L’absence de vote du budget 2026 avant le 31 décembre est parfois présenté comme un échec de la « méthode Lecornu » : le retour apaisé du parlementarisme par la recherche du consensus aurait cette fois échoué. Quelques éléments laissent cependant penser que le Premier ministre n’a pas agi à la légère.
L’échec de la commission mixte paritaire sur le projet de loi budgétaire était prévisible et attendu. D’une part en effet, les propositions des uns et des autres, par trop différentes, n’ouvraient guère la porte aux compromis et consensus qui seraient, nous dit-on, l’alpha et l’oméga, l’ADN de la seule « méthode Lecornu » – oubliant que tout choix suppose un compromis entre les attentes initiales et la réalité de ce que l’on peut obtenir, quoi qu’en pensent les tenants du « tout, tout de suite ». Mais d’autre part, et c’est sans doute largement aussi important que les divergences idéologiques, deux partis jouaient là leur image à quelques mois des rares élections où ils font encore recette : le Parti Socialiste et la Droite Républicaine. Le premier, fort des avantages obtenus lors des débats sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale – dont, bien sûr, la suspension de la réforme des retraites, mais aussi l’augmentation de la CSG sur les revenus du capital -, croit tenir en main la survie du gouvernement Lecornu par la menace de la censure si ce dernier n’accède pas à ses demandes. Les voir satisfaites lui permet de retrouver une place politique en s’affranchissant de la tutelle de La France Insoumise et en court-circuitant une forte concurrence sociale-démocrate qui s’installe entre lui et Renaissance. Le second, LR, estime avoir déjà beaucoup cédé à la gauche lors du vote du PLFSS, avec comme conséquence une fracture interne – certains de ses parlementaires votant le texte contre l’avis de leur groupe – et de très nombreuses critiques d’un électorat dont il aura bien besoin dans trois mois. Ainsi, lorsque le PS réclamait de nouvelles taxes – surtaxe sur certaines entreprises, taxe portant sur les holdings – LR s’y est refusé, conduisant à l’échec de la CMP.
Que faire ? Reprendre la navette entre les deux chambres pour voter le budget 2026 avant le 31 décembre ? Las, sans usage de l’article 49-3, ou sans réelles concessions de part et d’autre, peu crédibles pour les questions d’image évoquées, ladite navette peut durer, rendant impossible de tenir les délais. Il faudra donc reprendre la procédure budgétaire au début de l’année 2026, et en attendant, pour éviter un « shutdown » à la française, voter une « loi spéciale » qui permet d’appliquer, tant que le nouveau budget n’est pas voté, la loi budgétaire en vigueur pour l’exercice précédent, et donc de percevoir les impôts identiques, de régler les services tels que votés et même – indispensable dans la France de 2026 – d’emprunter.
Dans une tribune publiée dans le Figaro, deux remarquables connaisseurs de nos institutions, Jean-Pierre Camby et Jean-Éric Schoettl, s’interrogent sur la constitutionnalité de cette procédure, utilisée deux fois sous la Ve République, la première lorsque le Conseil constitutionnel retoqua le projet de loi budgétaire pour 1980 pour un motif de procédure, la seconde après la chute du gouvernement Barnier – autrement dit, dans les deux cas, face à une impossibilité matérielle de vote du texte dans les délais, et non la seule hypothèse de son rejet. Mais leur avis autorisé est que ni le Conseil d’État lors de l’examen préalable du projet de loi spéciale, ni le Conseil constitutionnel si le texte lui était soumis, ne seraient très pointilleux dans leur contrôle, au regard de la manière dont l’opinion considère le débat actuel.
Nos deux auteurs posent aussi à très juste titre la question de l’absence de recours à la procédure constitutionnellement prévue pour résoudre un tel conflit, l’adoption par ordonnance du projet de loi budgétaire (art. 47). C’est, après le refus d’utiliser l’article 49-3, le second élément de cette rationalisation du parlementarisme mise en œuvre dans la Constitution de 1958 pour lutter contre la dérive vers le régime d’assemblée qu’écarte le gouvernement Lecornu. Est-ce alors, sous la direction du sourcilleux Normand, le retour du parlementarisme ? Doit-on s’en féliciter hautement comme le font certains ? Certes, il est toujours préférable de voir le Parlement être un espace de débats et non une simple chambre d’enregistrement. Mais encore faut-il avoir à l’esprit que le parlementarisme rationnalisé n’est pas la caricature que l’on en fait trop souvent ; et se demander quelles peuvent être, derrière la façade nécessairement démocratiquement vertueuse, les attentes partisanes.
Sur le premier point, la loi spéciale n’empêchant pas le retour devant les Chambres du projet de loi budgétaire – au contraire des ordonnances – il faut rappeler que l’usage de l’article 49-3, l’engagement de sa responsabilité devant l’Assemblée nationale par un gouvernement sur un texte, est pleinement démocratique. Rien n’empêche en effet les parlementaires de déposer une motion de censure, de la voter, et, faisant tomber le gouvernement, de faire disparaître le texte avec lui. De ce que de telles motions n’aient guère eu de succès sous la Cinquième république, certains croient possible de déduire que l’épreuve de force tourne toujours au profit du Gouvernement. Mais, d’une part, une majorité peut être divisée sur un texte sans cesser pour autant de vouloir continuer à gouverner en commun, et l’article 49-3 a l’avantage de mettre les députés devant un choix clair. D’autre part, il est difficile de ne pas lier le peu d’appétence des députés pour le choix de la censure au souvenir de l’année 1962, quand la chute du gouvernement Pompidou, renversé par la censure pour son soutien à la réforme du mode d’élection du Président (5 octobre) fut suivie d’une dissolution (9 octobre).
