Les historiens Olivier Dard, Noëlline Castagnez, Maxime Launay et Jean Vigreux viennent de publier un important collectif international réunissant une trentaine de spécialistes pour traiter de l’anticommunisme, phénomène majeur de l’histoire du XXe siècle (L’anticommunisme en France et en Europe 1917-1991, Rennes, PUR, 2025). Éric Anceau les a interrogés pour la NRP.

 

Comment expliquer que l’histoire de l’anticommunisme ait été aussi négligée par les historiens jusqu’à votre livre ?

Olivier Dard : L’histoire de l’anticommunisme a été effectivement négligée, notamment dans l’historiographie française, si on excepte le premier tome de l’Histoire de l’anticommunisme en France (1917-1940) de Serge Berstein et de Jean-Jacques Becker paru en 1987 et un « dossier » intitulé « Aspects de l’anticommunisme » publié dans le numéro double 62-63 de la revue Communisme en 2000. L’historiographie étrangère a été plus prolifique et c’est notamment en Suisse, à Fribourg, qu’a été organisé un grand colloque international sur l’anticommunisme transnational dont les actes ont été publiés en 2014. C’est dans ce prolongement comparatiste que nous nous somme situés en bâtissant un ouvrage se voulant très ouvert sur l’Europe en nous focalisant sur une chronologie inspirée de l’exemple soviétique, à savoir 1917-1991. Ajoutons enfin que concernant la France nous devions composer avec un déséquilibre dont notre ouvrage témoigne à sa façon, à savoir l’importance des travaux consacré aux premières décennies de l’anticommunisme (entre-deux-guerres en particulier) tandis que, sous cet aspect, les années de guerre froide ont été davantage négligées. Qu’on ne se méprenne pas cependant sur un point capital : l’histoire des « antis », notamment de l’antifascisme, est infiniment moins développée que celle des fascismes. Cela vaut d’ailleurs pour le communisme qui a été analysé sous de multiples registres, en particulier sous l’angle de ses admirateurs qui en ont rendu compte dans de nombreux essais ou récits de voyages étudiés notamment par les historiennes Sophie Coeuré et Rachel Mazuy

 

À vous lire plusieurs séquences-clés se dessinent dans cette histoire séculaire. Quelles sont-elles et comment les caractériser ? 

 

Olivier Dard : La chronologie est essentielle, comme toujours en histoire. Rapportée à l’anticommunisme, elle se décline en plusieurs séquences. Nous en considèrerons quatre. La première concerne l’avant 1917 et invite à questionner l’existence ou non d’un anticommunisme précédant la révolution d’Octobre et remontant au milieu du XIXe siècle. Rappelons l’encyclique Qui pluribus (1846) qui qualifiait le communisme de « doctrine néfaste » ou l’exemple de l’Espagne où l’anticommunisme prolonge le rejet du socialisme et de l’anarchisme. Ces rappels invitent à réfléchir sur la seconde, 1917 et le choc qu’il représente, pour souligner qu’Octobre n’est pas forcément identifié ou analysé par ses adversaires, comme d’ailleurs par certains de ses partisans originels, à l’aune de sa singularité bolchevique. L’entre-deux-guerres et le second conflit mondial, que nous avons tenu à intégrer pleinement constitue la troisième séquence essentielle de cette histoire. La guerre froide prolongée jusqu’en 1991 et à la chute de l’URSS en est la quatrième même si nous savons parfaitement que cette séquence n’est pas homogène puisqu’alternent des moments de crises et des périodes moins tendues.  

En outre, comme vous le rappelez, le terme n’a cessé d’évoluer au cours des mutations du XXe siècle ? Pouvez-vous les rappeler brièvement pour nos lecteurs ?

