Noël approche. Chaque année, cette fête liturgique est l’occasion de rappeler dans les médias sa signification pour les chrétiens. Mais l’on est en droit de se poser une question beaucoup moins convenue : quelle signification peut avoir cette fête dans la France de 2025 et bientôt 2026 ? Notre revue non confessionnelle naissante qu’est la NRP offre paradoxalement un cadre éditorial parfaitement adapté pour tenter de répondre à cette question.

 

Ce que les chrétiens appellent la fête de la Nativité a bien entendu une signification religieuse indépendamment du contexte dans lequel nous sommes. Elle inscrit la foi chrétienne dans la longue durée d’une histoire deux fois millénaire. Mais la tâche originale de la liturgie est de prendre de la hauteur par rapport au temps chronologique en introduisant un temps qui est « suspendu » au kairos de l’événement du salut : le Dieu d’Israël s’est fait homme pour le salut de l’humanité.

 

Mais l’originalité de la liturgie a aussi une ambivalence. Elle peut encourager les « croyants » à l’entre-soi (ils sont « possesseurs » de la vérité) comme elle peut — et en réalité elle doit — permettre une respiration entre ceux et celles qui reconnaissent le prophète de Nazareth comme le Christ et ceux et celles qui ne le reconnaissent pas.

 

Respiration tout d’abord entre Juifs et chrétiens, car les seconds ne seraient pas les bénéficiaires de l’Alliance sans les premiers. Avec Noël, l’événement du salut par l’Incarnation du Dieu d’Israël en une personne a introduit, non pas au « Nouveau » Testament, mais au Deuxième, qui procède du « Premier ». Ce dernier n’est donc pas révolu, comme l’a clairement expliqué Paul dans la Lettre aux Romains. Les chapitres 9 à 11 sont le meilleur des antidotes contre l’antijudaïsme et l’antisémitisme.

 

Respiration ensuite, parce que la vérité chrétienne, qui s’enracine dans l’Incarnation, s’adresse à tous les hommes sans qu’elle s’impose aux consciences. À aucun moment des quatre narrations évangéliques, le Christ, qui affirme être « le chemin, la vérité, la vie » (Jean 14, 6), ne parle en termes de vérité spéculative qui viendrait imposer une norme à la vie collective, mais en termes d’une vérité existentielle et pratique : les disciples de Celui qui reconnaissent Jésus comme Christ « suivent » un roi puissant par la fécondité de son amour pour les hommes enclins à la faiblesse (la pécheresse adultère, le collecteur d’impôt malhonnête, les lépreux et l’aveugle-né, jusqu’aux larrons sur la croix…).

 

« Mon royaume n’est pas de ce monde » (Jean 18, 36) témoigne de cette puissance féconde qui est sans commune mesure avec une norme de vie collective qui obligerait les consciences à confondre le temps chronologique avec le kairos du temps liturgique : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » ! Voilà la bonne nouvelle de la venue sur terre du Dieu fait homme, bonne nouvelle pour ceux et celles qui le suivent, mais bonne nouvelle aussi pour ceux et celles qui ne le suivent pas. Les premiers disciples ont été eux-mêmes traversés par le doute… et « le vent souffle où il veut… » (Jean 3, 8) : l’Église n’en est donc pas possesseur.

 

Mais cette double bonne nouvelle, transmise de siècles en siècles, a une conséquence pour notre temps traversé de multiples crises. Cette conséquence introduit, là encore, une respiration nouvelle. Le clivage entre « croyants » et « incroyants » a sa vérité propre en ce qu’il évite que tout soit dans tout. Ce clivage n’en crée pas moins un angle mort en confessionnalisant beaucoup trop la question centrale qui se pose à tout homme.

 

Voulons-nous mener notre existence en introduisant l’incommensurable dans nos vies individuelles… et collectives (ce que les Grecs appelaient le bios politikos), ou voulons-nous nous en tenir à une vie enfermée dans le mesurable ? S’il y a un salut pour « tous » les hommes, ils ne sont pas tenus, une fois encore, de le reconnaître, ce qui ne signifie pas qu’ils n’aspirent pas à une vie qui aille au-delà de la seule mesure et de la démesure, pour s’ouvrir à ce qui ne se mesure pas.

 

L’Incarnation est ni plus ni moins l’événement de l’entrée de l’incommensurabilité de Dieu dans la finitude humaine. Personne n’est tenu d’emprunter cette voie. Il y a d’autres voies pour accéder à l’incommensurable. La voie christique de l’Incarnation ne peut donc justifier un entre-soi, mais elle est cette question posée à « tous » les hommes : peut-on vivre pleinement dans un temps et un monde qui ne seraient que mesure ?

 

La question de ce que les chrétiens appellent le salut se joue là. La fête de Noël a une signification pour les chrétiens, mais elle a aussi une signification pour « tous » les hommes en ce qu’elle dépasse l’exclusive adhésion confessionnelle.

 

Bernard Bourdin

Dernier ouvrage à paraître en janvier 2026 : Dieu est-il désenchanté ?, Éditions du Cerf, coll. « Philosophie et théologie ».

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