Volonté de ne pas voir la France sombrer dans le chaos ? Souci de ne pas déranger trop souvent un électeur hélas facilement versatile ? Toujours est-il que c’est le seul cas de chute d’un gouvernement lorsqu’une dissolution est possible en retour – elle ne l’était pas en décembre 2024 lorsque l’engagement de sa responsabilité sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale conduisit à la censure et à la chute du gouvernement Barnier. Si donc Emmanuel Macron a récemment évoqué la possibilité de répondre à une motion de censure dirigée contre le gouvernement Lecornu par la dissolution de l’Assemblée nationale, les choses restent claires : la balle est bien dans le camp des parlementaires, avec le choix de courir ou non le risque de la dissolution, plus que dans celui du gouvernement qui engage sa responsabilité. Or à ce jour on entend beaucoup dans les travées du Palais Bourbon la nécessité de ne pas ajouter au désordre actuel, de ne pas fragiliser la France face aux crises, laissant entendre que seuls le RN et LFI feraient systématiquement le choix de la censure.
Sur le second point, il difficile de ne pas noter qu’à ce jour, et pour les deux textes du PLFSS et du Budget, le gouvernement Lecornu a clairement tendu la main au PS – actant ses demandes dans le premier cas, accusant l’intransigeance de la majorité LR au Sénat – et du chef du parti Bruneau Retailleau – d’avoir fait capoter la Commission mixte paritaire sur le second. « Gaullisme social » de Lecornu ? Volonté de se défaire d’une étiquette « de droite » pour apparaître comme un rassembleur et étoffer sa propre image à des fins ultérieures ? Ou interrogations de la coalition présidentielle sur les alliances possibles lors des prochains scrutins ?
On sait combien le mode de scrutin des élections municipales ouvre la porte auxcombinazione : il permet des triangulaires, voire des quadrangulaires au second tour, et aux listes de se recomposer entre les deux tours. Or Sébastien Lecornu a ici quelques signaux forts venant des deux partis disposant d’un enracinement local qui sont ses appuis potentiels, à droite et à gauche. D’un côté, la disparition du « socle commun » arrimant LR à la majorité présidentielle du « bloc central » ; la volonté de Bruno Retailleau de mettre en place un « cordon sanitaire » prioritairement dirigé contre LFI ; les divisions partisanes internes à LR face au rapport du parti et de la droite radicale – alliances, primaires, unions, appels aux soutiens – ; la division des parlementaires LR par rapport aux choix gouvernementaux qui s’est manifestée lors du vote du PLFSS. Autrement dit, dans les faits, des soutiens déjà actés pour certains et un éloignement irrécupérable pour d’autres. De l’autre côté, un PS cherchant à en terminer avec sa traversée du désert avant d’être marginalisé par l’offre sociale-démocrate. Soit les socialistes usent des éléments concrets concédés par le gouvernement lors de l’examen du PFLSS et du Budget pour justifier devant leurs électeurs l’abandon de l’alliance à gauche avec LFI et leurs accords locaux avec la coalition présidentielle ; soit ilsmaintiennent leurs alliances à gauche, mais les concessions gouvernementales favoriseront l’apparition de listes sociales-démocrates qui soutiendront la coalition présidentielle -gagnante donc dans les deux cas. Et ce ne serait donc pas tant la peur d’un vote socialiste de la censure, dont on a dit le caractère aléatoire, que la volonté de peser sur un PS que les concessions gouvernementales, finalement, fragilisent autant qu’elles le servent, qui expliquerait les choix du Premier ministre.
Autant d’éléments qui laissent donc supposer que le gouvernement n’est pris en otage par un parti minoritaire que parce qu’il le veut bien, ayant des perspectives qui vont sans doute au-delà des textes examinés. Mais si le « retour du parlementarisme » a sans doute ses délices, il a aussi ses poisons. Et il n’est pas certain que les effets de ces derniers dans l’actualité récente- débats abscons, procédures complexes, revirements et trahisons, rodomontades caricaturales, attentisme incapacitant – satisfassent les Français, quand bien même leur expliquerait-on que l’on a ainsi retrouvé le sens profond de la démocratie. C’est sans doute le principal risque ici,pour ceux qui useraient de tels expédients, que d’affaiblir la confiance de l’électorat en leurpropre formation à cause des conséquences en termes d’image d’éléments destinés à se trouver des alliés. Quand persiste dans l’opinion la demande d’un « pouvoir fort », ou « autoritaire » -en fait d’une ligne politique claire et efficace – ce n’est pas secondaire.
Christophe Boutin
Professeur agrégé de droit public à l’université de Caen-Normandie, Christophe Boutin enseigne l’histoire des idées politiques et le droit constitutionnel. Il a récemment co-dirigé avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois aux éditions du Cerf les Dictionnaire du Conservatisme (2017), Dictionnaire des populismes (2019) et Dictionnaire du progressisme (2022).
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