Professeure d’histoire contemporaine à l’université Paris-Cité, spécialiste des mondes communistes et des relations France-Russie, Sophie Coeuré propose à travers un ouvrage vivant et très informé un portrait de Georges Marchais qui questionne son itinéraire et la trajectoire du communisme français (Georges Marchais ou la fin des Français rouges, Paris, Payot, 2025). Olivier Dard l’a interrogée pour la NRP.

 

Quelles raisons vous ont amenée à entreprendre une biographie de Georges Marchais ?

La voix et l’image de Georges Marchais à la radio et à la télévision sont pour ma génération des souvenirs d’enfance et de jeunesse partagés. Puis je l’ai rencontré, cette fois dans les archives, lors de mon dernier séjour de recherche en Russie en 2019, en travaillant sur les mobilisations transnationales pour les dissidences dans les années 1970 dans les dossiers du Bureau politique du Parti communiste d’Union soviétique. Marchais et son entourage apparaissaient fréquemment dans les rapports de l’ambassade d’URSS en France. 

Comme historienne des gauches françaises et du communisme international et comme professeure d’histoire à l’Université, j’ai été alors amenée à m’interroger sur un effacement évident de la figure historique et politique de Georges Marchais. Il est quasiment inconnu des moins de cinquante ans, si ce n’est par quelques extraits sur Internet qui reprennent des formules choc, réellement prononcées à la télévision ou inventées par des imitateurs comme Thierry le Luron et Pierre Douglas. Il n’avait fait l’objet d’aucune biographie universitaire, même si l’enquête de Thomas Hofnung publiée en 2002 à partir de nombreux témoignages est excellente. Politiquement, sa figure ne s’inscrit pas dans l’espace mémoriel du Parti communiste français, le PCF qu’il a dirigé comme secrétaire général adjoint puis secrétaire général de 1970 à 1994 – par exemple, il n’y a quasiment aucune rue à son nom. Marchais n’est guère revendiqué par l’actuelle direction du Parti communiste français…

Enfin, j’ai eu la chance de profiter de l’ouverture aux chercheurs du fonds Marchais (et d’autres fonds comme celui de la section de politique extérieure, la « Polex ») des archives du PCF, déposées aux Archives départementales de la Seine-Saint-Denis à Bobigny. Ce fonds très riche reste encore largement à explorer. J’ai pu croiser cette recherche avec d’autres archives, comme celles de la police française, ou encore des partis communistes soviétique, roumain ou polonais, et bien sûr avec l’impressionnante quantité de sources de presse et audiovisuelles où apparaît Georges Marchais et où il prend la parole.

 

Le parcours de Georges Marchais est heurté par différentes affaires, à commencer par celle de ses activités pendant le second conflit mondial aux usines Messerschmitt. Comment l’historienne a-t-elle pu démêler cet écheveau qui s’est accompagné de nombreuses polémiques ?

Georges Marchais a été requis pour travailler en Allemagne fin décembre 1942, alors qu’il était âgé de 22 ans et travaillait comme ouvrier tourneur en banlieue parisienne pour l’entreprise de moteurs d’avions AGO. Il n’est resté que quelques mois aux usines Messerschmitt, jusqu’au printemps 1943, mais il a entretenu le flou tant sur les dates que les conditions de son séjour. Il a notamment longtemps laissé croire qu’il était une « victime de la déportation du travail » c’est-à-dire du STO, le Service du travail obligatoire promulgué en février 1943, alors qu’il est parti en raison d’une loi de réquisition de septembre 1942. Il n’a jamais non plus détaillé ses activités entre Paris et la Normandie, jusqu’à son adhésion au PCF en mai 1947. 

Ce qui faisait de lui un Français presque ordinaire parmi les quelque 650 000 travailleurs et travailleuses en Allemagne nazie, est devenu une affaire politique, dès lors qu’il a pris les manettes d’un parti qui ancrait une part de sa légitimité dans la mémoire de la Résistance. De 1970 aux années 1990, les polémiques se succèdent, d’abord lancées par ses adversaires à l’intérieur du PCF, notamment d’anciens dirigeants de la Résistance intérieure, Auguste Lecoeur et Charles Tillon, puis alimentées et utilisées tant par l’extrême-gauche que par l’extrême-droite, et de plus en plus médiatisées. Marchais a été le premier homme politique dont le passé sous l’Occupation a été publiquement mis en question, bien avant François Mitterrand. 

