C’est un cliché aimé des folliculaires que de dire que nous vivons une crise de la ruralité. Acceptons-le. En serrant la focale, nous découvrons une crise en forme de millefeuilles. Ainsi tombons nous sur un millefeuilles de crises. Elle est d’abord la crise de l’interminable destruction de la paysannerie française, autrement dit elle est la destruction de ce que la France a été au moins 15 siècles en suivant. Je veux dire : elle est la destruction de l’âme multiséculaire de la France. Par âme j’entends : ce qu’il y a de permanent. Et aussi : ce qui est sous-jacent. Et encore : ce qui donne le ton. Voici le menacé : le permanent sous-jacent qui donne le ton de la vie du peuple français. Elle est donc conjointement une crise de vie (la vie du pays et de ses hommes), une crise anthropologique (la réponse que l’on donne à la question :quel type d’homme veut-on pour notre pays?), une crise éthique (d’autres questions : quelles valeurs ? quelle morale ?), et une double crise d’identité (celle de la France, puisque notre patrie fut un pays de paysans, ce qu’elle n’est plus, et celle des paysans devenus agriculteurs qui se demandent , à la semblance des derniers samouraïs dans le film dAkiroKurozawa, Les Sept samouraïs, que sommes-nous, nous qui sommes si peu désormais ? qu’attend-on de nous ? quelle est notre place ?, en a-t-on encore une ?)

Crise de l’agriculture paysanne, crise de l’Ecole : malaise dans la  transmission

Que l’Ecole et l’agriculture paysanne vivent en parallèle une crise potentiellement mortelle conjointement est un signe historique. Au sein des forces cherchant à détruire à la fois l’Ecole et l’agriculture paysanne, une même obsession domine : que la transmission n’ait plus lieu.  Comprenons : que la France – dont le président Macron a d’ailleurs dit un jour que la culture n’existait pas – ne se transmette plus. Car l’Ecole et l’agriculture paysanne sont l’auto-transmission du pays.

Toutes ces crises peuvent être ramenées à deux : une crise de la transmission et une crise de l’imaginaire. Je précise : une crise de la transmission d’une civilisation rurale. La crise de l’agriculture et la crise de l’Ecole sont quasi la même crise : celle de la transmission de l’héritage commun, national. Je prends ici transmission dans ses deux aspects : celui de la transmission des exploitations agricoles, des fermes, et celui des valeurs, de l’art de vivre paysan. Ce n’est pas un hasard si les deux matières scolaires les plus rétrécies et détournées de leur sens historique sont l’histoire et le français. Le point commun de l’Ecole et de l’agriculture est la plongée dans le passé. Les deux, l’Ecole et l’agriculture, ramènent, comme d’un voyage à travers des racines forant l’humus des siècles, le passé et ses valeurs au sein du présent. Elles nourrissent le présent du suc qu’elles puisent dans le passé. Sans doute faut-il voir dans cette fidélité au passé la raison poussant une modernité qui se veut déracinée et inhéritière à réduire l’une et l’autre, l’Ecole et l’agriculture, au statut de fantôme ? Que veut la modernité la plus avancée ? Que l’Ecole soit transformée en garderie et l’agriculture en jardinage. Ceci n’est ni un jeu de mots ni une fleur de rhétorique : la culture est solidaire de l’agriculture. L’Ecole et l’agriculture sauvegardent le vieux monde – et c’est pourquoi elles sont haïes.

