Emmanuel Macron veut remettre de l’ordre dans la parole publique. Il l’a dit sans détour, le 12 novembre 2025, au siège de La Dépêche du Midi pour un premier grand débat sur « la démocratie à l’épreuve des réseaux sociaux ». Si, depuis, d’autres propos concernant les médias ont suscité de nombreux commentaires, il convient de s’attarder sur la manière dont le président de la République perçoit le débat en ligne, plus révélatrice encore d’une pente dangereuse.

 

Les réseaux sociaux, selon Emmanuel Macron, seraient devenus un « Far West » où l’émotion négative règne, où les complotistes prospèrent, où les puissances étrangères manipulent, où les esprits se perdent. Il faudrait donc, pour sauver la démocratie, recréer de la hiérarchie dans l’espace public, retirer les contenus faux, limiter l’anonymat, instaurer une majorité numérique, redonner du pouvoir aux autorités politiques, scientifiques, médiatiques.

Ce qui est présenté comme une cure de rationalité se révèle surtout un projet de reprise en main de la parole publique. Derrière la rhétorique de la responsabilité se dessine une vision méprisante, partielle, datée, potentiellement très dangereuse pour la liberté.

 

Certes, il serait malhonnête de prétendre que tout est erroné dans l’analyse d’Emmanuel Macron.

Oui, les réseaux sociaux peuvent abîmer les esprits. Les études sérieuses s’accumulent sur l’explosion des troubles anxieux, sur l’addiction à la dopamine du « scroll » infini, sur la comparaison permanente qui ronge l’estime de soi chez les adolescents. La fabrication algorithmique de la colère, de la jalousie et du ressentiment n’est pas un fantasme dystopique.

Oui, il existe une véritable guerre informationnelle. Des puissances étatiques, au premier rang desquelles la Russie, utilisent les réseaux pour intoxiquer l’opinion, nourrir des courants extrêmes, fabriquer méthodiquement de la discorde. L’ingérence numérique est devenue un instrument majeur de politique étrangère.

Oui encore, la liberté d’expression sans responsabilité tourne vite à la caricature d’elle-même. Quand la calomnie, la diffamation, l’appel à la violence circulent sans frein, ce ne sont pas les plus libres qui triomphent, ce sont les plus violents. Ce problème dépasse largement les réseaux sociaux et met plus encore en lumière les dysfonctionnements de notre justice.

 

De ces constats qui n’ont plus grand-chose d’originaux et qui relèvent désormais davantage du lieu commun, Emmanuel Macron tire des conclusions qui trahissent une philosophie illibérale et proposent des remèdes pires encore que le poison.

 

Une vision réactionnaire et arbitraire de la liberté d’expression

Quand Emmanuel Macron affirme qu’il faut « recréer de la hiérarchie dans l’espace public », il ne parle pas d’une hiérarchie morale fondée sur la qualité des arguments. Il parle bien d’une hiérarchie institutionnelle, sociale, statutaire.

Dans sa bouche, le professeur qui « a lu plus de livres que vous » doit naturellement être davantage entendu que le citoyen ordinaire. Le responsable politique, légitimé par l’élection, devrait voir sa parole primer sur celle de l’internaute anonyme. Les experts, les sachants, les journalistes labellisés devraient redevenir les gardiens du débat légitime.

Derrière ce schéma se cache la nostalgie d’un temps où quelques clercs tenaient la plume, où les éditorialistes régnaient sur l’opinion, où la télévision publique décidait ce qui méritait d’être discuté. Le numérique, en balayant cette aristocratie de la parole, a laissé entrer dans l’espace public une foule de voix. Certaines sont brillantes, d’autres affligeantes, beaucoup sont simplement humaines, contradictoires, imparfaites.

