À quelques jours d’intervalle, l’économie et la société françaises viennent de subir deux nouveaux chocs symboliques de la crise que nous traversons : la liquidation judiciaire de Brandt, jadis fleuron de notre industrie, est venu cruellement rappeler qu’en dépit des affirmations de nos dirigeants la désindustrialisation de notre pays se poursuit ; la chute dramatique du nombre d’exploitations agricoles et le déficit record depuis cinquante ans de notre balance commerciale agroalimentaire que nous venons d’apprendre, avec désormais l’importation de plus du tiers de notre viande bovine et de plus de la moitié de nos fruits et légumes, montrent que notre pays se désagricolise aussi.

La colère de nos éleveurs à la suite de la dermatose nodulaire qui touche nos troupeaux de bovins et oblige à les abattre ou à les vacciner massivement et donc à ne plus pouvoir exporter les produits de notre filière bovine n’est que le énième symptôme d’une crise plus profonde. Nos agriculteurs ne sont évidemment pas dupes de la suspension de quelques jours des négociations du Mercosur arrachée par Paris pour tenter de les apaiser. Ils ont très bien compris en revanche que nos dirigeants ne les défendaient que pour la forme et que, comme pour l’industrie, ils se payaient de mots en rebaptisant le ministère de l’Agriculture, ministère de l’Agriculture, de l’agro-alimentaire et de la souveraineté alimentaire. De souveraineté alimentaire, il n’y a évidemment plus et à ce rythme il n’y aura bientôt plus non plus d’agriculture française. Il ne figure pas dans les plans libre-échangistes et technocratiques de Bruxelles de la protéger.

Par l’un de ces terribles paradoxes de l’histoire, nous commémorons jour pour jour en ce 21 décembre 2025, le centenaire de la mort de Jules Méline auquel nous venons de consacrer un colloque sur trois journées. Après avoir inauguré dans sa ville natale de Remiremont, le 21 novembre dernier, un buste à l’emplacement de sa statue déboulonnée et fondue durant l’Occupation allemande, nous avons retracé son parcours à Épinal, le 28 novembre et à Paris ce 18 décembre. On rappellera que l’homme a présidé le Conseil des ministres de 1896 à 1898, a été ministre de l’Agriculture à trois reprises entre 1883 et 1916 pour un total de cinq ans et demi, a été parlementaire pendant plus de 53 ans et demi consécutivement et a présidé la Chambre des députés pendant plus d’un an et demi.

Si Méline est aujourd’hui largement oublié des Français, sauf évidemment de ceux qui sont décorés du mérite agricole dont il est le fondateur, c’est bien à tort. Il était surnommé le « père de l’agriculture », son nom a été vénéré dans nos campagnes et on a même forgé un terme pour qualifier sa politique : « le mélinisme ». Alors que l’industrie et l’agriculture française étaient en souffrance dans la Grande dépression de la fin du XIXe siècle, il a en effet fait voter des tarifs douaniers protecteurs qui portent son nom, en 1892, puis de nouveau, en 1897. Il ne l’a pas fait par idéologie mais par pur pragmatisme et au nom de l’intérêt national alors que les Allemands et les Américains ne s’étaient pas privés d’établir eux-mêmes des droits très élevés tout en inondant parallèlement le marché français de leurs produits.

Mais Méline a aussi œuvré pour moderniser l’agriculture en développant l’enseignement agricole, le crédit agricole mutuel et populaire, l’équipement des campagnes. Homme de terrain et du terroir vosgien à la fois agricole et industriel – il a été aussi vice-président puis président du conseil général des Vosges pendant plus d’un quart de siècle, il a constamment été à l’écoute de ses administrés. Républicain modéré mais pas modérément républicain, très attaché aux grands principes de souveraineté nationale, de laïcité et de démocratie, il a compris que pour faire aimer la République et éviter qu’elle ne se donne aux extrêmes, il fallait la rendre aimable. Nous publierons les actes de notre colloque d’ici l’échéance présidentielle de 2027. Espérons qu’ils fassent réfléchir les candidats…


Éric Anceau

Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).

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