonne l’ordre mondial depuis la Grèce et Rome antiques.
La sortie de l’Histoire de l’Europe s’explique par la tentative de contourner les nations et de rapprocher les peuples à travers des procédures uniformisées — économiques, monétaires, budgétaires et commerciales —, l’UE sapant ainsi ses propres piliers : les peuples constitués en nations par l’histoire. Le détachement des États européens — ayant adopté des modèles de gouvernance néolibéraux supranationaux — par rapport à leurs nations, à leurs imaginaires et à leurs intérêts a engendré la défiance envers les élites dirigeantes. D’où les poussées d’isolationnisme, de ressentiment et de formes diverses de populisme. En parallèle, cela a vidé les élites de leur substance et les a arrachées au tissu historique : les dirigeants sont devenus des gestionnaires, ayant perdu la vision politique, stratégique.
En retour, les sociétés oscillent entre la volonté de recouvrer la souveraineté nationale et la tentation du nationalisme. S’approfondissent des fractures internes – territoriales, sociales, culturelles – exacerbées par des tensions théologico-politiques, souvent d’expression islamique.
Dans toute leur diversité, les peuples d’Europe aspirent à la réhabilitation du politique, de l’État, de la nation, au rétablissement de la puissance souveraine, de la justice sociale et de la sécurité. C’est pourquoi la question migratoire est partout devenue le foyer de ces attentes : elle condense des dimensions culturelles de respect des modèles d’intégration et de normes républicaines, économiques, sociales : dans le rapport capita/travail, de délinquance et de souveraineté par le contrôle des frontières.
Face à des menaces communes — internes et externes —, l’UE se fracture dans la recherche de réponses. La contradiction s’accroît entre le projet d’« Europe fédérale », promu par le haut, Bruxelles et certains dirigeants nationaux, et l’exigence d’« Europe des nations », de plus en plus réclamée par le bas, les peuples. Si elle persiste, tout discours sur la « fédéralisation » des politiques européennes restera vain et l’Union risque la vassalisation et une sortie définitive de l’Histoire.
Le duo franco-allemand, longtemps moteur de l’Europe, a de facto quitté la scène : malgré la rhétorique et les défis communs — dette, pandémie, guerre en Ukraine —, les visions de la France et de l’Allemagne divergent, notamment sur l’autonomie stratégique, l’OTAN et l’attitude envers l’industrie de défense. La France n’a pas rempli son rôle politique – ne parvenant même pas à le définir pour elle-même, elle s’est laissée déporter vers une approche illusoire technicienne et économiciste.
Le déclin français a des raisons politico-culturelles
- Pensez-vous que, derrière le chaos politique actuel en France, se cachent des causes plus profondes, liées à son identité et à son rapport au monde, au-delà des seules circonstances du moment ?
La France subit plus que d’autres pays la globalisation néolibérale, tant sa logique et ses effets sont contraires à ce qu’elle est. Historiquement, en outre, elle se pense comme une puissance agissant dans le monde, mais ses ressources internes se sont affaiblies. Sa parole demeure brillante et volontariste, mais elle est moins soutenue par la nation pour intervenir à l’extérieur alors même que, potentiellement, le pays dispose de ressources importantes pour moins se prémunir des menaces extérieures.
Les Français sont le peuple le plus pessimiste de l’OCDE. En trente ans, la situation de la France s’est dégradée sur presque tous les plans. L’indice de développement humain de l’ONU parle de lui-même : du 2ᵉ rang en 1995, elle est tombée au 26ᵉ.
Les causes de ce déclin sont politico-culturelles plus qu’économiques et sociales. En France, la contradiction est particulièrement aiguë entre un imaginaire projectif et universaliste, tourné vers l’avenir et nourri par le débat politique sur le destin du pays, et une gestion néolibérale qui exige au contraire une adaptation permanente et immédiate à des contraintes économiques et juridiques externes.