Crise signifie d’abord, en suivant le fil étymologique, qui vient du grec, du verbe grec krinein : séparation, coupure, division. Le politologue parlera de crise de régime, le marxiste de crise du capitalisme, l’ecclésiologue de crise de l’église. Là, nous sommes dans une crise de la ruralité. La crise agricole n’est pas seulement celle d’un mode de production, d’un secteur de l’économie, elle est la crise de la ruralité, c’est-à- dire d’un espace, d’une façon et d’un art de vivre. La mort enserrée dans l’art de vivre : « Enfin arrive l’heure de la grande entr’aide, quand la mort frappe à la porte (…) Dès la porte passée, tandis que le fils, le père ou le mari, inquiet et gauche, regarde l’autre mourir, la voisine aide le prêtre dans les rites sacrés, et ses gestes sont tendres, amollis de piété amicale. C’est elle qui habille le mort, avertit le village ». L’art de vivre paysan était aussi un savoir mourir. Par crise, je veux dire ici : un monde, nouveau, veut se séparer plus ou moins violemment d’un monde qui a la profondeur du temps pour lui, et des hommes qui en étaient la pierre de touche, ces hommes du sol : les paysans. On a bien détruit les ouvriers, le monde ouvrier, qui était si présent jusqu’aux années 80 du siècle dernier ! Le monde ouvrier, qui était si fortement organisé, n’existe plus. Il a été liquidé en France à partir de 1984. Une différence sépare pourtant les ouvriers des paysans. Apparus seulement au début du XIXème siècle avec la révolution industrielle, les ouvriers constituaient un univers anthropologique tendu vers le nouveau, qui rêvait de nouveau monde, le socialisme, rêve désormais en état de dormition, belle au bois dormant dont nul ne sait si son prince charmant, l’histoire, la réveillera, quand les paysans, existant depuis des millénaires, immobiles, sont arc-boutés sur ce qui demeure, qui est irréfutable, irréfragable, la terre, l’éternel retour des saisons, ils sont, au contraire des ouvriers, citoyens d’un monde qui perpétue le pérenne.

Il faut être attentif à cette ambigüité : l’attachement explicite des Français à leurs paysans et agriculteurs, le soutien verbal qu’ils apportent à la ruralité, est en même temps un attachement à ce qu’ils furent, ces Français, et ne veulent plus être. Jusqu’au mitan du XXème siècle, la France était peuplée de paysans. L’INSEE nous apprend qu’en 1900, 70% de la population française vivait directement de l’agriculture. Le chiffre était encore de 51% l’année de ma naissance, en 1954. C’est moins de 5% aujourd’hui. Il y a de la mauvaise foi inconsciente dans cet attachement contemporain déclaré, attesté par les sondages: les Français d’aujourd’hui regardent les agriculteurs et la ruralité comme ils regardent des photos jaunies d’un album retrouvé dans un grenier de grand-mère, avec les mêmes sentiments nostalgiques, autrement dit comme un monde mort que l’on veut bien laisser survivre dans des enclos et enclaves, des parcs, naturels et patrimoniaux, un monde qui ne peut servir ni de modèle ni de matrice pour les mondes d’aujourd’hui et de demain. Cet attachement, cette sympathie affirmée, est en même temps une mise en bière. Il sous-entend en effet cet impératif, ce mot d’ordre : Paysan reste à ta place ! Ambigüité, disais-je.  J’insiste sur cette notion de matrice : la paysannerie et la vie paysanne ont été la matrice de notre pays, jusqu’à hier, jusqu’à ce matin, jusqu’aux années 50. En dépit de cet attachement de surface, l’inconscient collectif crie ses exigences : paysan, ne sois plus notre matrice ! Ce n’est plus de ton ventre que le pays et les gens sortiront. Ce n’est plus toi qui accoucheras de la nation – toi, qui lui a donné tant de fils à mourir sur les champs de bataille. Personne ne clame cette vérité : cette dématricisation de la paysannerie est une des révolutions les plus importantes, si ce n’est la plus importante, de ces derniers siècles.

Matrice : de la paysannerie sortaient les hommes, les valeurs, les paysages, bref la France. De la paysannerie sortaient les innombrables qui sont tombés pour la France – sa terre et ses morts. La paysannerie était la mère de la mère Patrie. Ce n’est plus le cas.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Que la France n’a plus envie de se transmettre telle qu’elle fut aux générations futures, dont les cohortes s’amenuisent. Que les Français n’ont plus cette envie. Envie est le mot juste. Plus envie parce que nos concitoyens ont changé d’univers mental. La crise de l’agriculture paysanne est le symptôme de la même volonté que la crise de l’Ecole, qui en est au refus d’enseigner les racines, l’histoire et la géographie nationales, la langue. Qui est le refus de recevoir et de transmettre l’héritage des siècles. C’est parce que cette envie s’est effacée que la destruction de l’Ecole et la destruction de la paysannerie française sont des événements liés.

