Le dernier ouvrage de Jean-Michel Blanquer, Civilisation Française, qui vient de paraître, met en avant la notion de civilisation avec la volonté d’en faire le ressort du projet politique dont notre pays aurait besoin. Chemin faisant, le raisonnement embrasse les deux acceptions majeures dont le terme de civilisation est porteur. D’une part, il désigne les grandes aires culturelles qui se sont agrégées au tour d’une religion et dont la tectonique toujours en mouvement pourrait à terme déboucher sur un affrontement potentiel, c’est la thèse de Huntington, ou évoluer vers une civilisation universelle, c’est la thèse de Toynbee. Selon l’angle d’observation retenu, on pourrait avancer que ces deux perspectives semblent aujourd’hui coexister simultanément. D’autre part, le terme de civilisation désigne un processus dont Norbert Elias a démontré la dynamique. Selon cet auteur, la civilisation des moeurs correspondrait à un approfondissement des règles de civilité autour desquelles une société tendrait à façonner sa singularité historique.
Jean-Michel Blanquer propose une réflexion à la croisée de de ces deux approches. En écho à la réflexion de Fernand Braudel dans Grammaire des civilisations, il rappelle que le fait civilisationnel agrège les évolutions souterraines de long terme qui forgent les sociétés sur une durée pluricentenaire, à la manière d’une géologie des sociétés. Le fait civilisationnel correspondrait à la véritable infrastructure des sociétés humaines, en deçà même des infrastructures économiques chères aux marxistes. Dans cette acception, la civilisation française est un sous ensemble de la civilisation européenne, voire de la civilisation occidentale. Au regard de cette analyse, on pourrait se demander si les évolutions démographiques en cours et la prégnance croissante de l’islam en Occident ne vont pas insensiblement modifier l’écosystème civilisationnel hérité du passé et donner ainsi un visage différent à l’Occident de celui qu’il s’est forgé au fil des siècles passés.
On peut également interroger l’autre dimension du fait civilisationnel, à savoir le processus à travers lequel les sociétés accèdent à des formes subtiles de civilité, au terme d’un long processus d’intériorisation de la violence. De l’amour courtois à l’étiquette en vigueur à la cour de louis XIV, on peut mesurer une partie du chemin parcouru. Cette évolution vaut pour les règles de vie entre les individus mais également pour les interactions entre les cultures et les croyances. La question de savoir si les religions par exemple doivent ou non se manifester ostensiblement dans l’espace public en relève. La discrétion religieuse favorise en effet la préservation d’un équilibre entre l’expression de croyances diverses au service d’une civilité commune, tandis que l’ostension ne peut qu’engendrer à plus ou moins longue échéance une fragmentation conflictuelle, au risque de faire régresser le processus de civilisation.
Jean-Michel Blanquer résout cette dialectique en usant d’une approche oblique. Il considère que l’affermissement de la civilisation française repose sur trois fondements qui constituent un véritable triptyque laïque : le territoire, la langue et la République. Pour ces trois items, il s’agit de mettre en place des politiques de long terme capables de forger dans la durée une identité attractive. Dans cette perspective, la maîtrise du territoire est un enjeu primordial car il n’y pas de civilisation « hors sol », sans limes. Qu’en est-il à un moment où la surveillance des contours du territoire a été déléguée à l’Europe ? De même, l’affirmation de la langue est au cœur de l’ADN civilisationnel. Cela passerait notamment par la fréquentation des grandes œuvres. Qu’en est-il dans l’environnement éducatif actuel, alors que, selon l’OCDE, 10% des diplômés d’un Master ont le niveau d’écriture d’un élève de primaire? Enfin la République demeure l’horizon politique de l’exception civilisationnelle française. Encore faudrait-il savoir ne pas désespérer la souveraineté populaire en rééquilibrant le rapport entre Etat de droit et société des droits, la seconde pouvant menacer le premier !
A l’aune de ces enjeux, Jean-Michel Blanquer tend les filets de ce qu’il appelle une politique de civilisation. La notion renvoie à un débat déjà ancien, ouvert au siècle dernier par Edgar Morin qui associait cette notion à la capacité à mettre en synergie des politiques de long terme multifactorielles par opposition à la multiplication de politiques sectorielles de court terme s’ignorant les unes les autres.
En conclusion, à un moment où la notion de civilisation rassemble de nombreux détracteurs, il est salubre de remettre en avant l’idée que la politique devrait avoir une ambition civilisationnelle transcendant les apories technocratiques du moment. C’est vraisemblablement le meilleur moyen de dessiner un idéal de société dont on manque aujourd’hui. Il pourrait faire écho à la quête de sens qui revient en boucle, en réponse aux désillusions provoquées par les incantations d’un progressisme aveugle. En introduction de l’ouvrage, Jean-Michel Blanquer exprime d’ailleurs le vœu de construire un projet politique à la manière dont on bâtissait les cathédrales. Vaste ambition !
Suffira-t-il pour y parvenir de recréer la DATAR, de mettre en place un délégué interministériel à l’asile et à l’immigration, de renouer avec le conseiller territorial,d’annoncer que Mayotte peut devenir le hub de l’océan indien quand l’île ploie sous une immigration non contrôlée ou de plaider en faveur une diplomatie agricole offensive à l’heure du traité du Mercosur, pour prendre quelques exemples parmi les mesures préconisées ? La solution saint-simonienne sous-tendue par les politiques publiques envisagées sera-t-elle capable de répondre aux choix existentiels que notre société devra affronter ? Cela mériterait un tome 2 à l’ouvrage paru.
Daniel Keller
Daniel Keller exerce professionnellement dans un groupe de protection sociale dans le management de la filière de la retraite complémentaire. Il intervient dans le débat public sur les questions de laïcité, de citoyenneté et sur les questions d’organisation de la fonction publique et des pouvoirs publics. Ancien Grand Maître du Grand Orient de France, ancien président de l’Association des anciens élèves de l’ENA, il préside désormais l’Association des anciens élèves de l’ENA exerçant dans le monde des entreprises. Il collabore à l’Institut français de gouvernance publique, think tank qui se consacre aux enjeux de la décentralisation.
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