Emmanuel Macron supporte mal ce brouhaha. Il y voit moins une vitalité qu’un désordre. Au lieu de se demander comment élever ce débat, il cherche à le filtrer. Le réflexe est typiquement technocratique. Puisque l’espace public est chaotique, il faudrait le réordonner. Puisque la parole est devenue horizontale, il faudrait la verticaliser à nouveau. Puisque tout le monde parle, il faudrait réapprendre à certains à se taire.

On connaît cette musique pernicieuse. Elle commence toujours par la même incantation, la liberté n’est possible que si elle est encadrée. On ne censure pas, on régule. On ne surveille pas, on protège. On ne trie pas les voix, on « recrée de la hiérarchie ». C’est un art consommé de l’euphémisme, mais sa logique est malheureusement limpide.

 

Le mépris social affleure lorsqu’on oppose, comme le fait Macron, le « lambda » au professeur qui a « lu plus de livres ». Cette manière de hiérarchiser la parole en fonction du statut et des diplômes trahit un fond de pensée très simple : certains seraient faits pour parler et décider, d’autres pour écouter et subir. Pourquoi ne pas aller au bout de cette logique et rétablir, demain, des droits de vote à étages ? Un député médiatique de La France Insoumise connu pour sa défense enamourée des moustiques n’avait-il pas proposé la mise en place d’un « permis de voter » ? Nous voyons bien jusqu’où peuvent mener de telles logiques, contraires à plus de 250 ans de progrès démocratiques.

 

Tout devient plus préoccupant encore lorsque le président explique qu’il faut « retirer les contenus faux » et « poursuivre ceux qui relaient ces paroles ».

Qui décide que tel contenu est faux ? Sur quel fondement ? Avec quelles garanties ?

Sur les questions scientifiques, nous savons à quel point la frontière entre hypothèse minoritaire et vérité reconnue peut être mouvante. Galilée était-il un complotiste ? Semmelweis qui défendait le lavage des mains contre l’avis médical dominant était-il un dangereux désinformateur ? Demain, refuser tel consensus climatique ou énergétique vous fera-t-il classer d’office parmi les irresponsables ? L’histoire de la science et de la pensée regorge de vérités d’État devenues, après coup, de monumentales erreurs.

 

Confier à des autorités publiques le soin de trancher ce qui est vrai de ce qui est faux, ce qui mérite de rester en ligne de ce qui doit disparaître revient à recréer un clergé de la Vérité. Les experts agréés, les comités, les conseils, les agences dites « indépendantes » se muent alors en gardiens d’un dogme officiel. Ce qu’ils considèrent comme faux est retiré, ce qu’ils considèrent comme douteux est disqualifié, ce qui les contredit devient suspect.

On rétorquera que telle n’est pas l’intention du président de la République. Peut-être. Mais le résultat n’en serait pas moins celui-là.

Depuis la Renaissance, la modernité politique trouve au contraire sa source dans la méfiance constitutive envers les prétentions des pouvoirs à dire le vrai. Elle préfère l’affrontement des arguments, le débat contradictoire, la correction progressive des erreurs par la discussion. Elle accepte le risque du faux pour éviter le pire danger, celui d’une vérité officielle et règlementée.

 

Lorsqu’Emmanuel Macron explique que la défiance est devenue un « instrument massif de bêtise », il révèle ce qui distingue profondément sa vision de celle des libéraux. Pour lui, la défiance systématique serait une pathologie à réduire. Pour la pensée libérale, la défiance est un garde-fou indispensable tant qu’elle ne vire pas au nihilisme. Elle protège contre la tentation toujours prégnante des pouvoirs de s’auto-ériger en référence ultime. Il est par ailleurs cocasse que celui qui, avec son « en même temps », a érigé le relativisme en valeur politique absolue, enfourche désormais le combat de la verticalité de la vérité.

 

Anonymat et accès des mineurs aux réseaux : gare aux abus de pouvoir

 Venons-en à l’anonymat, que le président propose, de manière démagogique, de « reposer » comme question politique.