La défiance politique a atteint un sommet. Elle s’exprime par un rejet record du Président, mais aussi par le sentiment d’une crise systémique de la société : « territoires perdus de la République », violences urbaines, attentats islamistes, délinquance, décomposition du modèle social et d’intégration, immigration incontrôlée, déclin économique, paralysie des institutions politiques. Le déficit budgétaire n’est que l’expression comptable de la contradiction entre la politique menée par l’administration d’État qui transpose les directives bruxelloises néolibérales et la réalité du pays qui s’y oppose. Il en résulte un empilement d’institutions, des dysfonctionnements, une inflation normative, des gaspillages et le paradoxe d’un État qui consacre des moyens importants à un modèle social qui n’en continue pas moins de se dégrader. Au total dans les sondages, deux tiers des Français sont favorables à la dissolution du Parlement ; une majorité souhaite une présidentielle anticipée. La société exige que le président, le gouvernement et le Parlement reflètent mieux la volonté du peuple, et que l’État se remette au service de la nation — sur la base de la souveraineté populaire, des valeurs républicaines, de la laïcité, de l’aspiration à l’ordre et à la justice sociale. Tant que cela n’advient pas, le pays demeure fracturé, défiant envers ses dirigeants et paralysé.
Le peuple français, par son imaginaire collectif, est naturellement porté vers l’extérieur pour tenir ensemble. Selon Malraux, « les Français doivent embrasser le monde », mais ils n’en ont plus aujourd’hui les ressorts internes. Tant que la crise politique interne ne sera pas résolue et que les dysfonctionnements européens ne seront pas corrigés, la France n’aura pas les moyens de sa propension à intervenir de façon projective au plan international à la hauteur de ses déclarations.
Les Français redoutent moins l’instabilité extérieure qu’ils ne sont empêchés par la situation intérieure.
Le président Macron s’est coupé de la nation
- En France, les appels à la démission d’Emmanuel Macron se multiplient — non seulement de la part des forces protestataires, mais aussi dans des médias mainstream comme Le Point, qui lui a récemment suggéré de « partir la tête haute ». L’ancien Premier ministre Édouard Philippe s’est exprimé dans le même sens. La popularité de M. Macron a chuté à un niveau record. Quelle part de responsabilité porte-t-il personnellement dans la crise actuelle ?
La question est délicate : il faut distinguer ce qui relève de la logique d’un cycle historique et ce qui résulte des actes de dirigeants concrets.
J’appartiens à l’école réaliste et j’analyse l’histoire selon une logique systémique. Comme disait Hobbes, « le souverain n’est que l’interprète du spectacle du peuple ».
L’imaginaire français par son caractère projectif et universaliste et le rôle central de l’État postulent que « le haut fait le bas » : chez nous, l’État précède la nation, d’où cette illusion bien française. C’est le bas qui fait le haut.
Dans ma carrière, j’ai travaillé avec seize candidats à la présidentielle et trois présidents, dont Emmanuel Macron avant sa première élection. Je puis affirmer que les présidents ne sont pas les auteurs mais les acteurs du processus historique — même s’ils peuvent, aux bifurcations, infléchir le cours des choses, pour le meilleur ou pour le pire. Il en fut ainsi pour le meilleur avec De Gaulle en 1940 et 1958, pour le pire avec Mitterrand lors du traité de Maastricht et Sarkozy en faisant adopter le traité de Lisbonne malgré le non au référendum de 2005. Ces deux traités ont conduit l’Europe — et d’abord la France — dans une impasse.
Macron, peu connu du public jusqu’à sa nomination à Bercy, a gagné l’élection parce que sa psychopolitique — son fameux « en même temps » — épousait parfaitement la fracture interne de la France entre sa conscience projective-universaliste et le néolibéralisme bruxellois, entre la nation et l’appareil d’État. Il paraissait capable de réconcilier « en même temps » ces deux mondes. En 2017, je l’ai qualifié de « néo-bonapartiste » – de bonapartiste non pas au service de la grandeur de la nation, mais plutôt de la « start-up nation » néolibérale. Il comprenait le rôle spirituel-symbolique au-dessus de sa dimension temporelle du président parlant directement au peuple, de façon verticale mais au service des marchés de façon horizontale.
