Bruno Moysan est agrégé et docteur en musicologie. Ses travaux de recherches portent essentiellement sur la musique de Liszt et de piano à l’époque romantique ainsi que sur les relations musique et politique qu’il a enseignées à SciencesPo Paris (1998 à 2010) et au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (2008-2010). Auteur de deux livres sur Liszt et de nombreux articles et communications de colloques (90), il a été membre du Program Council de l’Institut National Frédéric Chopin polonais (NIFC) de 2019 à 2024.
On peut, sans hésitation, classer le Concours Chopin, dont la XIXe édition s’est terminée le 23
octobre dernier, parmi les quatre plus grands concours de piano du monde avec Tchaïkovski, Van
Cliburn et Reine Elisabeth. Ni le Concours Reine Elisabeth, ni le Concours Van Cliburn n’ont de
dimension politique. En revanche, le Concours Chopin et le Concours Tchaïkovski sont, de ce point de
vue, nettement plus… chargés. Ainsi, le Concours Tchaïkovski, créé en 1958, pour servir de vitrine à
l’Union Soviétique, tout comme le Spoutnik lancé dans l’espace peu de temps avant, est, dans son
projet même, un objet politique. Dès la première édition du Concours, il est même d’ailleurs un
problème politique puisque le jury du concours, constatant que le premier prix pouvait être attribué
à un… américain, Van Cliburn, en a référé à Khrouchtchev en personne qui aurait répondu : « Est-il le
meilleur ? Si c’est le cas, donnez-lui le prix ! ». Ce qui fut fait.
Le Concours Chopin est, de son côté, un enfant de la Polonia Restituta d’après 1918. Créé en 1927
par deux membres de la Société de musique de Varsovie, le pianiste Jerzy Zurawlew (1886-1980) et
l’industriel Henryk Rewkiewicz (1888-1955), il se fixe alors comme but de changer l’image d’un
Chopin compositeur de salon pour jeunes filles bien élevées et un peu sentimentales tout en fixant
des standards spécifiquement polonais d’interprétation d’où, longtemps, la présence massive des
polonais dans les jurys des concours successifs. Jerzy Zurawlew, né à Rostov-sur-le-Don, était un
aristocrate russo-polonais, héritier de la tradition chopinienne puisqu’il avait été élève d’Alexander
Michalowski, lui-même élève de Karol Mikuli, le grand élève de Chopin. La création du Concours ne
peut être dissociée du contexte plus général de la renaissance de l’Etat polonais après 1918. Il fait
partie d’un ensemble plus vaste d’actions en relations avec Chopin mais à but politique dans lequel il
faut compter l’achat de la maison natale de Chopin à Zelazowa-Wola en 1928, l’acquisition, entre
autre, de divers manuscrits, partitions autographes, lettres de Chopin contenus dans les caves de
l’éditeur allemand Breitkopf&Härtel, la création d’un premier Institut Chopin en 1934 en réalité
plutôt une association qui avait en charge tout ce qui était lié à Chopin : musée, concours, politique
d’achat, l’ensemble des acquisitions, objets, manuscrits, lieux, étant en revanche la propriété de
l’Etat polonais. Ce premier Institut Chopin existe encore aujourd’hui sous le nom de Société Chopin
ou TiFC pour Towarzystwo im. Fryderyka Chopina 1 .
L’histoire du Concours Chopin est assez complexe, à l’image de la dramatique histoire de la Pologne 2 .
La première session (1927) a été l’œuvre du tandem Zurawlew-Rewkiewicz. Zurawlew en assurait la
responsabilité musicale tandis que Rewkiewicz, propriétaire d’une importante usine d’allumettes,
garantissait la solidité financière de l’entreprise. La Société de musique de Varsovie prit en charge les
deux sessions suivantes (1932-1937), conjointement avec les deux créateurs, de toute façon
membres de la Société. Après la Deuxième Guerre mondiale, Zurawlew et Rewkiewicz, appartenant à
la noblesse et ayant, en plus, dans le cas de Rewkiewkcz, le tort d’être riches, furent dessaisis de la
gestion du Concours qui passa alors sous l’autorité du Ministère de la Culture et des Arts. C’est un
autre pianiste, Zbigniew Drzewiecki, mais élève cette fois, comme Paderewski d’ailleurs, de Theodor
Leschetizky, qui en assura la coordination, aidé de membres de la TiFC. Les sessions de 1960 à 2005
retournèrent sous la direction de la TiFC et, depuis 2010, c’est le NIFC 3 , organisme d’état créé en
1 https://tifc.chopin.pl/en/o-nas-english/
2 Sur l’histoire du Concours Chopin, on peut mentionner, entre-autre, la publication récente de l’ouvrage
coordonné par Ada Arendt-Marcin Bogucki-Pawel Majewski, The Chopin Games. History of the International
Fryderyk Chopin Piano Competition in 1927-2015, Varsovie, Wydawnictwa Uniwersytetu Warszawskiego, 2021.