Olivier Dard :  Le terme « anticommunisme » est très largement mobilisé en France, mais il est un parent bien pauvre du Trésor de la langue française qui se contente de l’accoler au terme de « primaire ». Il faut donc bien veiller, pour une bonne intelligibilité de son histoire, à rappeler l’importance d’autres termes et d’abord celui « d’antibolchevisme ». C’est à l’origine le bolchevisme, assimilé à un bacille ou à un virus, qui suscite un rejet profond. C’est aussi, en lui accolant le terme de juif que se développe, notamment dans l’Allemagne du début des années vingt, le rejet du judéo-bolchevisme qui associa antisémitisme et anticommunisme. L’anticommunisme peut encore être associé à une forme d’anti-asiatisme, chez les socio-démocrates allemands au temps de la République de Weimar ou du côté d’Henri Massis, un essayiste maurrassien majeur pour qui asiatisme et bolchevisme sont des ennemis à combattre au nom de la « défense de l’Occident ». La dénonciation de « Moscou » symbole du communisme et de ses soutiens, les « moscoutaires », un néologisme de l’entre-deux-guerres, sont encore un moyen de mobiliser au nom de l’anticommunisme, mais aussi de l’antisoviétisme en associant l’URSS et les partis communistes qui en sont les relais. Moins répandues après le second conflit mondial, ces formulations ont laissé au temps de la guerre froide et de la décolonisation place à d’autres, plus génériques, comme celles se déclinant autour du terme de « subversion ». Dans le nouvel espace désigné comme le « Tiers Monde », l’adoption de modèles d’inspiration communiste par le mouvement de décolonisation est perçue comme une affiliation au bloc soviétique et un nouveau front subversif contre l’Occident. L’anticommunisme devient parfois synonyme de défense de l’ordre colonial.  Soulignons aussi que la lutte contre la subversion peut être articulée aux impératifs de la « sécurité nationale », un terme très en vogue aux États-Unis et dont on connaît, comme celui de « subversif » l’importance de l’usage en Amérique latine. 

 

Par ailleurs, l’anticommunisme des nationalistes n’est pas celui des libéraux, ni celui des démocrates-chrétiens ou encore celui des gauchistes…

 

Jean Vigreux : L’anticommunisme n’est effectivement pas le même selon les familles politiques ainsi que le donne à voir notre livre. Les nationalistes, mais aussi les fascistes, comptent parmi les anticommunistes engagés même s’il ne faut pas oublier cette singularité allemande qu’a pu représenter le national-bolchevisme d’Ernst Niekisch. Libéraux, démocrates-chrétiens, voire gauchistes (qui ne définissent pas comme des anticommunistes puisqu’ils en défendent une autre version, trotskiste, maoïste) auxquels on pourrait ajouter les socialistes peuvent être enrôlés sous la bannière de l’anticommunisme ; à condition cependant de préciser ce que l’on entend par là et ce que toutes ces familles politiques ou intellectuelles mettent en avant en s’opposant au communisme. La défense de la nation pour les premiers, de la démocratie libérale pour les seconds, de la religion catholique contre l’athéisme des « sans-dieu » pour les troisièmes, ou de la révolution contre son dévoiement soviétique par les gauchistes dessinent effectivement une diversité de l’anticommunisme. Car l’anticommunisme n’est pas seulement polysémique. Il peut-être une sorte de mot valise qui doit en permanence être contextualisé et précisé.

 

Votre livre propose également une approche transnationale du phénomène. Il existe des transferts ou encore des transfuges. Pouvez-vous évoquer cet aspect capital ?

 

Jean Vigreux : La dimension transnationale du communisme est en effet capitale. À l’existence d’une Internationale communiste (Komintern), d’aucuns ont voulu opposer durant l’entre-deux-guerres une contre-internationale (l’Entente internationale anticommuniste), tandis qu’après le second conflit mondial fut fondé une World Anti Communist League. Ces tentatives n’ont jamais soutenu la comparaison avec ce que fut le Komintern, mais leur importance n’en doit pas moins être soulignée. Différentes contributions du volume, prolongeant d’autres travaux, donnent à voir l’importance des réseaux internationaux anticommunistes, avant même la guerre froide, et le rôle des États-Unis directement impliqués dans des organes de combats politico-culturels comme la revue Preuves ou Radio Free Europe. On soulignera aussi toute l’importance de l’engagement volontaire, les armes à la main, dans des légions antibolcheviques au service du IIIe Reich qui se veulent un contre-modèle des Brigades internationales de la guerre d’Espagne. Cette dimension transnationale est inséparable de celle des transfuges passés notamment du communisme au fascisme ; à l’instar d’une figure emblématique comme Jacques Doriot qui, après son exclusion du parti communiste en 1934, mobilise des anciens camarades au sein du Parti populaire français et qui finit pour sa part par combattre sur le front de l’Est dans la Légion des volontaires français contre le bolchevisme. Son itinéraire n’est pas marginal à l’échelle internationale. 