Les polémiques ont donné lieu à un procès en 1977 et à plusieurs enquêtes journalistiques très fouillées, sans même parler du suivi minutieux par les Renseignements généraux. Ainsi ont été exhumés de nombreux témoignages, souvent contradictoires, et des documents clés comme sa fiche d’embauche, ou les listes de présence de travailleurs français conservées par la ville d’Augsbourg où il vivait.

J’ai enquêté à mon tour, notamment auprès du Service international de recherches qui documente dans le centre d’archives d’Arolsen, en Allemagne la trace des disparus, prisonniers ou déportés, mais je dois dire que je n’ai pas réussi à démêler certains fils de l’écheveau… J’ai surtout été frappée par l’importance de ce passé dans la carrière politique de Georges Marchais. Il a été fragilisé à des moments importants de sa vie politique : accession au secrétariat général en 1970, candidature aux Législatives dans le Val-de-Marne en 1973 puis à la Présidentielle de 1981, succession difficile après la chute du mur de Berlin. Il a cependant réussi à rallier une bonne partie de sa génération, anciens du STO, mais aussi beaucoup de réfractaires et de résistants, qui privilégiaient la solidarité et le projet communistes, comment le montrent les centaines de lettres qu’il a reçues. Son histoire dit ainsi beaucoup sur la mémoire française de Vichy et de l’Occupation ; jusqu’aux années 1980, les réponses aux sondages renvoient en majorité le passé des hommes politiques pendant la guerre à une affaire privée, qui ne devrait pas être remuée.

L’un de mes centres d’intérêt comme historienne a été et reste la politisation des archives. Les « affaires Marchais » sont aussi très intéressantes en ce sens. Elles éclairent le poids du secret, voire de la destruction, dans la gestion par le PCF de ses archives, notamment des  fameuses « bios », c’est-à-dire des questionnaires autobiographiques qui étaient alors obligatoirement remplis pour devenir un cadre, sur un modèle importé d’URSS. On retrouve aussi les archives du ministère français des Anciens combattants, qui ont joué un rôle important dans les polémiques sur l’accès aux sources de l’histoire de l’Occupation et de la Collaboration. 

 

Comment expliquer la réussite de la carrière de Georges Marchais et son accès aux fonctions de  secrétaire général du PCF ? 

Georges Marchais entre au Parti communiste en 1947 à 27 ans, mais il s’impose d’abord comme délégué syndical des usines d’aviation Voisin à Issy-les-Moulineaux puis permanent de la CGT et secrétaire de l’Union des syndicats de la métallurgie de la Seine, l’USTM, de 1953 à 1959. Comme l’a souligné l’historienne Annie Kriegel, sa trajectoire correspond à celle d’un « petit communiste modèle » de l’époque : « Jojo » est un ouvrier « métallo », baraqué et charismatique, français d’origine paysanne, vivant en famille en banlieue parisienne. Lui-même préfère se définir en 1978 au micro de Jacques Chancel comme « un homme comme les autres ». Son ascension à la Fédération de Seine Sud puis au Comité central et au secrétariat du PCF, est largement liée à la rencontre de personnalités comme Madeleine Vincent et Guy Ducoloné, Marie-Claude Vaillant-Couturier, puis Gaston Plissonnier, Jacques Denis et bien-sûr Maurice Thorez dont il est proche jusqu’au décès de ce dernier en 1964. Marchais sera toujours fidèle à un groupe d’anciens qui le forment et l’encadrent au niveau national et international. 

Le moment historique d’entrée dans la guerre froide le sert également. En 1947, les ministres communistes sont écartés du gouvernement, la ligne du Parti s’aligne sur le discours très dur de Staline et de Jdanov. Le recrutement des cadres ne prend alors plus en compte de manière prioritaire la vérification de leur activité pendant la guerre. Des dirigeants anciens résistants, trop autonomes par rapport à la direction du PCF, sont écartés (c’est le cas aussi en Europe de l’Est), ainsi que les responsables qui avaient participé au gouvernement « bourgeois » en 1944-1947. 