2001, qui en a la charge. Depuis 1927, à chaque session du Concours, le monde entier se tourne vers
la Pologne et converge vers Varsovie.
Les enregistrements dont nous disposons de Jerzy Zurawlew tout comme ceux des lauréats des trois
premiers concours, qui furent les seules sessions sous l’autorité directe de Jerzy Zurawlew, révèlent
une conception de l’interprétation de la musique de Chopin conforme au projet de Zurawlew : jeu
puissant, admirablement construit, sans aucun alanguissement, ni sentimentalisme. Sous les doigts
de Lev Oborine (1927), Alexandre Uninsky (1932) 4 et Yakov Zak (1937), Chopin a quelque chose de la
puissance de la « Marche des chevaliers » de Roméo et Juliette de Prokofiev, de la logique de Bach et
des grandioses architectures de Beethoven ou Brahms. C’était le but. Montrer que Chopin était l’égal
des plus grands. Certes, il reste toujours profondément poétique et mélodique, infiniment civilisé,
mais se retrouve débarrassé de tous les pseudos maniérismes de la mauvaise esthétique de salon.
On pourrait en dire autant des autres concurrents récompensés de la première session (Stanislaw
Szpinalski, Roza Etkin et Grigory Ginsburg), de la deuxième, comme le fantastique 2 e prix, Imre Ungar,
et de la troisième (Rosa Tamarkina, Witold Malcuzynski). Le peu d’enregistrements qui nous reste de
Roza Etkin, disparue tragiquement lors de la destruction de Varsovie en 1945, montre un jeu
extrêmement puissant, passionné, avec des basses amples et sonores, un rubato très sobre et une
conduite du discours toujours fermement articulée (Chopin, Nocturne op. 15 n°2, Scriabine, Etudes
op. 8 n° 2 et 12). Force est de constater que Jerzy Zurawlew en fixant, par les moyens d’un concours,
les standards d’interprétation qui étaient les siens non seulement renouvelait l’image de Chopin mais
construisait l’image sonore du musicien iconique d’une grande nation qui renaissait de ses cendres
après avoir été partagée entre trois empires. En ce sens, Jerzy Zurawlew s’est révélé être un très
grand politique.
Le Concours Chopin est, de par sa nature même, une institution performative, productrice de normes
qu’il a pour fonction de construire et garantir. Les standards d’interprétation chopiniens ont-ils
beaucoup bougé depuis 1927 ? Tout le monde constate une asiatisation des candidats, et des
lauréats, et une diminution du nombre des musiciens polonais dans les jurys. La question de
l’identité chopino-polonaise du Concours, au sens esthétique évidemment, est un débat récurrent. La
création du Concours Chopin en 1927 aura été un élément essentiel de la résurrection de la Pologne
après les partages mais il ne faut pas oublier que le projet de départ du tandem Zurawlew-
Rewckiewicz était politiquement bien plus intelligent que celui d’un nationalisme étroit. Les deux
appartenaient de toute façon à des familles aristocratiques assez trans-frontalières. Zurawlew était,
nous l’avons dit, à moitié russe, et Rewkiewicz, polonais et biélorusse, si tant est que ces distinguos
aient eu un sens à ce moment-là. De plus, Chopin était lui-même de père français. Leur raisonnement
était plutôt de prouver, par la fixation des standards adéquats, que Chopin était l’égal des plus
grands et que s’il était l’égal des plus grands et avait pu, étant l’égal des plus grands, magnifier à ce
point la Pologne, entre-autre dans ses Polonaises et ses Mazurkas, alors il devenait celui qui
symbolisait, au plus haut point, la nation polonaise tout juste ressuscitée. De ce point de vue, on
observe de sessions en sessions une étonnante continuité qui pourtant n’a rien d’académique ou de
figée. Martha Argerich (1 er prix, 1965) n’est finalement pas si loin que ça du jeu passionnel et en
même temps très construit de Roza Etkin (3 e prix, 1927), Maurizio Pollini (1 er pris, 1960), de celui,
peut-être plus formaliste et plus rationnel, d’Alexander Uninsky (1 er prix, 1932), David Khrikuli, le
candidat géorgien un peu malchanceux de 2025, de celui de Lev Oborine (1 er prix, 1927). Tous ces
lauréats rendent justice à l’essence de l’interprétation chopinienne qui est une alchimie complexe où
3 https://chopin.nifc.pl/en/
4 Merci à mon si cher ami, et si érudit, Frédéric Gaussin de m’avoir rappelé qu’Alexander Uninsky avait été
élève de Lazare-Lévy et était donc de formation française.
poésie du son, sinuosité toujours logique de la mélodie, énergie du discours et rigueur de la
construction doivent se fondre harmonieusement. De ce point de vue, on ne peut pas dire que
l’afflux de candidats asiatiques ait eu des conséquences esthétiques majeures, au moins si l’on se
réfère au projet de départ des fondateurs du Concours. Adossé à une politique de communication
extrêmement dynamique, le Concours Chopin reste plus que jamais un des atouts majeurs du
rayonnement culturel de la Pologne.
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