La crise est la défection de l’envie.

Qui sont les paysans, ces hommes du sol ? Le marché et le supermarché

Qui sont les paysans, les agriculteurs ? Ceux qui vivent au plus près de la vie du socle matériel de la société, la terre, le sol, sur lesquels nous marchons et bâtissons, traçons des routes et autoroutes. La terre, au sens géographique, et surtout géologique. Ils sont les gens qui travaillent le socle de la vie. Qui fécondent ce socle. Qui fécondent la terre. Qui l’ensemencent, qui l’inséminent ! Qui la rendent féconde pour que nous puissions vivre d’elle, sur elle, sur son sol. Y trouver la nourriture, y rencontrer la beauté. Sans cette terre travaillée, rendue féconde, sans ceux qui la travaillent, il n’y a pas de société. Il n’y a rien. Rien de rien ! Pas même d’humanité. L’humanité commence là, au travail du paysan, tout commence là, au travail de la terre. Tout recommence là, chaque matin. Le travail des paysans et agriculteurs chaque matin est le recommencement du monde. Le recommencement de l’humanité. Son premier jour. Si l’on arrête ce commencement, tout finit. Le monde humain s’écroule. Comme Athènes finissant dans la peste chez Lucrèce. L’agriculture précède toute culture. Du travail de la terre surgit la société, qui va se développer jusqu’à oublier ce commencement, oublier sa dette due à ce commencement. Jusqu’à se retourner contre lui – quand l’homme des villes, gonflé de sa réussite, de son orgueil, aseptisé, auréolé de ses progrès, se met à mépriser l’homme des champs, dont pourtant il dépend. La tête de l’homme des villes enfle facilement, comme un ballon d’hélium, rien ne lui résiste ; l’homme des champs, lui, est sans cesse rappelé par la nature et les éléments à l’humilité, tout lui résiste. Sa tête ne peut enfler ; il ne peut se croire centre du monde, au contraire de l’homme des villes. Il sait qu’il fait partie d’un système qui unit le ciel et la terre, le vent et les étoiles, les oiseaux du ciel et les lys des champs, l’orage ravageur et la neige bienfaisante aux labours : la nature. Ce savoir le rend humble, quand le savoir de l’homme des villes le rend orgueilleux. Mais cet homme des villes habite de plus en plus souvent, sans se départir de sa vanité, de son égocentrisme, dans la ruralité, sur la carte géographique de l’homme des champs.

Les campagnes se vident de leurs paysans, dont on pouvait dire qu’ils sont des gens nés de la terre, vivant en osmose avec elle, avec ses rythmes et ses bêtes, lui appartenant, dont le sang bat au rythme de la terre, vivant en osmose également avec le ciel qui les surplombe, quand elles se peuplent de néo-ruraux, de rurbains, adeptes de modes de vie et des valeurs citadines qu’ils exportent à la campagne. La violant, la trivialisant. Aujourd’hui les campagnes deviennent des dortoirs pour des gens travaillant dans les villes ou leurs banlieues – les campagnes-dortoirs. La transformation sémantique du terroir en territoire exprime ce changement : le territoire, c’est ce qui reste du terroir quand on en a arraché les paysans. Quand on l’a déraciné de ses paysans, qui en étaient sa mémoire. Le territoire, à l’opposé du terroir, ne possède ni mémoire ni racines. Dans le mot territoire, la terre n’est plus qu’une abstraction. Sans doute la technocratie l’a-t-elle préféré à terroir justement parce que la terre est encore trop présente dans le mot « terroir » ? Qu’elle colle trop au mot terroir – comme de la boue qui colle à des chaussures. Terroir : le mot faisait trop peur, il terroirisait, on le craignait terroiriste, alors on lui a substitué un mot exsangue, territoire. Territoire : un spectre sans consistance. Le terroir est historique, le territoire n’est que géographique et administratif. Il ressemble à une invention de préfet ! Etrangères à la terre et à ses valeurs, qu’elles regardent de haut, avec mépris et arrogance, ces personnes néo-campagnardes sont globalement hostiles aux valeurs rurales.

