Haut fonctionnaire, ancien secrétaire général de la Fondation Charles de Gaulle de 2011 à 2020 et actuel président des amis de la Fondation, Marc Fosseux évoque dans De Gaulle et Paris (Nouveau Monde, 2024), les relations que le fondateur de la Cinquième République a entretenues avec la capitale. Un travail riche d’enseignements. La NRP et Éric Anceau l’ont interrogé à ce sujet.

 

Qu’est-ce qui vous a conduit à entreprendre ce livre ?

Je me suis intéressé à la relation entre de Gaulle et Paris alors que je commençais ma carrière à la préfecture de la région d’Île-de-France au milieu des années 1990. On était alors encore marqué par la grande épopée « gaullo-delouvrienne », c’était encore l’État qui s’occupait du schéma directeur régional, de la politique des transports, etc. Je me suis rendu compte que, en dehors de la thèse jamais publiée de Michel Brisacier sur « de Gaulle et Paris », il n’existait aucun ouvrage sur le sujet. Il m’a semblé qu’on sous-estimait le rôle de de Gaulle dans la transformation de Paris.

J’ai souhaité également rappeler quelques vérités historiques qu’on a tendance à oublier. Ainsi en est-il de l’histoire de la Libération de Paris, où l’on a tendance aujourd’hui à évoquer davantage certains acteurs certes importants ou héroïques (Rol-Tanguy, la compagnie La Nueve) en occultant toutefois les acteurs principaux (la 2e division blindée, la 3e armée américaine, Leclerc, de Gaulle bien sûr, ou encore Eisenhower) et surtout l’enjeu politique de la libération de la capitale par rapport à l’entreprise globale de libération de la France orchestrée par de Gaulle.

Enfin, je m’étais intéressé en 2020 à la relation entre de de Gaulle et le Nord, où il est né. Il m’a semblé utile d’éclairer un aspect méconnu, sa connaissance réelle et personnelle de la France « dans ses profondeurs » aussi bien historiques que géographiques. Je ne doutais pas que le sujet de sa relation avec Paris méritait également un ouvrage. C’est l’amiral de Gaulle qui m’a poussé à le faire. Quand je lui ai demandé de faire la préface de mon livre Nous autres gens du Nord – de Gaulle et les Hauts-de-France, il m’a rappelé que, si les origines nordistes comptaient pour son père, celui-ci était d’une famille avant tout ancrée à Paris depuis plusieurs générations. J’aurais aimé que mon De Gaulle et Paris puisse être lu par l’amiral, mais il a disparu trois mois avant sa sortie.

S’il est né à Lille, Charles de Gaulle a vécu son enfance à Paris et son histoire familiale le rattache fortement à la ville. Pouvez-vous revenir sur ce point ?

La famille de Gaulle est installée à Paris depuis le milieu du XVIIIe siècle. Henri de Gaulle, le père du Général, n’a jamais vécu ailleurs qu’à Paris, sa mère lilloise s’y installe à son mariage. Le couple et leurs cinq enfants vivent à Paris dans le VIIe ou le XVe arrondissement. Son oncle Jules est toute sa vie fonctionnaire à la préfecture de la Seine. Le grand-père, Julien de Gaulle, est l’historien reconnu de Paris. Tout ceci fait du jeune Charles un vrai Parisien, même s’il revendique d’être né à Lille. Enfin, cette famille d’intellectuels, d’érudits pétris d’histoire, sait la place essentielle de Paris dans la construction de la nation française.

 

Dans ces écrits militaires, la place qu’occupe la capitale est fondamentale. Pourquoi ?

De Gaulle est un historien militaire, donc un historien de l’État. Il sait qu’à chaque fois que Paris est pris ou sur le point d’être pris par un ennemi, l’existence même de la France est en jeu. Il le décrit dans La France et son armée (1938). Fort de ses lectures et de son expérience concrète de la Grande guerre, il a très tôt souligné la vulnérabilité du bassin parisien en cas d’attaque par le Nord-Est, aucune frontière naturelle n’étant capable d’arrêter une offensive d’ampleur. Sa prédiction se vérifiera (une fois encore) en juin 1940.

Durant la Deuxième Guerre mondiale, De Gaulle porte une attention particulière à Paris depuis Londres puis depuis Alger, comment l’expliquer ?

On peut avancer plusieurs raisons.

D’abord, au plan symbolique, il sait qu’un Paris occupé, empêché de jouer son rôle de capitale de la France par l’occupant allemand, est l’image même de l’asservissement de la France. Ayant lui-même « ramassé le glaive » pour poursuivre le combat hors du territoire hexagonal, il prétend incarner la France ce qui implique que la capitale soit elle-même incluse dans cette image d’une France libre et combattante.

