Matthieu Creson, conférencier, enseignant et journaliste indépendant, revient ici sur les derniers propos de Louis Sarkozy concernant l’idée d’une déréglementation de la route, que le candidat à la mairie de Menton juge souhaitable. Mais si l’auteur plaide certes pour une débureaucratisation de la gestion de nos routes, et pour une responsabilité individuelle accrue dans l’espace public, il rappelle toutefois que la débureaucratisation n’est pas non plus l’anarchie, et qu’il convient à ce titre de revenir à certaines règles fondamentales auxquelles souscrivent librement l’ensemble des usagers.
Louis Sarkozy a récemment déclaré sur RMC qu’il souhaitait « une immense simplification de nos routes : supprimer les feux rouges, les lignes blanches, les panneaux de signalisation »1… Ces propos pourraient paraître à première vue totalement saugrenus et hors sol, pour ne pas dire assez risibles : l’insécurité routière ne tient-elle pas, comme on le pense ordinairement, à l’inconscience de certains usagers de la rue, dont certains se croient tout permis et bafouent ainsi sans vergogne les règles du code de la route ? D’ailleurs, les conclusions d’un récent rapport Ipsos pour la Fondation VINCI Autoroutes semblent accablantes : 70% des automobilistes ignorent la signalisation, 67% ne respectent pas les feux, 68% oublient leur clignotant, 34% sortent de leur voiture sans regarder, 40% des cyclistes ne respectent pas non plus les feux rouges, 70% des piétons traversent au rouge, 60% des vélos roulent sur les trottoirs2.
Un postulat : pour assurer la sécurité routière, il faut réglementer
Il paraît a priori évident que l’amélioration de la sécurité sur la route passe non seulement par la réglementation, mais aussi et surtout (car celle-ci existe déjà !) par davantage de contrôles, afin que soient empêchés les comportements dangereux, générateurs d’accidents. Rappelons toutefois que l’État n’a pas été sans rien faire dans ce domaine depuis des décennies, allant même souvent au-delà de l’impératif de sécurité pour les autres, et veillant aussi à la sûreté de l’usager lui-même, à travers par exemple l’obligation du port de la ceinture de sécurité en voiture et celle du port du casque à moto.
S’inscrivant dans une tradition de pensée libertarienne (chose suffisamment rare en France pour être soulignée), et au rebours de l’opinion couramment admise en la matière, le candidat aux prochaines municipales de Menton conteste pour sa part la validité du postulat selon lequel toujours plus de réglementation routière conduirait nécessairement à une plus grande sécurité pour les usagers. Au contraire, nous dit-il, la signalisation serait en réalité vecteur de déresponsabilisation des individus, lesquels se trouvent dès lors contraints de respecter servilement un certain nombre de règles prédéfinies, plutôt que de faire preuve d’autonomie et de s’adapter aux spécificités de la route à un moment donné. Ainsi entend-il « rendre le citoyen responsable de sa propre conduite au lieu qu’il la délègue intégralement au code de la route ». « Quand vous responsabilisez les gens, ajoute-t-il, ils deviennent naturellement plus lents, plus attentifs et plus généreux entre eux »3.
Hans Monderman et le concept d’ « espace partagé »
Louis Sarkozy invoque à l’appui de sa proposition l’ingénieur urbaniste néerlandais Hans Monderman (1945-2008) et le concept d’ « espace partagé » – ou shared space4 en anglais -, espace public au sein duquel l’absence de signalisation tendrait à contraindre les automobilistes à faire preuve d’une plus grande vigilance et à tenir davantage compte de leur environnement plutôt que de se comporter en robot du Code de la route. Tout en maintenant la règle de la conduite à droite et de la priorité à droite (ou à gauche, selon la coutume du pays), ses idées ont été mises en œuvre dans certaines villes5 des Pays-Bas comme Makkinga et Drachten, ainsi qu’en Allemagne (Bohmte) et au Royaume-Uni (Poynton), et même en dehors de l’Europe : Afrique du Sud, Australie, Japon, Brésil, Canada, États-Unis6. Que nous ont appris ces expérimentations ? En 2004, un article insistait déjà sur les effets positifs de ce renversement complet de la gestion de la route à West Palm Beach, en Floride : « Les urbanistes ont réaménagé plusieurs rues principales, supprimant les feux de signalisation et les voies de virage, rétrécissant la chaussée et rapprochant les piétons et les voitures. Résultat : ralentissement de la circulation, diminution du nombre d’accidents et réduction des temps de trajet. Les gens se sentaient en sécurité pour marcher dans cette rue. L’augmentation du trafic piétonnier a permis l’apparition de nouveaux magasins ainsi que la construction d’immeubles d’habitation »7. Des résultats comparables semblent avoir été observés dans les autres villes où l’on a également testé ce concept d’urbanisme, comme une meilleure régulation de la circulation automobile, davantage de fluidité du trafic et une baisse du nombre d’accidents. À Drachten par exemple, aux Pays-Bas, les accidents de la route ont diminué de 40 %, et ils ont été réduits de moitié à Bohmte, en Allemagne.