Ce travail des paysans et agriculteurs rend la terre nourricière. Il est l’acte qui éveille et réveille sa puissance nourricière. Il nourrit toute l’humanité. Tous, pour simplement vivre et survivre, nous dépendons de lui. Nous dépendons de lui, pour vivre, autant que nous dépendons de l’oxygène de l’air. C’est une dépendance à la fois biologique et culturelle. Il n’y a pas de civilisations sans au départ la nourriture. Tous, nous dépendons de cette terre nourricière ; c’est une dépendance que la civilisation contemporaine, qui n’est plus rurale, veut oublier, une dépendance à laquelle l’homme des villes, qui se nourrit dans les supermarchés, ne pense même pas. Le supermarché, en effet, est comme une éponge sur un tableau dans une classe : il efface le travail, celui des paysans, il se donne comme étant le point de départ du circuit de la nourriture. Il déréalise ce travail. Le supermarché ment : il fait croire qu’il est ce point de départ. Au marché de plein vent, au marché traditionnel, le travail de la terre est là, visible, puisque les producteurs, leurs familles, sont présents, en chair et en os, en langue bien pendue ; il est palpable ; au supermarché, l’univers rural et ses gens sont gommés ; parfois, certes, pour donner à croire qu’on a de la sensibilité et de l’empathie, on consent à placer la photo des producteurs en haut d’un étalage ou en tête d’une gondole. Au supermarché, tout est pasteurisé, aseptisé comme dans la glaciale chambre mortuaire d’un bâtiment des pompes funèbres. La vraie vie, si grouillante au marché de plein vent, si serpentine, a été enterrée au supermarché, si rationnel.  Le marché de plein vent, c’est la vie ; le supermarché, c’est la morgue.

La ruralité et son cosmos

Qu’est-ce que la ruralité ? Ceci : les champs, les fermes, les villages, les villages au milieu du paysage agreste, l’église au milieu du village, la vie rythmée par les cloches de l’église, le passage, régulier comme les aiguilles d’une pendule, du facteur, le temps se traînant comme un escargot. La ruralité : les gens des champs, les gens des fermes, les gens des villages. La ruralité était un univers mental. Je dirais : un cosmos. Le mot grec cosmos signifie ordre. Repris en latin, il signifie : monde. Soit : monde en ordre.  En disant que la ruralité était, est encore partiellement, résiduellement, comme en mon Couserans natal, comme en mon Lauragais de domicile, un cosmos, un monde en ordre, je dis : elle était un espace tout ensemble géographique, mental, et spirituel, ordonné. Une civilisation. Elle traduisait dans la vie quotidienne une lecture, une compréhension, de l’univers. Je n’oublie pas – ce qui paraît encore dans un certain usage du mot cosmétique – que cosmos signifiait aussi parure. Monde, ordre, beauté – voilà ce que dit le mot : cosmos. Tissant l’éloge de l’univers paysan, Joseph de Pesquidoux a saisi cette liaison et cet ordre : « Les attitudes révélatrices se manifestent devant la terre, devant la famille, devant la croyance, devant la vie, devant la mort ». La beauté, issue de l’ordre, bref en tant qu’harmonie, était présente dans la ruralité, le cosmos qu’elle était. Beauté dans les gestes du paysan, par exemple. Celui du faucheur, celui du semeur. Celui du laboureur. Dans le recueillement du couple de travailleurs des champs tel que le peignit Millet dans son Angélus. La beauté…

