Résister à la guerre informationnelle et cognitive

La société de l’information est devenue celle de toutes les propagandes. La tornade technologique chamboule tout : l’immédiateté prime sur la compréhension, le flux et le trop-plein remplacent le sens, l’émotion brute efface le discernement et aboli l’esprit critique, les récits simplificateurs s’opposent au réel. De Gérald Bronner à Chloé Morin, de Pierre Lévy à Naomi Klein, de nombreux auteurs décortiquent ce chaos intellectuel. Dès lors, penser en profondeur, lentement et largement, constitue un acte de résistance à l’irrésistible guerre informationnelle et cognitive. Et cependant, les technologies de l’information et de la communication promettaient une société de la connaissance. 

 

L’arène où s’affrontent les clercs de la bien-pensance, les idiots utiles des nouveaux totalitarismes et les mercenaires propagandistes, laisse peu de place aux courageux chercheurs de sens, aux audacieux de la modération et aux intrépides de la nuance. Dans cet écosystème d’affrontement médiatique, le temps de penser est hautement politique. Sans prendre le maquis, Il faut créer d’autres lieux où la culture de la disputatio libère et émancipe, où la lenteur de la pensée retrouve sa dignité. C’est un enjeu anthropologique vital.

 

Dans ses propos sur le pouvoir, le philosophe Alain écrit : « Penser, c’est dire non… Réfléchir, c’est nier ce que l’on croit. Qui croit ne sait même plus ce qu’il croit. Qui se contente de sa pensée ne pense plus rien ». Bien que la tentation monacale l’emporte parfois, il ne s’agit pas de se soustraire au monde mais de recréer un cénacle d’individus lucides, maturant en toute liberté une volonté et un pouvoir d’agir. C’est précisément l’ambition de La Nouvelle Revue Politique, fondée par Arnaud Benedetti.

 

Ce que penser nous permet de faire

Dans son Cours de médiologie générale, Régis Debray posait cette question essentielle : « Comment une idée devient-elle force ? » Elle le devient lorsqu’elle circule, forme des groupes humains capables de la porter, s’inscrit dans une transmission. La pensée n’est force que lorsqu’elle s’adresse, se discute, se confronte. Elle devient action lorsqu’elle ouvre des possibilités, éclaire les décisions, transforme les regards. 

 

Jürgen Habermas rappelait que l’espace public repose sur l’agir communicationnel : un échange où la parole n’est pas un instrument de domination mais une recherche de compréhension mutuelle, où l’analyse est opératoire. Et John Austin, dans How to Do Things with Words, nous montre que la parole n’est jamais neutre : dire, c’est faire. Peut-être faut-il aujourd’hui prolonger cette intuition : qu’est-ce que penser nous permet de dire, et qu’est-ce que dire nous engage à faire ?

 

Depuis longtemps mes travaux portent sur la puissance transformatrice des récits institutionnels : la manière dont les organisations et les sociétés se racontent pour donner du sens à leur action : il n’y a pas d’action sans récit, pas de politique sans imaginaire partagé, pas de transformation sans une langue pour être dite. Redonner de la consistance aux récits collectifs, c’est réhabiliter la possibilité d’une action commune. 

 

Notre ambition est simple mais exigeante : réhabiliter le pouvoir structurant de la pensée, offrir un lieu où les concepts éclairent l’action, où les analyses permettent d’agir autrement, où le débat public redevient une fabrique du commun. 

 

Avec Charles Péguy nous croyons qu’« il faut toujours dire ce que l’on voit : surtout il faut toujours, ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit ». L’époque n’a pas moins besoin d’idées que par le passé. Notre présent, dans sa complexité, doit écarter les idées creuses, les fausses bonnes idées et les idées simplistes, pour faire émerger celles qui répondent véritablement aux signes des temps. 

 

 


Richard Amalvy

Richard Amalvy est directeur académique de l’École des Hautes Études Internationales et Politiques (HEIP) et du Centre d’Études Diplomatiques et Stratégiques où il enseigne la gestion des Affaires publiques et la Prospective (Paris, Genève). Il enseigne également le Branding et les Stratégies de communication à l’Université́ de Bourgogne (MASCI). Ancien dirigeant d’ONG internationales, il a été consultant stratégique pour la Banque Mondiale, l’OCDE et l’AIEA.

Publications de cet auteur
Voir aussi

Le monde comme volonté et représentation : le grand fleuve du pessimisme

Vous êtes intimidé par ce grand fleuve ? Vous hésitez, ne savez comment l’apprivoiser ! Ne lanternez pas, montrez-vous impavide, plongez !


0 Commentaire7 minutes de lecture

Principes et enjeux de la déconstruction

On entend souvent parler de la déconstruction, en particulier dans les milieux conservateurs qui s’indignent de ses ravages, soit de façon directe, soit, le plus souvent, de façon indirecte. Qui, en effet, n’a pas entendu parler de « wokisme » ou de « cancel culture » ?


0 Commentaire37 minutes de lecture

Privacy Preference Center