L’hubris présidentielle a été de penser pouvoir concilier en sa personne la verticalité de la souveraineté politique avec l’horizontalité des forces du marché, la souveraineté nationale avec le pouvoir supranational de l’UE. Cette ambition — fruit d’une illusion ou d’un calcul — lui a permis de l’emporter en persuadant les Français que la source du mal résidait dans l’« ancien monde » des partis et des corps intermédiaires. Il a tu l’essentiel : la crise politico-institutionnelle ne vient pas de cet « ancien monde », mais du contournement de la souveraineté nationale, lorsque l’appareil d’État transmet non pas la volonté de la nation, mais les directives de Bruxelles. On a ainsi commis l’erreur fondamentale : tenter d’assembler l’inconciliable et employer des moyens contraires aux fins affichées. À cela s’ajoute une faute commune à tous nos présidents depuis Mitterrand : dès leur élection, ils se sont employés à vouloir « rassurer Berlin », s’y rendant comme avec des lettres de créance, promettant d’être des ordolibéraux exemplaires. Devenus gestionnaires plus que politiques, ils adoptent la logique de la bureaucratie technocratique et lui délèguent le pouvoir. Macron a répété cette erreur en 2018, espérant rallier Merkel à une politique européenne d’investissement. Devant son refus, il a repris la posture, au-delà de la politique de ses prédécesseurs, puis il s’est heurté à la volonté même de la nation française dont il est l’émanation.
- Cette rupture entre le président et le pays s’est manifestée très vite après 2017, puis n’a cessé de s’amplifier ?
Dès l’été 2018, l’affaire Alexandre Benalla a signifié la mise à distance et l’isolement du pouvoir : Macron a de fait placé cet aventurier entre lui et le peuple. La réponse ne s’est pas fait attendre. Elle est remontée des profondeurs de l’histoire avec le soulèvement des « gilets jaunes ». Le slogan « Macron, nourris ton peuple » rappelait que, lors des jacqueries derrière la fiscalité, se cachent les devoirs du souverain — féodal, monarchique ou républicain moderne — envers son peuple. Aujourd’hui, ces devoirs se dissolvent parallèlement au contournement de la souveraineté nationale, seule capable d’exprimer la volonté populaire.
D’où l’exigence d’un référendum d’initiative citoyenne (RIC), l’un des mots d’ordre majeurs du mouvement.
La présidentielle de 2022 n’a pas été, de facto, une présidentielle. Il n’y a pas eu de véritable débat national sur l’avenir ni sur la figure capable de l’incarner. Le candidat Macron, usant de la position de sortant, a usé et abusé de la peur du covid-19 et de la guerre en Ukraine, se posant en seul sauveur crédible. Aussi, venu le temps des législatives, ne pouvait-il plus dire au pays : « Donnez-moi une majorité pour tenir notre contrat. » Il n’a presque pas fait campagne — et n’a donc pas obtenu de majorité.
Doté d’une faible légitimité politique, il a néanmoins recouru au 49.3 pour imposer la réforme des retraites, rejetée par toutes les centrales syndicales et par deux tiers des Français. Les électeurs ont exprimé leur mécontentement aux européennes suivantes, infligeant une lourde défaite au camp présidentiel. S’en est suivie une dissolution incompréhensible de l’Assemblée nationale. Il a de nouveau joué sur la peur, présentant le scrutin comme un choix entre lui-même et des « extrémistes », alors que la dissolution devrait être un moment de reconnexion au peuple. Puis il a appelé à un « front républicain » contre le seul Rassemblement national (RN) aux portes de Matignon. Au vu des résultats, il est apparu que le pays serait ingouvernable. L’Assemblée, divisée en trois blocs, était composée aux deux tiers de députés élus grâce à l’addition mécanique de voix hétérogènes, ce qui leur donnait toute latitude de manœuvre idéologique ensuite. À tout Premier ministre nommé par un président politiquement illégitime, il ne restait qu’à choisir : soit l’inaction pour durer, soit tenter d’agir pour être renversé aussitôt par une motion de censure. L’instabilité politique s’est accrue. La situation financière s’est dégradée : coût croissant du service de la dette, abaissement des notes par les agences de rating, élargissement du spread — l’écart de rendement entre obligations allemandes et françaises — au détriment de la France. Cet indicateur est devenu, ces dernières années, un élément clé de la « carte mentale » des élites dirigeantes. Une des fautes les plus déstabilisantes de Macron a été le fameux « en même temps » — cette « ambivalence stratégique » rendant ses actes et paroles inexplicables, illogiques, imprévisibles et souvent contradictoires… Il y a chez lui une constance frappante dans l’inconstance : alternance de rhétoriques républicaine et communautariste ; exaltation de la tradition historique française tout en refusant d’en reconnaître la spécificité culturelle ; des sempiternels discours mémoriels sur le passé, mais refus de construire politiquement l’avenir. Même chose dans les nominations : par exemple, après le républicain Jean-Michel Blanquer à l’Éducation, il a nommé le communautariste Pap Ndiaye, accusant comme ministre aux États-Unis publiquement la France de « discrimination structurelle » et de « racisme d’État ».
