Vous êtes intimidé par ce grand fleuve ? Vous hésitez, ne savez comment l’apprivoiser ! Ne lanternez pas, montrez-vous impavide, plongez ! Quel fleuve ? Aucun autre livre de philosophie ne peut être comparé à un grand fleuve que Le Monde comme volonté et représentation, l’inestimable cadeau offert à l’humanité par Arthur Schopenhauer en 1818.
Livre de jeunesse – l’auteur atteint les 30 ans au moment de sa publication – qui paraît pourtant immémorial, qui semble cependant écrit par un sage patriarche pluricentenaire, contenant les annales de l’humanité. Plongez : commencez par n’importe quelle page, sautez des paragraphes ; laissez-vous guider par le hasard : feuilletez dans tous les sens, abandonnez-vous au désordre. Car cette audace seule, ce plongeon toute timidité bue qu’est l’abandon au désordre, est l’unique méthode pour dompter le cours intranquille de ce chef-d’œuvre. Plongez et vous nagerez !
Ce fleuve porte un nom : Pessimisme. Les grands fleuves charrient dans leur avancée de la boue et de l’eau claire, de l’histoire, de la mémoire, des civilisations. Tel le Nil, emportant avec lui ce qu’il arrache aux contrées traversées. Et Pessimisme, que charrie-t-il ?
Les cultures, les religions, les sciences, les morales, les philosophes, les écrivains, les poètes, l’hindouisme, l’ethnographie de contrées lointaines, l’Égypte ancienne, l’Asie lointaine, du dramatique, du tragique, du comique, de la dérision, de la colère moqueuse (contre les professeurs de philosophie, contre l’université), de l’histoire, de la politique, des références, des citations – le tout noué en un écheveau aussi savant qu’inextricable. Les annales de l’humanité, vous dis-je ! Dans cet écoulement, les moralistes français, Chamfort par exemple, et Voltaire, qui « fait la guerre à l’optimisme sur un mode enjoué », Diderot, inspirent beaucoup Schopenhauer, d’une présence que Nietzsche, dont la pensée trouve son berceau dans ce livre, réactivera. Bouleversé par cet ouvrage, Wagner forgera, en pensant à ses propres opéras, la notion d’œuvre d’art totale. Mais c’est, en aval de la création wagnérienne, au grand fleuve baptisé Pessimisme que la qualification d’œuvre d’art totale doit s’appliquer.
Pourquoi ce nom, Pessimisme ? Deux réponses. D’une part, Schopenhauer voit dans l’intelligence une servante de la volonté aveugle dont elle n’est qu’un organe. Pareille thèse n’énonce pas seulement le contraire des Lumières, de tous les progressismes, mais de tout effort de civilisation, de tout espoir et de tout sens. D’autre part, la souffrance et le mal, la mort des individus, leur absurdité, règnent en maîtres dans l’univers, l’existence impliquant une impitoyable cruauté. Dans la tragédie parle la nature du monde et l’existence : « la douleur sans nom, la misère de l’humanité, le triomphe de la méchanceté, l’empire narquois du hasard et la chute irrémédiable des justes et des innocents ».
La volonté est le fond de toutes choses. Ici ce mot ne prend pas le sens habituel de faculté psychologique du sujet conscient et connaissant. À propos de la volonté, Schopenhauer croise loin de Descartes. Il désigne la volonté comme le fond inconscient de toutes choses : « impulsion aveugle et irrésistible », vouloir vivre inextinguible, elle est un élan qui s’objective et se parcellise à l’infini dans la nature, dans la vie, dans les actions et les pensées des hommes, renvoyant la liberté à une illusion. Il n’est pas impertinent de la comparer, mutatis mutandis, à l’Être chez Heidegger, à la Nature ou Dieu chez Spinoza, à Dieu chez Eckhart, et à l’élan vital chez Bergson : la comparaison n’est pas une assimilation, mais une mise en lumière qui aide à comprendre.
Néanmoins, une éclaircie déchire la sombreur de la destinée humaine : dans l’art seul la connaissance se sépare de la volonté. Soit : dans l’art seul l’homme n’est pas une marionnette de la volonté impersonnelle. Commentant Schopenhauer, Thomas Mann y décèle un « salut » par l’art, qui « peut sauver le monde de la misère ». L’auteur du Monde comme volonté et représentation transforme la définition de Kant selon laquelle le beau est ce qui plaît de façon désintéressée : l’art plaît sans rapport avec la volonté. La liberté n’apparaît que là où apparaît l’art. L’on jugera les pages de Schopenhauer consacrées à la musique les plus sublimes jamais écrites à propos de cet art. L’art, qui est liberté, sauve l’homme de la vérité, qui est esclavage.
« II n’y a qu’une seule erreur innée, c’est celle de croire que nous sommes là pour être heureux », affirme notre penseur. La philosophie désespérante de Schopenhauer est hautement problématique. Annulation de la vie et de la mort dans leur équivalence, négation du sens des choses s’ajoutant à la négation de la liberté, sont, entre autres étrangetés, des positions qui appellent des recours. Grand fleuve, Le Monde comme volonté et représentation est un livre à la triste figure.
En dépit de cette noirceur, dès que vous tiendrez dans vos mains la nouvelle édition, en Pléiade, de ce monument, superbement traduit, avec toute la limpidité requise, par Christian Sommer, Vincent Stanek, et Marianne Dautrey, vous désobéirez à l’adage d’Héraclite pour qui on ne rebaigne jamais deux fois dans le même fleuve : vous y plongerez de maintes et maintes fois, impatient de retrouver la voix, le souffle, et le rythme du grand écrivain, plus que grand philosophe, à l’esprit libre jusqu’à l’effrayant, que fut Arthur Schopenhauer.
Robert Redeker
Robert Redeker est un philosophe et professeur agrégé de philosophie. Auteur notamment de Le Déshumain (2001), L’Éclipse de la mort (2017), Les Sentinelles d’humanité (2020) ou Descartes. Le miroir aux fantômes (2025), sa réflexion interroge la condition humaine dans la modernité, la disparition du sens du tragique et l’effacement de la transmission culturelle.
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