La continuité, et même la contigüité, du matériel au spirituel, structure la vision du monde de la ruralité. Songeons aux Noëls régionaux, ces chants de Noël, tels qu’Henri Poulaille les a sélectionnés et assemblés, pour nous faire une idée de cette continuité. « La campagne était le climat idéal pour les Noëls », signale Poulaille, avant de préciser : « c’est du moins dans ces Noëls provinciaux que les qualités de naïveté qui sont les plus marquantes du genre se rencontrent avec le plus d’éclat ». Le géographique y niche dans le spirituel, le spirituel y niche dans le géographique, pour former une présence cosmique dans le monde.  Voici le géographique et le spirituel alliés en anneau de Moebius. Aujourd’hui, cet espace géographique est habité également par des gens venus d’autres univers, habitant mentalement d’autres univers. Des gens qui croient être les représentants de l’avenir. Ils habitent géographiquement la ruralité, ils habitent mentalement dans un autre univers. La continuité cosmique, allant du lieu géographique jusqu’au spirituel, où le spirituel est le reflet du géographique, des lys des champs et des oiseaux du ciel, où le géographique chante le spirituel, est rompue à jamais. L’ordre s’est disloqué. Le cosmos git à terre, en morceaux. Brisé en tessons éparpillés.

Qu’est-ce que la terre ? Je n’entends pas ici la planète, comme quand on prétend, se hissant aux sommes de la bêtise, « faire quelque chose pour la planète », qui est alors un mot vide, ou une quelconque abstraction, un concept ; non : j’entends quelque chose de très concret, de palpable, la terre que l’on cultive, celle avec laquelle le paysan est en contact, comme si elle était son épouse, comme si elle était plus que son épouse, comme si elle était sa maîtresse, du matin au soir. Chair contre chair – la terre est la chair du monde. La terre à laquelle le paysan voue son « antique fidélité ». La noce que nul, pas même Dieu, n’a le droit de rompre. Appelons cette terre concrète : la glèbe. Je voudrais exhiber deux de ses aspects. C’est dans la glèbe que l’on enterre les morts. Que nous enterrons nos morts. Que nous inhumons nos morts – humains parce qu’inhumés. C’est la terre qui les enveloppe, comme un drap, et qui, finalement, au terme d’un long processus biologique, du labeur des insectes et animalcules travailleurs de la mort, les absorbe – tu redeviendras poussière, dit le livre de la Genèse, autrement dit tu redeviendras atome de la glèbe. Attention : la poussière n’est pas la cendre, la terre n’est pas le feu ; la terre absorbe les morts, les digère, comme un ventre maternel les accueillant, le feu les détruit. L’on ne peut penser à la glèbe sans penser aux morts, humains et animaux, qui sont dissouts en elle : cent milliards et plus d’êtres humains ont, selon la science, foulé le sol de notre planète depuis les débuts de notre espèce. Nous marchons sur des morts ; ils gisent sous nos pieds, se décomposant lentement, se réduisant en squelettes, puis en poudre, pulvérisés en poudre d’os, ils fondent dans la glèbe où nous plongeons nos racines. Passons au second aspect. La glèbe c’est aussi la matière où germe, croît, et mûrit, ce qui nous nourrit, la substance nutritive, et nourrit aussi les animaux dont nous nous nourrissons. Leur chair passe dans notre chair, comme en une alchimie du vivant. On voit bien qu’il y a une circularité de la vie, dont la nourriture, ce fruit de la terre, de la glèbe, du travail paysan, de la sueur paysanne, est l’opérateur. Sans les paysans, pas de vie biologique pour les hommes.

Qu’est-ce que le paysage, cette œuvre d’art ?

Qu’est-ce que le paysage ? Il est facile de rapprocher les deux mots : paysan, paysage. Les paysans ne sont pas seulement les passeurs du cycle de la vie, ceux dont la nourriture provient, les réalisateurs de la nourriture, ils sont aussi ceux qui, par leur sueur millénaire, leur dur labeur acharné, leur patience et leur endurance, ont dessiné le paysage. L’ont transmis – car le paysage est un héritage que l’on passe de génération en génération. L’homme des villes contemple le paysage comme une carte postale au présent ; la vérité, c’est que le paysage nous plonge dans l’histoire, dans le passé, qu’il s’étale dans une dimension temporelle, là où l’homme des villes ne voit que sa dimension spatiale. L’homme des villes ne voit dans le paysage qu’un décor, plus ou moins charmant, plus ou moins saisissant, plus ou moins reposant. Plus ou moins récréatif pour l’imagination. Qu’un lieu d’excursion pour le sport ou la randonnée – qu’un espace de loisirs. Pire encore parfois : qu’un parc d’attractions. Le paysage, en réalité, est une œuvre d’art, dont le peuple paysan est l’artiste ; le paysage n’est pas la nature, il est la nature transformée en œuvre d’art qui exprime l’âme d’un peuple. L’âme d’un peuple paysan. Le paysage exprime autant l’âme d’un peuple que son architecture, sa littérature, sa politique. Que ses cathédrales. Sans les paysans, pas de pays.