Comment expliquer de tels résultats ? Se faisant l’écho de ces idées, Louis Sarkozy estime que « quand il n’y a ni trottoir (sic), ni feu rouge, ni ligne blanche, tout le monde fait davantage attention. Les citoyens se responsabilisent, et s’installe alors ce que les chercheurs appellent une négociation implicite entre usagers »8. « C’est exactement l’inverse de l’autoritarisme bureaucratique parisien, conclut-il : on augmente la liberté… et on observe une amélioration du comportement ». Ainsi donc, comme le résume avec justesse le quotidien Le Parisien, la mise en place de ces shared spaces « signifie un transfert de pouvoir et de responsabilité de l’État vers l’individu et la communauté »9.
Règles générales et réglementations spécifiques
Le droit de circuler librement est reconnu d’ordinaire comme une liberté fondamentale. « Mais comme le dit Laurent Desessard, professeur à la faculté de droit et de sciences sociales de l’université de Poitiers, comme toute liberté, la liberté de circuler peut être conditionnée et limitée »10. Elle est en effet conditionnée par l’obtention du permis de conduire pour tel ou tel type de véhicule, et elle est limitée par un certain nombre de règles comme les limites de vitesse ou l’interdiction de conduire sous l’emprise de l’alcool ou de stupéfiants (ibid.).
Or il nous faut à ce stade introduire une distinction, essentielle, entre deux types de règles : les règles générales et les règles spécifiques. Cette distinction a été mise en avant par le professeur Pascal Salin dans son livre Libéralisme (Paris, Odile Jacob, 2000), à partir de celle déjà établie par Friedrich Hayek dans son classique Droit, législation et liberté (dont les trois volumes ont paru respectivement en 1973, 1976 et 1979), entre règle générale et obligation de résultat : une société libre n’est nullement une société où règne l’anarchie, mais une société dont le fonctionnement repose sur l’observation de quelques règles générales, qui s’imposent ou devraient s’imposer à tout un chacun : le respect des droits de propriété de l’individu, celui des contrats, ainsi que la reconnaissance de la responsabilité individuelle. De même, dans le domaine de la circulation automobile, il existe un certain nombre de règles (que les usagers sont probablement parvenus à établir spontanément et empiriquement, en dehors de tout besoin de réglementation étatique) auxquelles nul ne saurait déroger sous peine de sanction : la conduite à droite et la priorité à droite – ou à gauche, ainsi que nous l’avons dit, dans les pays qui ont adopté cette règle. On pourrait aussi ajouter à ces règles fondamentales la nécessité de rester maître de son véhicule ainsi que l’utilisation du clignotant pour indiquer aux autres automobilistes l’intention de changer de voie ou de direction (Salin 2000, p. 352). Les autres règles comme les limites de vitesse (sur autoroute, 130 km/h en France et, pendant des années, 55 mph aux États-Unis) sont plutôt, pour reprendre la terminologie hayekienne, des obligations de résultat : on définit en amont et de manière centralisée un certain nombre de règles qui devront s’imposer d’en haut, uniformément, à l’ensemble des conducteurs, qu’ils le veuillent ou non.