Georges Marchais sait, dès lors, prouver son « esprit de Parti », selon la formule d’époque,  en participant à des purges successives, de l’éviction de Claude Roy à l’affaire « Servin-Casanova », puis dans la délicate gestion de mai 1968 et à la répression du « printemps de Prague, ». Son compagnonnage avec Waldeck Rochet se fait plus politique, moins intime qu’avec Thorez. A la tête de la section d’Organisation, il acquiert une parfaite maîtrise de « l’appareil » du Parti. Militant de terrain infatigable, il saura tout à la fois s’entourer d’un secrétariat efficace et suivre les méthodes héritées du parti bolchevik et de Lénine, en écartant comme « organisation fractionnelle », les contestataires successifs, « rénovateurs », « réformateurs » puis « reconstructeurs ». Ce qui lui vaut des fidélités, mais aussi des rancunes durables. 

Vous analysez en détail les relations entre Marchais dit « Jora » et l’URSS mais aussi la Roumanie. Comment les qualifier ? 

La domination de Moscou, acceptée ou contestée, est un facteur incontournable de l’histoire du PCF depuis sa naissance au congrès de Tours en 1920 comme « Section française de l’Internationale communiste », jusqu’à à la chute de l’URSS en 1991. Marchais est le premier dirigeant du PCF à n’avoir ni vécu en Union soviétique (comme Thorez de 1940 à 1944), ni suivi de formation aux écoles du Parti à Moscou, même si un supposé séjour en 1955 a fait polémique vers 1980. Il hérite d’un modèle soviétique contesté de l’intérieur du « bloc », notamment par les sanglantes crises hongroise de 1956 et tchécoslovaque de 1968, et dénoncé de l’extérieur par la propagande de guerre froide, les dissidences, les révélations sur le Goulag. Il hérite aussi d’une organisation qui dépend financièrement en partie des subsides de Moscou, comme l’ont montré les archives ouvertes après 1991, et d’un système complexe de rétro-financements via des entreprises liées à l’URSS, à la Pologne ou d’autres « pays de l’Est ». 

Si son dossier aux Archives de Moscou me reste pour l’heure malheureusement inaccessible, j’ai pu travailler sur des documents déclassifiés et sur des témoignages publiés après 1991, comme celui d’Anatoly Tchernyaev, membre du Département international du Parti communiste d’Union soviétique puis conseiller de Mikhaïl Gorbatchev. C’est lui qui l’affuble dans son journal du diminutif russe de « Petit Georges », « Jora ». Les relations avec Moscou font partie de ce que les journalistes français appelaient le « mystère Marchais ». J’essaie d’expliquer pourquoi d’un côté il ne s’intéresse pas à la Russie, ne parle pas russe et n’aime pas l’URSS où il voyage pourtant à près de trente reprises, percevant peut-être le mépris de l’entourage de Brejnev. Mais d’un autre côté, à l’exception de la parenthèse du « communisme à la française » et de l’eurocommunisme, il reste fidèle à l’alliance avec Moscou, et sauve jusqu’au bout le bilan « globalement positif » du socialisme à l’Est. Le Comité de défense des droits de l’homme et des libertés en France et dans le monde, qu’il fonde en 1980 et présidera jusqu’à son départ de la direction du Parti en 1994, défend activement, et certainement sincèrement, des causes internationalistes consensuelles à gauche – les décolonisations, l’anti-franquisme, la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud, tout en demeurant aveugle à la répression en URSS, en Tchécoslovaquie ou en Chine.