Certes, l’anonymat facilite le harcèlement, la lâcheté, la meute. Il autorise des comportements que beaucoup n’oseraient jamais assumer à visage découvert. Il permet aussi à des puissances hostiles de se dissimuler derrière des comptes fictifs pour intoxiquer le débat. Notons à ce sujet que la sphère macroniste et d’extrême-centre n’est pas avare en ces comptes anonymes haineux qui pullulent pour défendre, à grands renforts de fake news, de harcèlement et de dénigrement, la parole dite progressiste. Cette indignation sélective trahirait moins une préoccupation de principe qu’un simple désir de contrôle de la parole adverse…

Mais quand bien même, la réponse ne peut être aussi simple que « supprimons l’anonymat ».

 

Dans des pays où la liberté d’expression n’est pas seulement un principe abstrait, mais une pratique dangereuse pour des esprits courageux, l’anonymat protège. Il protège les lanceurs d’alerte, les salariés qui dénoncent des pratiques illégales, les minorités politiques dans des milieux hostiles, les fonctionnaires qui révèlent des dysfonctionnements, les victimes qui témoignent. Il protège aussi des citoyens qui n’ont ni la surface sociale, ni les réseaux, ni les moyens juridiques pour encaisser les représailles.

Supprimer l’anonymat, ou le restreindre fortement, reviendrait à réserver la parole libre à ceux qui peuvent se permettre d’en subir les conséquences. Les puissants, les installés, les solides, les entourés. Les autres se tairont. Et l’on prétendra ensuite, la main sur le cœur, que la démocratie fonctionne merveilleusement puisque tout le monde est libre de parler en son nom.

 

Une démocratie libérale, la seule qui vaille, ne doit pas se résoudre à cette hypocrisie. Elle ne peut pas restreindre l’usage de tous pour punir les abus de certains. Elle doit avoir le pouvoir de réprimer le harcèlement, renforcer les sanctions contre les menaces, condamner les campagnes organisées de diffamation, sans pour autant ficher les opinions de tous et réduire au silence ceux qui ont besoin de l’ombre pour dire la vérité.

 

Le même raisonnement technocratique se retrouve dans la question de l’accès des mineurs aux réseaux sociaux.

Protéger les enfants des dérives des écrans est une urgence évidente. Empêcher un collégien de se perdre dans la pornographie ou dans les griffes de prédateurs n’a rien d’une lubie puritaine. Fixer une majorité numérique, imposer des garde-fous aux plateformes, limiter l’accès aux réseaux les plus toxiques peuvent se défendre.

Mais la manière dont Emmanuel Macron envisage ce chantier trahit, là aussi, un réflexe plus profond. À chaque problème social, il propose une ordonnance bureaucratique. Plutôt que d’armer les parents, on arme les régulateurs. Plutôt que de remettre l’école au centre de l’éducation aux médias et plus généralement de la construction de l’esprit critique à travers les mathématiques et les humanités, on bâtit une infrastructure de vérification d’âge. Plutôt que de demander aux plateformes de rendre des comptes sur leurs modèles économiques, on rêve de tout encadrer depuis Bruxelles ou Paris.

Or toute infrastructure de contrôle finit par être utilisée au-delà de son intention initiale. Une fois la vérification d’âge généralisée, la tentation sera forte d’y adosser d’autres restrictions, d’autres filtrages, d’autres formes de tri. Aujourd’hui pour la protection des enfants, demain pour la lutte contre la soi-disant « haine », notion morale et non politique, après-demain pour la sauvegarde de la cohésion nationale, qui sait, ou pour la préservation de la planète. L’histoire de l’État est une longue accumulation d’outils créés au nom du bien, puis détournés au service du contrôle. À l’ère numérique, cela est d’autant moins acceptable que la technique permet de renforcer une évolution vers des mécanismes totalitaires.

 

Si la pensée macroniste est souvent critiquée pour son manque de constance, sa vision des enjeux numériques est plus cohérente, mais pas pour le meilleur.

