Antoine Colonna est journaliste et expert des enjeux internationaux, diplomatiques et de défense. Ancien rédacteur en chef de plusieurs publications spécialisées, dont Le Spectacle du Monde, il intervient régulièrement dans des médias français et internationaux pour analyser l’actualité géopolitique. Il est également membre du Centre d’étude et de prospective stratégique (CEPS).

La réaction européenne à la guerre menée par la Russie contre lUkraine repose en théorie sur un socle clair : linterdiction du recours à la force, le respect de la souveraineté des États et linviolabilité des frontières, tels qu’énoncés par la Charte des Nations unies. Cette position nest pas seulement morale. Elle est vitale pour lEurope, dont la sécurité et linfluence dépendent dun ordre international fondé sur le droit, et non sur la puissance brute.

Cest précisément pour cette raison que lEurope ne peut adopter une posture ambiguë lorsque des logiques similaires apparaissent ailleurs, y compris lorsquelles émanent de son principal allié. Les menaces de recours à la force proférées par les États-Unis contre le Venezuela posent une question simple : lEurope peut-elle condamner lagression russe en Ukraine tout en tolérant une démarche comparable dans lhémisphère occidental ?

Si la réponse est oui, alors sa position sur lUkraine perd cohérence et crédibilité. Cest le deux poids, deux mesures dénoncé par la Sud global  qui devient manifeste.

Le retour assumé des sphères dinfluence

Avec Vladimir Poutine, la Russie a explicitement revendiqué un monde structuré en blocs et en zones dinfluence. La politique de Kiev, en cherchant à suivre une trajectoire politique autonome et en se rapprochant de lUnion européenne, a été perçue comme une transgression inacceptable. Linvasion qui a suivi constitue une violation manifeste du droit international.

Avec Donald Trump, les États-Unis ont défendu une vision du monde étonnamment proche : une lecture transactionnelle des relations internationales, dans laquelle la souveraineté des États plus faibles est subordonnée aux intérêts des grandes puissances. LAmérique latine, et le Venezuela en particulier, y est considérée comme une zone dinfluence naturelle.

Cette approche sinscrit dans un héritage ancien : celui de la doctrine Monroe, selon laquelle le continent américain devait être soustrait à toute influence extérieure, mais aussi placé sous larbitrage de Washington. La Russie invoque aujourdhui un raisonnement comparable avec la notion d’« étranger proche ».

Dans les deux cas, la prémisse est identique : certains États ne seraient pas pleinement libres de leurs choix politiques et économiques.

Les dysfonctionnements internes ne justifient pas la guerre

Ni lUkraine ni le Venezuela ne sont exempts de graves problèmes internes. Corruption, déficits démocratiques, institutions fragiles, prisonniers politiques : ces réalités existent. Mais elles ne constituent en aucun cas une base juridique pour une intervention militaire étrangère.

Le droit international est sans ambiguïté. La Charte des Nations unies nautorise le recours à la force quen cas de légitime défense ou sur mandat explicite du Conseil de sécurité. Ces conditions ne sont remplies ni dans le cas de lagression russe contre lUkraine, ni dans celui dune éventuelle intervention américaine au Venezuela.

Admettre le contraire reviendrait à ressusciter une logique que lEurope a toujours prétendu combattre : celle selon laquelle les grandes puissances peuvent décider de la légitimité des gouvernements et imposer leur verdict par la force.

Le coût de lincohérence européenne

Appliquer un standard au comportement de la Russie et un autre à celui des États-Unis aurait un coût stratégique considérable pour lEurope.

Dabord, une perte durable de crédibilité auprès du Sud global, déjà convaincu que le droit international est invoqué de manière sélective. Ensuite, une fragilisation accrue de lordre juridique international, transformé en instrument à géométrie variable. Enfin, un affaiblissement politique de lEurope elle-même, dont la puissance repose davantage sur la cohérence normative que sur la force militaire.

Sopposer à une intervention armée au Venezuela ne signifie pas soutenir le régime en place. De même, défendre la souveraineté de lUkraine nimpliquait pas dignorer ses faiblesses internes avant la guerre. Le principe est constant : les frontières ne se redessinent pas par la force, et les gouvernements ne se renversent pas par des armées étrangères.

La légitimité comme dernier atout

LEurope nest pas une superpuissance militaire. Elle demeure en revanche un acteur normatif majeur, dont linfluence repose sur la constance, la prévisibilité et le respect du droit international. Dans un monde qui glisse à nouveau vers des blocs rivaux et des logiques de domination, cette légitimité est un atout stratégique rare et fragile.

Sur lUkraine comme sur le Venezuela, lEurope est confrontée à un choix fondamental : défendre ses principes de manière cohérente, y compris face à ses alliés, ou accepter que ces principes deviennent négociables.

De ce choix dépend non seulement sa crédibilité internationale, mais sa capacité à peser dans lordre mondial qui se dessine.

Voir aussi

Le monde comme volonté et représentation : le grand fleuve du pessimisme

Vous êtes intimidé par ce grand fleuve ? Vous hésitez, ne savez comment l’apprivoiser ! Ne lanternez pas, montrez-vous impavide, plongez !


0 Commentaire7 minutes de lecture

Principes et enjeux de la déconstruction

On entend souvent parler de la déconstruction, en particulier dans les milieux conservateurs qui s’indignent de ses ravages, soit de façon directe, soit, le plus souvent, de façon indirecte. Qui, en effet, n’a pas entendu parler de « wokisme » ou de « cancel culture » ?


0 Commentaire37 minutes de lecture

Privacy Preference Center