Cette chaîne de fautes politiques, visibles dès la première année de son quinquennat — où il a, à son issue, non seulement poursuivi la politique de ses prédécesseurs, mais l’a radicalisée —, a conduit à une dégradation accélérée de la situation du pays. Emmanuel Macron n’a pas arrêté un processus de déclin déjà ancien : il l’a brusquement accéléré, bien qu’il soit arrivé au pouvoir sous le mot d’ordre d’une « renaissance » nationale.
- Pour cette raison, beaucoup de ses partisans se sont-ils détournés de lui ?
Emmanuel Macron a beaucoup dérouté par ses décisions et son rapport aux Premiers ministres, comme au pays. Il apparaît de plus en plus enfermé dans son palais, tel un forcené politique, songeant déjà à une carrière internationale pendant que la France s’enlise dans les rets de l’Union européenne supranationale.
Le déclin moral, économique et social s’accentue, et les fondements de la République sont minés notamment par la pression des communautaristes, des islamistes, des Frères musulmans et des salafistes, soutenus par le Qatar et l’Arabie saoudite. E. Macron, qui mise beaucoup sur le charme personnel, ne construit pas de liens humains durables. Il ne tolère politiquement, sur la durée, que ceux qui lui sont redevables et il s’entoure de courtisans. Se plaçant en surplomb du pays, il escompte que l’Histoire finira par lui donner raison d’avoir voulu réformer des Gaulois rétifs qui jadis décapitèrent leur roi.
Pendant ce temps, la France continue de s’affaisser. Son seul repère est constitué des classes dirigeantes et des élites — mais elles aussi évoluent. Aujourd’hui, seules les pressions des élites, des marchés financiers et de Bruxelles pourraient l’inciter à partir avant 2027, d’autant qu’il lui faut penser à sa « reconversion » post-Élysée, et que le sort postprésidentiel de ses prédécesseurs n’a rien de séduisant. Même le conseiller influent Alain Minc, qui contribua jadis à son ascension, l’a récemment éreinté, le qualifiant de pire président de la Ve République. Minc, conseiller de grands patrons et de responsables politiques, s’est parfois trompé sur des choix décisifs, mais il capte avec justesse les humeurs des classes dirigeantes. Ses prises de position, comme celles de son ancien Premier ministre Édouard Philippe ou de David Lisnard, maire de Cannes et président de l’Association des maires de France, l’appelant à la démission sont un bon indicateur de la « France d’en haut et de la France d’en bas ». Tous comprennent que le pays ne peut s’enliser jusqu’en 2027.
La puissance résulte de la solidité du lien entre le dirigeant et le peuple
- Une éventuelle présidentielle anticipée pourrait-elle sortir la France de la crise ?
La solidité de toute communauté humaine dépend de la concordance entre son imaginaire et ses institutions, de l’accord entre l’État et la nation, et de la force du lien entre le peuple et son dirigeant. Deux choses seulement pourraient sortir la France de l’ornière, le reste est secondaire : réaligner le peuple, le Président et le Parlement et dans le même temps restaurer la souveraineté nationale, condition de la souveraineté populaire, en réorientant l’UE vers une « Europe des nations », conforme au génie européen et à la vision de Pierre Mendès France et du général de Gaulle. Il ne peut y avoir de renaissance française sans transformation profonde de l’UE : chaque nation doit pouvoir faire prospérer son propre modèle, permettant une mutualisation des forces européennes à l’intérieur de frontières définies et au travers de politiques européennes ambitieuses et volontaires. Alors seulement l’Europe pèsera réellement sur la mondialisation.