Le paysage est l’œuvre – il faut souligner la dimension artistique de ce mot – du travail, de la sueur, de la peine, des efforts, de la mort et de la vie, de la faim, de l’âpre lutte pour le pain quotidien, pour la survie, pour résister à la mort, de vingt siècles de paysannerie. Il est l’œuvre de la France rurale, qui n’a commencé à décliner vraiment, à très haute vitesse, qu’à partir des années 60 du siècle passé. Œuvre ! Généralement on emploie ce mot pour désigner pêle-mêle des tableaux, des poèmes, des statues, des romans, des monuments et bâtiments, bref des productions de l’imagination créatrice. En fait, le paysage est, sous l’angle de l’œuvre, plutôt comparable aux églises et aux cathédrales. Il n’est pas une œuvre d’art au sens où l’arbitraire et le caprice, c’est-à-dire la subjectivité d’une personne, seraient à sa source. Il n’est pas signé par un artiste. Non, il est une œuvre en un autre sens. Il est une œuvre vivante. Une œuvre collective aux artistes anonymes, qui n’ont jamais eu de nom, ou dont le nom se confond avec le peuple de France. Les paysans :  ceux à qui l’on doit notre pays, et dont le nom n’est pas resté. Le paysage est comparable à la cathédrale de Chartres. Dirai-je qu’il est une cathédrale, la nef qui abrite un peuple pour la traversée du temps, en attendant que vienne le Royaume des Cieux ? En attendant le plus beau des jours, le dernier jour. Plus juste encore : il est une œuvre féconde, qui met en travail la fécondité de la terre. Une œuvre qui nous nourrit, aux deux sens, alimentaire et spirituel, de ce verbe. Œuvre ayant la beauté d’une œuvre d’art, mais différente car il est une œuvre de travail, une œuvre en travail (qui accouche, qui ne cesse d’accoucher la vie), une œuvre qui est travail, une œuvre anonyme. C’est au sein du paysage, que les paysans ont dessiné, que chacun d’entre nous, et le peuple entier, traverse le temps. Nous avons fêté voici un an d’ici la réouverture de Notre-Dame de Paris, ce chef d’œuvre et cette nef pour traverser le temps. Le paysage lui est comparable. Accouplé à Notre-Dame, le paysage est l’autre chef d’œuvre absolu de la civilisation française. Sans les paysans, pas de paysage.

L’environnement contre le paysage

J’établis une différence entre environnement et paysage.

La distinction entre paysage et environnement est essentielle. L’environnement est ce qui tourne autour de l’individu, le moi moderne. Ce qui vire – virer, verbe que l’on retrouve dans environnement, veut dire tourner – autour de lui. La carte postale spatiale qui vire autour de lui. La science de l’environnement, c’est l’écologie. Le paysage est la réalité dans laquelle la personne humaine s’enracine. La science du paysage, c’est plutôt l’histoire-géographie. Le paysage dit l’histoire, la longueur du temps, le travail, la patience ; l’environnement ne dit que la nature. Dans l’environnement, l’individu est central, tout est spatial, les racines et l’histoire ne comptent pas. L’environnement, au contraire du paysage, est antihistorique. Tout est en surface, superficiel. Le paysage, de son côté, n’est compréhensible, appréciable, beau, que parce que le passé demeure présent en lui – revenant insistant -, continue de vivre en lui, l’irrigue. Exactement comme la langue, le paysage structure l’identité à partir de l’histoire, tandis que l’histoire n’a aucune importance, ou une importance simplement décorative, récréative, patrimoniale, pour le regard, relativement à l’environnement. L’environnement, pour peupler tous les discours technocratiques et écologiques, est arraché au paysage : on garde l’environnement, on jette le paysage. C’est ainsi que paour promouvoir l’environnement on profane le paysage par des champs, d’éoliennes et de panneaux solaires. L’environnement est le produit de cette mutilation. L’environnement se moque de l’identité, pas le paysage.

