Alors que la France se cherche une majorité pour voter un budget, le Parti socialiste a remis la question des retraites, et dans une moindre mesure de la protection sociale, au centre de l’actualité politicienne en en faisant une condition de leur non-censure.
Malheureusement, ces questions importantes ne font l’objet d’aucune réflexion sur le fond. En effet, les « débats » actuels font l’impasse sur deux questions qui vont, dans un futur de plus en plus proche, avoir un effet délétère sur l’ensemble de l’État-providence français : le dérèglement climatique et les enjeux démographiques.
Tout d’abord, le dérèglement climatique a un effet sur la santé humaine. Le journal The Lancet, dans son rapport countdown de 2024, estime que la mortalité des plus de 65 ans est 102% plus élevée par rapport à une situation dans laquelle les températures n’auraient pas augmenté. Il existe également de très nombreuses études qui font le lien entre le réchauffement climatique et la dégradation de l’état neurologique des individus. Ainsi, en 2024, Sisodya et son équipe, en 2024 dans The Lancet Neurology, suggèrent que les infections neurologiques et la santé mentale peuvent être affectées par le changement climatique. Ce triste panorama ne s’arrête pas là, comme le notent Pfenning-Butterwork et ses collègues dans The Lancet en 2024. Ils soulignent l’augmentation des maladies infectieuses dues au dérèglement climatique et à la perte de biodiversité. Outre l’augmentation de la prévalence des maladies infectieuses, l’augmentation des températures a des effets sur la qualité du sommeil, ce qui risque de se traduire par une augmentation des frais de santé et une baisse des heures travaillées… À cet égard, la dernière version du Lancet Countdown, parue en 2025, estime que 639 milliards d’heures de travail auraient été perdues, en 2024, du fait de l’exposition aux fortes chaleurs au niveau mondial. Ce niveau serait 98% plus important que la moyenne calculée sur la période 1990-1999 et constituerait une perte de pratiquement 1% de PIB mondial. Cette perte d’heures travaillées risque de continuer à décroître même en adaptant les horaires de travail comme le suggèrent Parsons et ses collègues, dans Nature Communications en 2021. Ces derniers estiment que le déplacement des horaires de travail aux heures les moins chaudes entrainerait tout de même une baisse de 2% des heures de travail par degré supplémentaire. Dasgupta et ses collègues, en 2021 dans The Lancet Planetary Health, estiment que la productivité du travail reculera de 1% pour un dérèglement climatique compris entre +2 et moins de 3 degrés. Ce niveau est largement dépassé pour les travailleurs dans le secteur de la construction qui peuvent voir leur productivité décroître, dans des environnements chauds et humides comme à Taipei, de 29 à 41,3% selon l’étude d’Alahmad en 2025 dans Nature Cities.
Par ailleurs cette baisse des heures de travail s’accompagnera logiquement d’une baisse du PIB mondial, comme souligné par le Lancet en 2025. Cette tendance est également identifiée par Bilal et Känzig, en 2025, dans un article du NBER. Ces derniers constatent qu’un réchauffement de 1 degré au niveau mondial réduit le PIB mondial de plus de 20% à long terme. Ces chiffres sont à mettre en rapport avec la situation et les prévisions pour la France puisque, selon Météo France, la température 2015-2024 est déjà de 2,2 degrés supérieure à la période préindustrielle et que le gouvernement a publié un plan d’adaptation du pays à +4 degrés… Dans ce contexte, on imagine difficilement comment l’activité économique pourrait être suffisante pour financer les dépenses de retraites et de santé, sachant que ces dernières seront elles-mêmes vouées à augmenter sous les effets du dérèglement climatique.
À cet état des lieux se superpose une situation démographique inquiétante dans la mesure où, à l’exception du continent africain, le monde et notamment l’Europe sont entrés dans une phase de déclin des naissances. Ainsi, en France, en 2025, pour la première fois depuis 1945, le nombre des décès sera supérieur à celui des naissances. Cet état des lieux ne laisserait guère d’autre choix que d’augmenter le nombre de migrants sur notre territoire. Or, les populations en Europe, notamment en France, sont de plus en plus opposées à l’immigration, comme en témoigne l’étude « Fractures françaises » d’octobre 2025 qui note que 65% des Français considèrent qu’il y a « trop d’étrangers en France ». Face à cette double contrainte qui suppose d’avoir plus de personnes qui travaillent pour continuer à soutenir le modèle social français tout en évitant une forte opposition des populations, il faudra certainement « choisir » quelle est l’immigration « possible ». En effet, selon les données du ministère de l’Intérieur, les personnes immigrées sont dans une situation d’emploi à 62.4% contre 69.8% pour les non-immigrés européens comme extra-européens, ce qui s’explique certainement par le fait que le premier motif de délivrance d’un titre de séjour – hors études – est le regroupement familial (26.4%). Dans ces conditions, il est difficile d’imaginer que les comptes sociaux pourraient revenir à l’équilibre… Cependant, il semble possible de conjuguer immigration, acceptation de celle-ci et contribution au modèle social français des nouveaux arrivants. Par exemple, si l’on se réfère à l’étude de Magni, notamment sur la France, on peut constater que l’immigration est largement plus acceptée lorsque les migrants ont suivi un cursus dans l’enseignement supérieur, qu’ils ont une expérience de travail préalable et qu’ils sont réellement engagés dans la recherche d’un travail en France.
Ces quelques éléments indiquent que le financement de la protection sociale, au sens large, va s’avérer, dans les prochaines décennies, bien plus complexe à assurer que les discussions actuelles ne le laissent entrevoir. En effet, les questions de santé, du nombre d’heures travaillées, de productivité et in fine de PIB vont affecter notre capacité à assurer la viabilité de notre système de retraite et de protection sociale. Cette tendance est d’autant plus délétère si l’on prend en considération les évolutions du travail actuelles, notamment le développement de l’IA et de la robotique, qui vont probablement se traduire par une diminution de l’emploi, comme le suggère le cas actuel d’Amazon. Face à ces constats, on se prête à rêver de voir émerger, au sein de la classe politique française, des responsables qui ne se soucieraient pas exclusivement de leurs ‘clientèles’, mais plutôt de l’avenir de notre pays et de notre continent. Cela devient urgent, car le dérèglement climatique se fait, chaque année, plus fortement ressentir, la baisse de la population active est désormais une réalité, les transformations démographiques changent les équilibres et les déficits sont de plus en plus abyssaux… Or les politiques publiques nécessitent énormément de temps pour être mises en place et porter leurs fruits.
Serge Guérin, sociologue et Philippe Naccche, économiste, professeurs à l’Inseec GE
Serge Guérin
Serge Guérin, né en 1962, est sociologue et professeur à l’INSEEC Grande École, spécialiste des questions du vieillissement, de la place des seniors dans la société et des dynamiques intergénérationnelles. Ses travaux s’inscrivent dans le champ de l’éthique de la sollicitude. Il est notamment l’auteur de Et si les vieux aussi sauvaient la planète ? (Michalon).
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