Ni anarchie ni bureaucratie : pour la liberté de circuler conformément aux règles générales de la route
Pour revenir à notre propos liminaire concernant l’idée, parfois déjà été mise en œuvre comme nous l’avons dit dans certaines villes à l’étranger, de supprimer les feux de circulation et les panneaux de signalisation – et auxquels on pourrait ajouter les limitations de vitesse imposées arbitrairement et autoritairement par la bureaucratie d’État à l’ensemble du territoire -, il nous paraît donc important de distinguer clairement entre les règles générales applicables au domaine de la route d’une part, et, d’autre part, celles qui contraignent les usagers à atteindre certains résultats bien précis en la matière. Dans une société où la route est régie par un certain nombre de règles fondamentales et non par une foule de contraintes et de normes étatiques fixées de manière a priori, les usagers retrouvent à la fois la liberté de circuler et le sens de la responsabilité qui lui est consubstantiel. Trop d’obligations de résultat peut au contraire, ici comme ailleurs, détourner les individus de l’essentiel, c’est-à-dire du respect des règles générales, qui fournissent le cadre propice à l’exercice de la liberté et de la responsabilité. En ce sens, on ne peut pas dire que vouloir libéraliser la route équivaut à plaider pour l’anarchie dans la mesure où la vision libérale suppose justement l’existence et le respect de règles fondamentales. Il faut de toute évidence maintenir l’impératif de la circulation et de la priorité à droite (principes que ne renient d’ailleurs pas les défenseurs du modèle de circulation urbaine d’ « espace partagé »), règles auxquelles consentent librement les usagers et sans lesquelles la circulation serait tout bonnement impossible et les accidents sans doute légion5. Il faut aussi que joue pleinement le principe de responsabilité individuelle en cas d’accident, de même que les usagers devraient être en mesure de recevoir la meilleure information possible concernant la configuration de la route et l’état du trafic en fonction du temps. De ce point de vue, la signalisation se justifie d’autant plus qu’elle apporte un certain nombre d’informations aux conducteurs, lesquels pourront dès lors les prendre en compte afin de modifier le cas échéant leur comportement au volant. Mais d’un autre côté, cette même signalisation sous la forme de panneaux disposés le long des routes peut aussi nous paraître dépassée, et il faudrait sans doute bien plutôt lui substituer un véritable système d’information rendu possible par la technologie (ibid. p. 359).
En ce qui concerne les feux de circulation, il est en effet permis de se demander s’ils sont bien dans certains cas le meilleur moyen de réguler de manière optimale le trafic au niveau des intersections. Ne pourrait-on plutôt appliquer dans bien des cas le principe du « premier venu, premier servi », règle qui serait comprise et partagée par l’ensemble des automobilistes, et dont l’application permettrait sans doute, en tel ou tel point du réseau routier, une meilleure fluidité du trafic ? Dès lors, pourquoi en effet ne pas tester en France, comme a proposé de le faire Louis Sarkozy, ce type de régulation du trafic routier déjà mis à l’épreuve à l’étranger, ne fût-ce que dans certaines zones bien précises, à titre expérimental ? Quant à la signalisation, comme nous venons de le dire, au lieu de plaider pour sa suppression, ne devrions-nous pas plutôt en recommander la modernisation ? Car c’est bien la qualité de l’information et la possibilité pour les usagers de la recevoir en temps réel qui sont l’une des clefs de la sécurité routière (ibid., p. 352). « Le système d’informations, poursuit Pascal Salin, dont nous savons à quel point il est essentiel pour permettre au conducteur d’adapter sa vitesse aux circonstances, est particulièrement obsolète à notre époque : il est essentiellement constitué par quelques panneaux. Mais on aurait nécessairement les moyens de développer toute une technologie de l’information du conducteur, permettant de lui signaler à l’avance les obstacles fixes ou mobiles qu’il risque de rencontrer, de l’informer sur le tracé et la qualité de la route devant lui, ou de lui suggérer des conduites à tenir » (ibid., p. 359).
On peut considérer de manière générale que les bureaucrates ont voulu, par la réglementation étatique, arracher la route à l’état d’anarchie primitive dont on peut supposer (au moins à titre d’hypothèse) qu’elle a initialement régné au moment où les automobiles ont commencé à faire leur apparition dans l’espace public. La réglementation appelant toujours plus de réglementation, il est devenu aujourd’hui nécessaire de redéfinir ce que sont les règles générales qui doivent s’appliquer à l’ensemble des usagers de la route, ce en les distinguant de ce que Friedrich Hayek et Pascal Salin ont appelé les « obligations de résultats ». Il convient également d’améliorer, grâce aux avancées technologiques, l’exactitude de l’information disponible, qui permettra au conducteur de moduler son comportement en fonction des données concrètes de la situation dans laquelle il se trouve. Il nous paraît en revanche évident que la suppression des trottoirs réservés aux piétons, l’obligation qui serait ainsi faite à ces derniers de coexister avec les automobilistes au sein d’un « espace partagé », équivaudrait à revenir à une forme d’anarchie première – sans parler des problèmes posés pour les personnes non-voyantes ou mal voyantes en particulier ! Ainsi donc, et pour résumer notre propos, il nous faut renvoyer dos à dos anarchie et bureaucratie, pour revenir aux règles fondamentales de la route en tant que cadre dans lequel seront assurées tant la liberté de circuler que la responsabilité des usagers.
2 Ibid.
3 Ibid.
4 Terme popularisé par un autre urbaniste, le Britannique Ben Hamilton-Baillie, qui s’est efforcé d’appliquer les idées de Monderman dans certaines villes du Royaume-Uni.
6 https://www.pps.org/article/hans-monderman
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