- Partout en Europe, des mouvements qualifiés de « populistes », réclamant un retour du pouvoir au niveau national, gagnent du terrain. Ce processus vous paraît-il irréversible ? L’arrivée probable du Rassemblement national au pouvoir en France conduirait-elle à plus de chaos, ou au contraire y mettrait-elle fin ?
Je rappellerai une loi politico-anthropologique fondamentale : progressent et triomphent les forces qui se rapprochent de l’axe de gravité idéologico-politique de l’imaginaire de leur peuple à un moment donné. Celles qui s’en éloignent s’affaiblissent ou disparaissent. Dans le chaos, généré par le néolibéralisme, nous observons partout le retour des nations et de la souveraineté. Les peuples en réaction face au néolibéralisme se replient – jusque dans son principal « laboratoire », l’Union européenne.
Cela enclenche un processus de décomposition et de recomposition idéologico-politique, surtout en Occident, mais selon des voies propres à chaque pays, en fonction de leur culture politique.
Toutes les sociétés, de façon grégaire, en reviennent à partir de leurs imaginaires archaïques à partir de questions de la maîtrise de leur destin, du retour de la nation et de sa souveraineté avec l’émergence de nouveaux acteurs et mutations de formations politiques anciennes.
Le retour de la question nationale a été capté le plus rapidement — consciemment ou intuitivement — non par les partis traditionnels, mais par des figures comme Trump et par des forces à la périphérie du système néolibéral, bâtissant leur stratégie sur les fractures sociales et économiques. Le terme « populisme », à cause de son flou, englobe aujourd’hui des projets très divers. Les mutations les plus rapides se sont produites dans des mouvements aux racines nationalistes, parfois même néofascistes, pour des raisons liées à la sociologie de leurs électorats et à leur moindre insertion dans les institutions accompagnant le néolibéralisme. Il en a été ainsi du RN en France. Comme Méloni en Italie, Marine Le Pen a fait évoluer le FN de nationaliste en RN bonapartiste. Le bonapartisme advient en France quand le lien entre la nation et l’État se rompt. Alors momentanément la question sociale qui structure le clivage gauche/droite laisse place à la prévalence de la question nationale et de sa symbolique politique : restauration du pouvoir politique ; adresse directe du chef au peuple en contournant les intermédiaires ; Union nationale, alliance capital-travail du travail et du capital ; dépassement du clivage gauche-droite par l’idée d’unité nationale ; abandon du Frexit au profit d’une « Europe des nations ».
L’Europe sort de l’Histoire car ses institutions l’UE sont contraires à son imaginaire.
- Vous avez cosigné, avec plusieurs personnalités, une tribune dans Le Figaro dénonçant la « dérive supranationale et technocratique de l’UE, où le principe de “l’État de droit” sert de prétexte à l’extension du pouvoir de structures échappant au contrôle démocratique ». De quoi s’agit-il ?
Nous considérons que la fédéralisation supplémentaire de l’UE avec la fin du droit de véto et le vote à la majorité nous enfonceraient encore plus dans une crise de l’Europe. Que ce ne serait pas tirer les leçons des échecs actuels. Le contournement de la souveraineté nationale, condition de la souveraineté populaire et donc de la démocratie, s’est accompagné du détournement du nécessaire principe de l’État de droit. Il a perdu sa fonction originelle de garant des libertés individuelles et de la séparation des pouvoirs. Il est devenu un instrument de substitution du pouvoir politique par des organes judiciaires échappant au contrôle du peuple et se substituant à lui. Les défenseurs de la République et de la démocratie ne peuvent ignorer ni ne pas critiquer cette dénaturation de l’État de droit, qui retire aux peuples le droit de conduire leur destin. En retour surgissent des réactions dangereuses et imprévisibles. En politique, tout est lié : la loi et le droit dérivent toujours d’une volonté politique — qu’il s’agisse de régimes autoritaires, totalitaires ou, de préférence, de la démocratie libérale.
Le néolibéralisme est devenu l’antithèse du véritable libéralisme. Le fait que les premières réactions de masse contre lui aient émergé dans les berceaux du libéralisme politique en est la preuve : au Royaume-Uni — le Brexit —, aux États-Unis — le trumpisme du premier et du second mandat, différents par nature, est révélateur et peu mis en lumière.