Il faut faire la part de ses liens étroits avec la « vieille garde » du PCF elle-même fidèle à Moscou, mais surtout de son ambition de jouer un rôle comme leader du Mouvement communiste international, le « MCI », qui a été, je crois, trop peu prise en compte. La carte mentale de Georges Marchais est restée celle d’un monde dont l’horizon est la chute du capitalisme. Il s’est acculturé à l’univers marxiste-léniniste, à sa langue, à ses relations de pouvoir, à ses enjeux internes, comme par exemple la position à prendre face à la Chine de Mao et de ses successeurs. Les « sténogrammes » de ses très longs entretiens avec Nicolae Ceaușescu dans les Archives roumaines sont à cet égard éloquents. Jusqu’en 1984, date de leur dernière rencontre sur les bords de la mer Noire, où Marchais se repose en famille, l’un et l’autre s’affirment persuadés de la prochaine victoire du socialisme, malgré de réelles difficultés considérées comme transitoires. Ils se voient comme de potentiels leaders, alliés mais aussi rivaux, d’un futur communisme mondial. J’aimerais explorer davantage cette dimension, en savoir plus sur les onze séjours de Marchais à Cuba, ses huit voyages à Sofia et à Berlin Est…

 

Que reste-t-il en 2025 des « Français rouges » ?

J’ai été inspirée par le titre du magnifique récit choral de la prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch, La fin de l’homme rouge. Tout oppose dans les années 1990 les Soviétiques vivant l’effondrement de l’URSS aux « Français rouges », les 220 000 environ qui sont encore communistes, les ex-communistes, les sympathisants, les électeurs… tout les oppose sauf peut-être, précisément, le sentiment de la fin d’un monde. Le désarroi est alors sensible, que ce soit dans les discussions du Comité central du PCF, ou dans les souvenirs des anciens dirigeants ou militants. Or jamais Georges Marchais n’a laissé filtrer publiquement d’autres sentiments que sa fidélité à son bilan et sa foi dans l’avenir communiste. Ses successeurs se sont chargés de clore les années Marchais. Disparu en 1997, lui qui avait hérité d’un parti à plus de 20% des suffrages, il n’a pas vu son successeur Robert Hue obtenir, en 2002, 3,4% des voix aux élections présidentielles, à peine plus au premier tour des Législatives, malgré ses efforts pour se démarquer de la gouvernance précédente. Il est clair qu’il est plus facile de voir depuis 2025 les occasions manquées, les erreurs : l’aveuglement envers l’absence de liberté et les violences sociales et économiques dans le monde du « socialisme réel », l’Europe toujours détestée au fond, par antiaméricanisme, anticapitalisme et antilibéralisme, politique et économique, enfin la rupture préférée à la négociation, la verticalité du pouvoir héritée de Lénine. J’aborde aussi dans la dernière partie du livre sa médiatisation réussie puis caricaturée, et son manque de lucidité sur une bonne partie des évolutions d’une société en mouvement : féminisme, écologie….

Finalement, Georges Marchais a peut-être sauvé le PCF, qui même très affaibli, reste en Europe le seul Parti politique d’ampleur nationale à porter ce nom ; le communisme municipal et associatif reste vivace, et on peut comprendre la nostalgie d’un parti de masse dirigé par un ancien ouvrier, portant haut le discours de l’émancipation économique, sociale et culturelle des classes populaires. Le bilan en 2025 ne semble pas moins cruel. Les relations entre Russie et États-Unis, ces anciens adversaires dans le monde « bipolaire » de la guerre froide sont, au bas mot, troubles. Les dictatures et les coups d’État se multiplient dans ce monde décolonisé où le « MCI » plaçait tous ses espoirs. Le capitalisme mondialisé et débridé, loin d’être vaincu, triomphe. En France prospèrent les extrêmes, de gauche et de droite, qui étaient les uns comme les autres haïs des communistes dans leurs versions du XXe siècle. Aucune uchronie n’a été écrite pour penser ce qui serait advenu du communisme français si Marchais avait choisi une vraie rupture avec le modèle soviétique et une vraie réflexion sur la démocratisation de la gauche.

 


Olivier Dard

Olivier Dard est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne Université et spécialiste d’histoire politique. Spécialiste de l’histoire des idées et des forces politiques, en particulier des courants conservateurs, libéraux, nationalistes, populistes, réactionnaires et technocratiques, il a publié de nombreux ouvrages portant sur Février 1934, l'OAS, le salazarisme ou la synarchie. Mais aussi des biographies de Charles Maurras, Bertrand de Jouvenel, Jean Coutrot. Il a codirigé des dictionnaires du conservatisme, des populismes ou du progressisme et de nombreux collectifs dont les plus récents portent sur l’anticommunisme et l’ordre moral.

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