Emmanuel Macron voit le peuple numérique comme une foule impressionnable, manipulable, excessive. Il considère les réseaux comme un espace essentiellement pathologique. Il envisage l’État comme le seul recours pour rétablir la raison, filtrer le chaos, contenir les puissances hostiles. Il décrète les autorités établies comme les gardiennes naturelles de la vérité.

 

La sempiternelle tentation autoritaire du pouvoir politique face aux médias

Cette vision n’est pas seulement illibérale, elle est banale et datée. Chaque époque a pu considérer les nouveaux moyens d’expression comme des menaces à l’ordre moral, social et politique.

En 1501, le pape Alexandre VI interdit formellement l’impression de livres sans l’autorisation de l’Église catholique romaine, sous menace d’excommunication, craignant que l’imprimerie ne diffuse de la littérature anticatholique ou ne facilite des malentendus dangereux sur les textes religieux. Jean-Jacques Rousseau avertit dans sa Lettre à D’Alembert des dangers moraux et politiques du théâtre, dont il ne veut pas à Genève. Le cinéma sera très vite accusé de dépraver les mœurs, d’où le code Hays pour l’autocensurer. La télévision sera accusée d’abêtir et d’isoler, les jeux vidéo de rendre violent.

Aux sources mêmes de notre civilisation, Platon dans le Phèdre, à travers le mythe de Theuth, ne va-t-il pas jusqu’à mettre en lumière les dangers de l’écriture elle-même, accusée de briser la relation maître-disciple et de créer des “savants imaginaires” qui croient savoir sans avoir été formés ? De cette critique, Platon tire la nécessité d’un ordre hiérarchique du savoir et du pouvoir.

 

Rien de nouveau sous le soleil donc. Les charges d’Emmanuel Macron contre les réseaux sociaux constituent une énième tentative du pouvoir de contrôler ce qui semble lui échapper. Il s’agit de la sempiternelle tentation autoritaire, paternaliste et condescendante, de vouloir imposer une vérité révélée au peuple, puisque ce dernier serait incapable de distinguer le vrai du faux, le bon du mauvais.

 

Il ne s’agit pas là d’un simple enjeu de philosophie spéculative, mais bien de la préservation des libertés fondamentales. La liberté n’est jamais renversée d’un bloc : elle s’érode, se ronge, se fissure. Elle recule par lassitude avant de disparaître par décret.

 

Soyons donc fermes et vigilants face à ces coups de canif présidentiels à nos principes libéraux. On peut vouloir civiliser les réseaux sans rétablir l’Ancien Régime de la parole. On peut exiger des comptes aux plateformes sans instaurer un ministère de la Vérité. On peut protéger les enfants sans dresser un casier numérique des opinions. On peut combattre Poutine sans demander à Facebook de supprimer ce qui gêne les gouvernements en place.

La solution libérale ne consiste pas à s’abandonner au chaos. Elle consiste à faire un pari sur l’intelligence des citoyens. Instruire plutôt que censurer. Armer les esprits critiques plutôt que filtrer les écrans téléphoniques. Sanctionner clairement les délits, non pas les idées dérangeantes. Ne laissons pas la liberté d’expression se dissoudre dans les eaux troubles des supposées bonnes intentions, continuons de la chérir, avec ses faiblesses et ses risques inhérents.

 

Lorsqu’un responsable politique déclare vouloir « remettre de l’ordre » dans la parole publique, ce n’est jamais l’ordre qu’il rétablit, c’est la liberté qu’il menace. Et cette menace, nous devons la combattre pour préserver encore ce qui peut l’être des fondements de la démocratie libérale.

 


Romain Marsily

Romain Marsily est producteur de contenus et spécialiste des médias et de la communication. Enseignant à Sciences Po Paris, il analyse les enjeux culturels, technologiques et politiques à travers ses chroniques et travaux éditoriaux. Dirigeant de médias, passé notamment par Canal+, Vivendi et Vice France, il dirige aujourd’hui Nouvelle Énergie, le parti politique fondé et présidé par David Lisnard.

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