Ensuite, Pétain et son gouvernement restent à Vichy, malgré les tentatives, toutes rejetées par les Allemands, de revenir s’installer à Paris ou à proximité. Paris est donc « orpheline » et il est intelligent pour de Gaulle d’exalter le rôle de Paris dans la résistance.

Enfin, il sait que le refus de l’occupant est très fort à Paris. La présence de nombreuses troupes d’occupation et de collaborateurs et profiteurs en tous genres renforce encore le sentiment d’hostilité d’une majorité de Parisiens et ceci très tôt comme en témoigne la manifestation du 11 novembre 1940 à l’Étoile. Le soutien à de Gaulle est rapidement acquis, même si, à partir de 1941, la puissance de la résistance communiste à Paris et en banlieue conduit à une concurrence très vive entre gaullistes et communistes qui culminera au moment de la Libération, avec au final la victoire politique de de Gaulle.

Et dans la stratégie comme dans la geste gaullienne, la Libération de Paris est fondamentale… 

La libération de Paris s’inscrit dans l’entreprise globale de libération du territoire français. Elle représente un enjeu politique crucial (sa portée militaire est à peu près nulle) car, en se dénouant assez rapidement et à un coût humain et matériel très réduit, elle permet à de Gaulle d’affirmer quasi-instantanément l’autorité de son gouvernement et de l’État rétabli face aux communistes et aux Américains.

Préparée de longue date, même si pendant plusieurs semaines de Gaulle n’a pas eu la certitude que les Américains changeraient leur plan initial qui prévoyait de contourner Paris, la stratégie gaullienne a été une réussite éclatante. Agissant avec une extrême rapidité, il fait la démonstration de sa maîtrise politique éclatante consacrée par le « sacre » du 26 août sur les Champs-Élysées.

Dans l’entreprise de modernisation de la France à laquelle il s’est attelé à la tête de l’État, la capitale est déterminante comme elle l’a été avant lui pour Napoléon III. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

Pour de Gaulle, Paris doit donner l’exemple à la France. En 1940-1944, il fallait que Paris soit en tête de la lutte contre l’occupant, d’où la décision d’en faire l’une des cinq villes Compagnons de la Libération en 1945. Dans les années 1960, la France s’engage dans une modernisation considérable de ses structures et de son économie ; là encore, Paris doit donner l’exemple. De plus, la situation anarchique au plan administratif et urbain dans laquelle la IIIe puis la IVe Républiques ont laissé la capitale et sa région devient ingérable alors que la démographie française connaît un vigoureux printemps. Dernier élément, qui compte pour de Gaulle comme il a compté pour Napoléon III, Paris doit servir le rayonnement français et pouvoir rivaliser avec les grandes métropoles mondiales.

Et comme ce dernier, le Grand Paris d’avant le Grand Paris, est pensé et poursuivi par De Gaulle…

De Gaulle n’est pas un spécialiste d’architecture ou d’urbanisme, il se garde bien de faire prévaloir ses préférences personnelles et n’a pas d’influence sur les choix esthétiques (il n’y a pas un style de Gaulle alors qu’il y a un style Napoléon III voire un style Pompidou). Mais il sait que les décisions difficiles ne seront prises que s’il s’implique personnellement, ce qui le rapproche d’une conception assez classique et étatiste comme celle de Napoléon III, et il s’appuie sur des collaborateurs de haut niveau munis de pouvoirs considérables à qui il fait toute confiance envers et contre tout (Delouvrier, qui se présentait souvent comme le continuateur d’Haussmann).

La réorganisation administrative de la région parisienne, avec la loi du 10 juillet 1964, n’est pas sans rappeler l’agrandissement de Paris en 1860. Mais si Debré était prêt à aller plus loin en absorbant les communes de banlieue dans Paris, de Gaulle limite Paris à la ceinture du périphérique et dote la banlieue de nouveaux départements.

Si de Gaulle ne se présente jamais explicitement comme le continuateur de Napoléon III, certaines de ses décisions incitent à penser qu’il se place dans son héritage, du moins pour ce qui concerne Paris. Lorsqu’il s’agit d’achever le boulevard périphérique à l’ouest, il s’oppose à une tranchée ouverte dans le Bois de Boulogne, sans doute en estimant qu’il ne fallait pas porter atteinte à ce poumon vert légué par son prédécesseur.

On a parfois oublié que Paris et sa région ont été pendant longtemps des bastions gaullistes. Pouvez-vous caractériser brièvement ce phénomène et nous l’expliquer ?

À la Libération, les communistes, qui contrôlent déjà largement la banlieue, veulent étendre leur emprise à Paris qui est dominée depuis le début du siècle par la droite. Lors des élections municipales de 1947, le Rassemblement du peuple français (RPF) provoque un raz-de-marée et obtient 53 % des suffrages et la majorité au conseil municipal ; il remporte également de nombreuses mairies en banlieue ainsi qu’en Seine-et-Oise et Seine-et-Marne. Si la domination gaulliste reflue les années suivantes, elle revient en force après 1958. Les 31 députés de Paris sont tous gaullistes en 1962 : à Paris et en petite couronne, il n’y a quasiment personne entre les gaullistes et les communistes.