- On a le sentiment que l’Union européenne cherche aujourd’hui son unité intérieure en se construisant un ennemi commun – la Russie –, comme si la cohésion du continent ne pouvait se faire que contre quelqu’un…
Au cœur du modèle néolibéral — à gauche comme à droite — se trouve un défaut conceptuel qui détermine la logique de gouvernance de l’UE : la croyance que la société est déterminée par l’économie, avec sous-estimation du rôle décisif de l’imaginaire collectif et de sa dimension politico-culturelle dans la formation des peuples et des civilisations.
On suppose que l’on peut unifier les nations européennes par des procédures, des régimes économiques et des normes juridiques. Or c’est précisément cette approche technocratique qui déstabilise les représentations collectives des peuples, provoquant leur fragmentation et leur repli. Faute de pouvoir rapprocher les membres de l’UE sur les grandes questions politiques, la direction de l’Union tente de plus en plus de les retenir ensemble par une peur commune — du covid-19, de la crise de la dette ou de la Russie, qui alimente elle-même cette peur depuis son invasion de l’Ukraine. Mais, minée de l’intérieur pour les raisons déjà décrites, l’Union est souvent incapable de traduire ses proclamations en actes réels, alors même qu’elle dispose objectivement de toutes les ressources pour ne pas trop redouter une attaque de la Russie ou pouvoir la contrer.
Imaginaire russe et imaginaire ukrainien
Dans cette guerre dramatique ; réalités et jeux de rôle s’entremêlent : les acteurs deviennent prisonniers de leurs propres illusions. La guerre en Ukraine a choqué les dirigeants européens. Merkel déclara un jour : « Poutine est irrationnel. ». Poutine n’est pas irrationnel ; il n’est pas allemand, il est russe. Il ne se sent lié ni par les relations économiques qui unissent les voisins d’Outre-Rhin via leur politique ordolibérale, ni par l’interdépendance énergétique et économique entre l’Allemagne, l’Europe et la Russie. Il pense et agit en russe à l’imaginaire impérial, hérité de l’époque tsariste et formé par la vie sur de vastes espaces sans frontières naturelles, ni reliefs pour se protéger, au climat rude et sous la menace séculaire des invasions : Huns, chevaliers Teutoniques, armées napoléonienne ou nazis. L’attention aux frontières et à leur protection y est portée à son comble. La conscience impériale russe produit des formes spécifiques – orthodoxes et « christiques » – de rapport au religieux et au politique, où le spirituel, le temporel et le national sont indissolublement liés, se matérialisant dans des régimes autocratiques ou totalitaires. Tsar, Staline, Poutine — autant d’incarnations d’un même archétype du protecteur du peuple — un peuple à la très forte « servitude volontaire ».
Dans ces cadres politico-religieux très rigides, et en dessous, le peuple russe a créé, pour ne pas étouffer, une culture d’une richesse extrême, qui cherche dans la vie spirituelle intérieure une libération de la contrainte extérieure : iconographie, architecture, poésie, théâtre, littérature, musique, ballet, cinéma… une âme, une émotion, un cri transfiguré, là où les Français du fait de leurs imaginaires créent comme ils pensent, par la raison, comme l’avait repéré Dostoïevski à propos de la comparaison de nos littératures.
La conscience nationale russe est l’antipode de l’approche positiviste-économiciste et technocratique des élites occidentales. Confiants dans leur puissance économique, technologique et militaire, Européens et Américains ont surestimé leur capacité à étendre indéfiniment leur influence — et se sont cognés à une limite, celle de l’imaginaire russe. Kissinger et Brzezinski — originaires d’Europe centrale, distinguant parfaitement le soviétique du russe — avertissaient les néoconservateurs américains et les ultranationalistes ukrainiens : « otaniser » l’Ukraine : jamais la Russie ne laisserait faire.
L’Empire russe a précédé la nation et Kiev en fut un centre historique.
Par ailleurs, les néoconservateurs américains et des dirigeants européens ont commis une erreur stratégique en percevant Poutine comme un dirigeant post-soviétique et comme un Russe, ou grand Russe. Ils étaient convaincus qu’en cas de conflit majeur le peuple russe se détournerait de lui.