L’harmonie de la société est une question d’imaginaire partagé. Cet imaginaire – un ensemble de représentations, de valeurs, de mœurs, de regards sur la vie et sur l’univers, sur la nature, sur le visible et l’invisible, une morale, de gestes – est le ciment qui colle en un seul Tout les différentes sphères de la société. Des siècles durant, la société restait en phase avec la paysannerie, l’imaginaire collectif (les valeurs, la morale) étant le même. C’est cela, cette continuité dans l’imaginaire, entre les paysans et l’ensemble de la société, que le XXème siècle a rompu. La souffrance paysanne, qui s’exprime dans la crise que nous vivons, dans le millefeuille de crises, provient de cette rupture : si les paysans sont encore, quoique sur le mode funéraire de la nostalgie, aimés, ils ne sont plus compris. Pourquoi ? Parce que la société est, et restera, du point de vue des valeurs, de l’imaginaire, ailleurs. Vivant ou survivant selon un imaginaire qui n’est plus hégémonique, les paysans sont, avec les aristocrates, et bientôt les catholiques, quoique j’espère ardemment que l’avenir me démentira sur ce dernier point, le restant de ce que la France fut.

Pourquoi veut-on en finir avec les paysans, les agriculteurs, la ruralité ? Certes il existe des raisons économiques, financières, que je suis bien incompétent d’expliquer. Les marchés, le capitalisme…Pourquoi veut-on en finir ? Parce que le paysan est l’homme des racines. Parce que le paysan est l’homme libre – c’est-à-dire : l’homme le moins soumis aux nouvelles modalités de la vie que l’organisation nouvelle du monde tente de l’imposer partout, le moins malléable par les idéologies datant de la dernière pluie, par le nouvel imaginaire dominant.  Parce qu’il est l’homme de la tradition. Parce que le monde dont il est le symbole, ce cosmos, la ruralité, est celui des valeurs prémodernes, nées du contact avec la réalité (la terre, la nature, les éléments),qui résiste. Parce qu’il est la résistance du permanent – ni modernes ni antimodernes, les paysans, les agriculteurs, et la ruralité, sont la continuité là même où l’on veut la rupture. Parce qu’il est l’insistance d’un monde que le monde d’aujourd’hui ne veut plus voir.

On le sait, le Tombeau est un genre littéraire, aujourd’hui délaissé. Que mon écrit ne soit pas un Tombeau mais un Eloge, bref un Contre-Tombeau.


Robert Redeker

Robert Redeker est un philosophe et professeur agrégé de philosophie. Auteur notamment de Le Déshumain (2001), L’Éclipse de la mort (2017), Les Sentinelles d’humanité (2020) ou Descartes. Le miroir aux fantômes (2025), sa réflexion interroge la condition humaine dans la modernité, la disparition du sens du tragique et l’effacement de la transmission culturelle.

Agrégé de philosophie, Robert Redeker est né en 1954 de parents allemands dans une ferme du Couserans, au cœur des montagnes de l’Ariège. Il a été une quinzaine années durant membre du comité de rédaction de la revue Les Temps Modernes. Il fut chroniqueur à Libération Livres, Le Monde des Livres, L’Humanité, Bücher/Livres le supplément littéraire du Tageblatt, à Marianne, collaborant aussi au Figaro et au Figaro Magazine. Il produit l’émission L’Entretien Infini sur Radio Kol Aviv. Il est l’auteur de nombreux livres, dont certains sont traduits en italien, en danois, en espagnol, en anglais, et en arabe. Il aimerait qu’ils le soient un jour (avant de mourir) en hébreu et en occitan. Parmi ceux-ci citons : Egobody, Le Soldat impossible, L’Eclipse de la Mort, L’Abolition de l’âme, Éloge spirituel de l’attention, Descartes : le miroir aux fantômes.

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