Le gaullisme est réellement « attrape-tout » à cette époque, rassemblant des électeurs aussi bien de milieux de droite (bourgeoisie, commerçants, indépendants, agriculteurs) que de gauche (ouvriers et employés) : sa force par rapport à la droite classique à Paris est justement de pouvoir attirer un électorat populaire rétif au communisme, par exemple à l’est de Paris. De plus, le souvenir de la Libération a créé un lien spécial entre les Parisiens et de Gaulle qui se retrouve dans les urnes pendant un certain temps.

Vous écrivez que De Gaulle est sans doute de tous nos chefs de l’État celui qui a le mieux compris Paris et les Parisiens et qu’il est aussi celui qui a sans doute le mieux su prendre ses distances avec le « microcosme ». Pouvez-vous revenir ce paradoxe ?

De Gaulle a grandi et a vécu à Paris, que son père lui a fait visiter en long et en large dans sa jeunesse. Il connaît le peuple parisien, il connaît ses humeurs changeantes. Son père a été témoin du siège de Paris en 1870-1871 et de la Commune. Il a lui-même été témoin d’événements glorieux (les visites de souverains étrangers avant la Première Guerre mondiale) comme de fortes tensions (la loi de Séparation et le départ des congrégations qui l’oblige à poursuivre ses études en Belgique). Entre les deux guerres, Paris lui sert dans la réalisation de ses ambitions. Une fois au sommet du pouvoir, il ne semble plus éprouver le même besoin d’être à Paris : son refuge est à Colombey, il cherche à installer la présidence de la République en dehors de Paris (Vincennes). Le 29 mai 1968, il réussit à s’échapper, à l’insu de tous (même de son Premier ministre), d’un Paris près de sombrer dans l’anarchie révolutionnaire.

Que nous dit de la France et de De Gaulle la place de Paris dans la vie de celui-ci ?

Pour de Gaulle, « Paris est à la France avant d’être à Paris ». Du fait de son statut de capitale, de siège de l’État et de ses institutions, Paris a des obligations vis-à-vis du pays tout entier. Cela n’empêche pas de Gaulle d’avoir une relation personnelle forte et assez touchante avec « son Paris », d’exprimer même parfois de la mélancolie à la vue de la disparition de toute une partie de Paris et de son histoire qu’il a connues. Mais, si soucieux qu’il soit du bien-être des Parisiens – nombre de ses réalisations en témoignent – il estime, comme Paul Valéry, que Paris a un rôle « immense et singulier » qui lui impose une responsabilité, des obligations voire quelques sacrifices s’il en va de l’intérêt de la France. Un Paris centré sur lui-même et cherchant à poursuivre un destin à soi sans se préoccuper du reste de la France n’aurait certainement pas été dans ses conceptions.

 

Pouvez-vous nous rappeler, pour finir, combien la trace matérielle de De Gaulle demeure forte dans l’espace public parisien et francilien ?

Des quartiers entiers de Paris existent tels que nous les connaissons aujourd’hui parce que de Gaulle l’a décidé : le forum des Halles, même si le projet n’a abouti qu’à la fin des années 1970, n’aurait pas été possible sans le déménagement des Halles centrales à Rungis ; les quartiers d’affaires (gare de Lyon-Bercy, Maine-Montparnasse, La Défense) ou d’habitations (XIIIe arrondissement, Front de Seine) et le développement d’activités tertiaires pour compenser la perte des emplois industriels (avec le départ emblématique des usines Citroën de Javel). Dans le même temps, il a eu le souci de la préservation du Paris historique avec le sauvetage du Marais piloté par Malraux.

Dans le domaine des transports, on peut citer le lancement de la construction du RER et de la ligne A, de la construction de l’aéroport de Roissy, l’achèvement du boulevard périphérique et l’échangeur de la porte de la Chapelle.

Il faut évoquer aussi les réalisations dans le domaine des loisirs (la base de Tremblay), des espaces verts (la libération d’emprises militaires dans le Bois de Vincennes), du patrimoine (les rénovations d’ampleur à Versailles et à Trianon, le « grand ravalement » à Paris), du sport (l’Institut national du sport dans le Bois de Vincennes), du développement de la recherche (plateau de Saclay).

On lui doit aussi la création de la région parisienne, de sept nouveaux départements, des nouvelles préfectures de Bobigny, Cergy, Créteil, Évry, Nanterre, des villes nouvelles.

Le Grand Paris qui continue de se transformer, de se développer et de rayonner aujourd’hui est la poursuite du Grand Paris voulu par de Gaulle il y a soixante ans. 


Éric Anceau

Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).

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