La Russie, de son côté, a sous-estimé l’émergence d’une conscience nationale ukrainienne et la capacité de l’Ukraine à devenir sujet de sa propre histoire, sans se satisfaire d’un statut de peuple sous tutelle de l’Empire russe.
Poutine, ancien officier du KGB, a surestimé le rôle des élites et sous-estimé la singularité du peuple ukrainien déjà repérable depuis les effets de l’occupation de la Pologne catholique sur l’orthodoxie de Kiev, entrainant un rapport différent entre le spirituel et le temporel. En cela, une majorité d’Ukrainiens regardent l’Occident pour des raisons culturelles avant même politiques et économiques.
On aurait pu éviter la tragédie des immenses pertes humaines – tant chez les Ukrainiens que chez les soldats russes – si la nation ukrainienne s’était construite comme un État fédéral, neutre et non russophobe dans des frontières reconnues, dont la sécurité eût été garantie conjointement par la Fédération de Russie et l’OTAN.
Un temps, il a semblé que la France et l’Allemagne étaient prêtes à y contribuer, mais la logique de confrontation — conforme à l’esprit de l’époque — l’a emporté.
- À rebours de sa tradition historique, la France s’est aujourd’hui placée à l’avant-garde de la stratégie d’affrontement avec la Russie. Comment expliquez-vous ce virage de Paris et ce ton belliqueux ?
D’abord pour faire la paix, il faut être deux. Ensuite, voulant manifester son indépendance à l’égard des États-Unis et surtout de Donald Trump, Emmanuel Macron a voulu endosser le rôle de leader de l’Europe face à la menace russe, affichant un soutien inconditionnel au président Zelensky. Ces derniers mois, on a même eu le sentiment qu’il s’opposait à une conclusion rapide d’un accord sous l’égide du mercantile, réaliste pragmatique Trump. Aucune des parties, et surtout les belligérants directs, n’a intérêt à prolonger cette guerre sanglante et coûteuse. De toutes façons les choses se décident à Washington, Moscou, Kiev et Pékin.
Mais l’Europe peut être emportée dans la guerre. L’armée française et son haut commandement demeurent professionnels et solides, et la dissuasion nucléaire fonctionne efficacement. Toutefois, les déclarations et les ambitions du président ne correspondent pas toujours à l’état d’esprit du peuple français. Si les Français soutiennent majoritairement la résistance de la nation ukrainienne à l’invasion russe, ils refusent une participation directe aux combats : trois quarts y sont opposés. En revanche, 55 % sont favorables à une mission de maintien de la paix dans le cadre d’un accord international, ainsi qu’à une aide économique et matérielle à l’Ukraine.
Portée par un imaginaire projectif et universaliste, la France a toujours voulu être présente dans les régions clés du monde. Le gaullisme en fut la dernière expression forte, tournée vers l’autonomie stratégique et le rôle singulier de la France au sein d’une UE de plus en plus inspirée géopolitiquement par Washington.
Une Europe des nations pont entre l’Occident et le Sud global.
- Comment évaluez-vous la possibilité d’une « autre Europe », fondée sur la recherche du bon voisinage, la prise en compte des intérêts de tous dans un nouveau système de sécurité, sur une diplomatie active et la reconnaissance des différences historiques et culturelles des peuples ?
Une « autre Europe », une Europe conforme à son imaginaire, une Europe des nations est possible, mais à certaines conditions. De son côté, la partie russe doit accomplir des gestes concrets prouvant que ses intentions ne sont pas hostiles.
Le peuple russe est grand, courageux, doté d’une culture remarquable ; il pourrait être un pont entre l’Europe et l’Asie. Cela passe déjà par une paix juste et durable en Ukraine.
De son côté, l’Occident — d’abord les États-Unis et la France — doit donner un contenu concret à ses valeurs universalistes : respecter les différences entre civilisations et peuples, leurs imaginaires collectifs et leur souveraineté.
