Stabilité : Alassane Ouattara a abusé de cette promesse pour justifier un quatrième mandat auprès de partenaires internationaux réticents. Sur le papier, le président sortant a réussi son « coup KO ». Mais braver l’aspiration d’un peuple au changement comporte aussi des risques.

En Côte d’Ivoire, ils se sont rebaptisés « ADO-moutons ». En Alassane Ouattara, ils voient ce berger qu’ils suivent aveuglément. Leurs adversaires ironisent sur cette curieuse analogie. Elle est la marque d’une relation fusionnelle où l’esprit critique n’a plus sa place. Au soir de la victoire, les moutons jubilaient et se projetaient parfois dans l’après-2030.

Deux jours plus tôt, une nouvelle image avait fait irruption à l’occasion du dernier rassemblement de campagne du chef de l’État : « Je vous demande de surveiller vos différents quartiers parce que les chiens peuvent toujours passer. » Le mot « chien » appliqué à ses opposants déclenchait une rapide polémique. Le vocabulaire animalier est rarement le gage d’une démocratie apaisée ; chacun garde en mémoire le sinistre précédent de « cafard » appliqué à la communauté tutsi les mois précédant le génocide de 1994. En Côte d’Ivoire aussi, les appartenances politiques rejoignent souvent les origines ethniques.

À vaincre sans péril, Alassane Ouattara triomphe sans gloire

Le 25 octobre, la Côte d’Ivoire a rejoint le camp de ces pays tristes où désir d’alternance rime avec désespérance. Après un premier coup de canif en 2020 dans une constitution qui prévoit une limitation des mandats présidentiels à deux, le chef de l’État s’est octroyé un nouveau score à la soviétique, 89,77% des suffrages, rendu possible par l’éviction méthodique de tous ses concurrents sérieux. Il faut imaginer une élection présidentielle où les présidents des trois partis d’opposition représentés à l’Assemblée nationale voient leur candidature retoquée.

Et voilà le président âgé de 83 ans désormais comparé à un autre doyen de la scène politique africaine qui, hasard du calendrier, gravissait au même moment une nouvelle marche vers une présidence à vie, le Camerounais Paul Biya, 92 ans. Fin de parcours paradoxale pour ADO, dont l’arrivée au pouvoir à la suite de la grave crise postélectorale de 2011 avait suscité de l’espoir au sein de la communauté internationale.

La presse occidentale, longtemps complaisante, prend désormais ses distances. La France officielle, défavorable à cette quatrième candidature, a félicité le chef de l’État mais n’ignore pas les menaces pour la stabilité que comporte le verrouillage politique. Le président de la République est conscient de l’environnement régional dans lequel évolue la Côte d’Ivoire et du risque de déstabilisation ourdi par certains États voisins.

Alassane Ouattara demeure un allié de Paris dans un environnement régional hostile. Mais la proximité de l’Élysée avec ce président mal élu nourrit la rhétorique souverainiste et francophobe. Si les jeunesses africaines apparaissent trop souvent rétives à l’idéal démocratique, c’est bien parce que celui-ci est dévoyé par des dirigeants qui utilisent toutes les techniques confiscatoires du pouvoir.

Le brevet de démocratie que la Côte d’Ivoire aime s’auto-attribuer est démenti par les faits. Le pays est d’ailleurs catalogué « régime hybride » dans le classement annuel de « The Economist Intelligence Unit », qui fait référence en la matière. Avec une note de 4,22 points sur 10, il est à la 105ᵉ place du classement mondial et se situe même à 0,22 de la barre qui le ferait basculer dans la case des régimes autoritaires.

Après avoir cadenassé la présidentielle, interdit toute marche pacifique, arrêté 700 manifestants le 11 octobre, condamné à trois ans de prison ceux qui ont bravé cette interdiction, le régime ne peut ignorer sa large impopularité. Comme en 2020, Alassane Ouattara pourrait offrir un strapontin à l’un des candidats marginaux qui l’ont accompagné vers son quatrième mandat. Poussera-t-il plus loin l’ouverture comme il s’y est engagé auprès de certains de ses interlocuteurs internationaux ? Le passé témoigne de sa réticence et finalement de son incapacité à poser de véritables actes de réconciliation.