 

Et malgré tout, il y a aussi des spécificités, des séquences particulières et des acteurs emblématiques de l’anticommunisme français…

 

Noëlline Castagnez : Avant même d’évoquer les spécificités françaises de l’anticommunisme, il faut insister sur l’importance du communisme en France dont on rappellera qu’il fut un parti de masses de premier plan et qu’il a réuni un quart de l’électorat de la Libération à 1958 et un cinquième du retour du général de Gaulle au pouvoir à 1981. Le communisme a été défini par l’historien Marc Lazar comme une « passion française ». De fait, communisme et anticommunisme forment un binôme qui traverse les principales « guerres franco-françaises » de l’époque contemporaine. Commençons par la Révolution française et son héritage jacobin, constamment mis en avant par le PCF dont des historiens reconnus d’Albert Mathiez à Albert Soboul ont façonné, tout au long du XXe siècle, un récit opposé aux contre-révolutionnaires, mais aussi aux girondins. Songeons aussi à la Seconde Guerre mondiale et aux controverses sur le pacte germano-soviétique d’août 1939 ou la place et le rôle des communistes dans la Résistance. Et ce, sans négliger la sortie de guerre avec la présence de ministres communistes entre 1944 et 1947 qui ont participé à la refondation de la République et la mise en œuvre d’une démocratie sociale qui enrichit la démocratie libérale. Si on ajoute les guerres coloniales et les grandes crises internationales de la guerre froide, comme la répression de l’insurrection hongroise de 1956 par les soviétiques qui ébranle nombre d’intellectuels devenus dès lors des « ex » et, pour certains, des anticommunistes virulents, on mesure à quel point l’histoire du communisme et de l’anticommunisme est essentielle pour comprendre la France contemporaine. 

 

Vous arrêtez votre étude en 1991. Pouvez-vous rappeler pourquoi cette date s’impose presque comme une évidence ? 

 

Noëlline Castagnez :  Cette date s’est imposée pour nous car, à l’échelle de l’Europe, la chute de l’URSS qui a suivi l’effondrement du mur de Berlin et celui du « socialisme réel » dans ce qu’on appelait alors l’Europe de l’Est s’est traduite par une accélération du déclin des partis communistes à l’Ouest, ainsi qu’en attestent le très net recul de l’implantation et l’audience électorale du parti communiste en France. L’anticommunisme a perdu alors beaucoup de son importance et de sa force mobilisatrice en France si l’on songe aux controverses et polémiques suscitées à la fin des années 1990 par la publication du Livre noir du communisme. Cela étant, si l’anticommunisme n’est plus mobilisé au plan électoral, les braises ne sont pas éteintes comme l’a montré la polémique d’août 2025 liée à l’inauguration par la municipalité de Saint-Raphaël d’une stèle en hommage aux « victimes du communisme ». 

 

Qu’en est-il de l’anticommunisme au XXIe siècle ?

 

Olivier Dard : Il existe un contraste entre la pérennité d’un certain nombre de régimes communistes, en Asie en particulier, de la Chine où la figure de Mao est réactivée à la Corée du Nord en passant par le Vietnam et la relative absence des discours anticommunistes à leur sujet. Pour s’en tenir à la Chine et à la question de Taïwan, l’importance qu’a joué dans la lutte anticommuniste le symbole de Formose dans les années de guerre froide semble à présent oublié par les défenseurs actuels de Taïwan contre la Chine populaire. Finalement, c’est avec la Russie de Vladimir Poutine que l’héritage de l’anticommunisme et de l’antisoviétisme semble le plus réactivé. À l’occasion de la guerre en Ukraine, sont dressés régulièrement des parallèles insistant sur l’héritage soviétique du dictateur russe (le KGB, le réinvestissement de la figure de Staline et une vision de l’histoire centrée sur la « Grande Guerre patriotique ») pour déboucher sur le constat d’une forme d’analogie avec les années 1930-1940 sur fond du retour d’un nouveau Munich menaçant les démocraties libérales. Et ce, même si le contexte est bien différent.  


Éric Anceau

Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).

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