Les scénarios d’avenir se dessinent aujourd’hui selon que les peuples parviendront, ou non, à recouvrer le droit de gouverner leur destin. Malgré la singularité de leurs visions du monde et de leurs expériences historiques, les peuples ne veulent pas revenir en arrière : ils veulent préserver leurs acquis sociaux et leurs spécificités historiques. Pour cela, ils doivent chercher un nouvel équilibre entre groupes sociaux, liberté individuelle et liberté collective. À mon sens, deux voies sont possibles. Soit nous allons vers une « re-civilisation » de la mondialisation — sous forme démocratique, non sans difficultés — en remettant les États au service des nations et en canalisant la globalisation néolibérale vers une mondialisation en mosaïque des civilisations et des peuples aux imaginaires différents ; soit ce processus est bloqué, et alors les sociétés ne se souderont plus qu’autour d’idées religieuses, ethniques ou nationalistes — par la recherche d’ennemis et de boucs émissaires.
En parallèle, nous assistons aujourd’hui, notamment en Occident, à la formation de systèmes de contrôle numérique de masse. Émerge un puissant triangle posthumaniste — idéologique, technologique et militaro-industriel : Hollywood, la Silicon Valley et le Pentagone. Les GAFAM/MAAMA apparaissent comme des « chevaliers » d’une Big Tech qui se répand à vive allure — en contournant responsables politiques et élites intellectuelles — jusque dans le temple du capitalisme néolibéral, Davos. Des démocraties libérales fatiguées s’inclinent de plus en plus vers des régimes « césaro-technologistes » ; populaires et autoritaires, agrégeant conservateurs chrétiens, bourgeoisie industrielle et de la Tech, transhumanistes. En Chine, de puissantes structures politiques et numériques, intégrées à l’État (BATX, donnant accès à des données individuelles détaillées), façonnent un système hybride de crédit social et de surveillance numérique, régulant les comportements individuels et collectifs sous le contrôle du Parti communiste chinois.
L’universel plutôt que l’universalisme
Ce qui rassemble les personnes, les civilisations et les peuples, c’est l’aspiration commune au respect de la dignité humaine, à la reconnaissance du droit souverain de décider par soi-même des questions qui les concernent.
L’universel concret — et non l’universalisme abstrait — relie les humains du monde : la conscience prométhéenne occidentale et les imaginaires du Sud global, qui aspirent à la modernisation sans occidentalisation et à la recherche d’harmonie. Si ses institutions correspondaient à son esprit historique, l’Europe pourrait retrouver sa place dans l’Histoire et équilibrer, au sein de l’Occident, le messianisme américain par l’idée d’une Europe des nations. Habituée depuis des siècles à l’affrontement avec la diversité — dedans comme dehors —, l’Europe peut encore aujourd’hui être un pont entre l’Occident et les civilisations du Sud global. La Russie, l’Eurasie, y aurait toute sa place.
Ce serait une chance d’édifier un ordre international plus juste et plus durable, à même de répondre aux défis de la justice sociale, de l’écologie et des migrations. Une course contre la montre est engagée : le choix est entre la renaissance des civilisations fondée sur les nations et une nouvelle barbarie, entre le retour démocratique des peuples à leur souveraineté et un chaos de guerres, ultime manière tragique, pour des peuples dépossédés de leur destin, de retrouver une unité autour de représentations archaïques et d’intérêts à court terme.
Propos recueillis par Natalia Routkevitch
Stéphane Rozès
Stéphane Rozès est politologue, président du cabinet de conseil Cap. Ancien directeur général de l’Institut d’études CSA, il y fit sa carrière de 1991 à 2009 après la Sofres (1986-1991) et BVA (1985-1986). Il a enseigné à Sciences Po Paris (1990–2023), à HEC (2008–2011), et a été chroniqueur à France Inter, LCP-Assemblée nationale, Public Sénat, BFM Business et France Culture. Il fut expert pour la « Consultation mondiale sur la lutte contre le réchauffement climatique » lors de la COP 21 de Paris. Il enseigne aujourd’hui à l’Institut catholique de Paris, intervient comme expert à la demande de la presse écrite et audiovisuelle, et contribue à des revues (Le Débat, Commentaire, Études, La Nouvelle Revue Politique, Revue de la Défense nationale) et à des ouvrages collectifs. Il est membre d'honneur du CEPS et l’auteur de Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples. Entretiens avec Arnaud Benedetti, Éd. du Cerf, 2022.
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