Depuis sa victoire, le régime verrouille le jeu politique et multiplie les actes de répression envers l’opposition. Il traque les moindres faits et gestes, réels ou supposés, semblant curieusement assimiler la contestation du quatrième mandat à une démarche insurrectionnelle. Le ton avait été donné avec l’arrestation de l’un des meneurs des manifestations, le gbagboïste Damana Pickas. La mise en garde à vue du porte-parole du PDCI-RDA, Soumaïla Bredoumy de retour de Paris, au mépris de son immunité parlementaire, conforte cette dynamique répressive.

L’intimidation est générale. 36 heures après avoir été désigné comme son dauphin dans sa circonscription du Moronou par l’opposant Pascal Affi N’Guessan, Bernard Diby Kokara, tout juste candidat aux législatives, a été convoqué à la gendarmerie puis gardé à vue pendant trois jours avant d’être libéré mais placé sous contrôle judiciaire. Intimidation encore, le curieux déchainement sur les réseaux sociaux à l’encontre d’un autre cadre du FPI, l’actuaire Apollos Dan Thé, candidat sur une liste d’union à Yopougon.

Le pays est plus que jamais coupé en deux

Une Côte d’Ivoire du Nord soutient avec enthousiasme Alassane Ouattara, alors que le reste du pays ronge son frein. Le 25 octobre, toute une partie de la Côte d’Ivoire s’est sentie provisoirement soulagée, mais provisoirement seulement. La question de la succession du chef de l’État a certes été retardée ; elle demeure entière. Les couteaux sont désormais tirés au sein du RHDP, sa propre formation politique. Le président a reconfiguré en personne le positionnement de certains ténors sur la carte électorale et on lui prête l’intention de réviser rapidement la constitution pour décliner un schéma favorable à la survie du régime au-delà de sa personne.

Pour l’opposition s’est posée de manière immédiate la question de sa stratégie législative en prévision du scrutin du 27 décembre. À la base, les débats ont été fiévreux sur l’opportunité de boycotter le scrutin. Certains de ses militants voyaient dans la participation un reniement, une manière de cautionner le quatrième mandat et une injure faite aux personnes tuées lors des manifestations, 11 morts selon les autorités, 27 recensés par l’opposition. Laurent Gbagbo appelle finalement ses électeurs à rester à la maison, ce boycott apportant de facto un coup de pouce au chef de l’État. Les quelques élus sortants du PPA-CI qui ont décidé de braver sa consigne ont été immédiatement sanctionnés.

La volonté des autres partis de l’opposition de bâtir une stratégie unitaire connait un succès variable selon les circonscriptions et régions. Le PDCI-RDA est fragilisé par l’exil forcé de son président, le banquier Tidjane Thiam. Le FPI ambitionne la constitution d’un groupe parlementaire. Le jeu politique est enfin compliqué par l’abondance de candidats recalés de leurs formations initiales qui se présentent en indépendants.

Le découpage électoral rendait dès l’origine l’hypothèse d’une cohabitation hasardeuse. La posture abstentionniste de Laurent Gbagbo la rend impossible. Pourtant, si l’opposition ne parvenait pas à canaliser la colère, à transformer les frustrations par une mobilisation dans les urnes, le risque existe d’autres formes de confrontations entre moutons et chiens, sur fond de relents ethniques.

C’est le principal échec d’Alassane Ouattara, cette dilution d’un sentiment d’appartenance nationale toujours fragile. Il existait au moment de la Coupe d’Afrique des Nations, lors de la formidable « remontada » de la Côte d’Ivoire. Il n’y avait alors ni moutons ni chiens, mais des Ivoiriens unis dans une même fierté. Faute d’unité nationale, la politique a brutalement défait ce que la magie du foot avait brièvement ébauché.


Geneviève Goëtzinger

Geneviève Goëtzinger est journaliste et dirigeante d’entreprise dans les médias et le conseil en stratégie de communication.

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