Emmanuel Macron évoque la mise en place d’un contrôle de l’information, alors qu’ailleurs en Europe, comme au sein de l’Union européenne, les mêmes désirs de régulation se font jour. Mais dans quelles limites ces pouvoirs peuvent-ils intervenir tout en continuant à se réclamer d’un libéralisme dont Raymond Aron disait dans ses Mémoires que « la beauté et la fragilité [est] qu’il n’étouffe pas les voix, mêmes dangereuses » ?

 

Si la pensée libérale défend avec une telle opiniâtreté la liberté d’expression, c’est qu’elle lui semble aussi indispensable à la formation de l’individu qu’à la vie de la Cité, seule la confrontation des idées permettant selon elle de faire émerger une vérité. L’un des meilleurs exemples de cette approche est sans doute celle de l’Anglais John Stuart Mill, exprimée dans son ouvrage majeur De la liberté (1859). « Si tous les hommes moins un partageaient la même opinion – y écrit-il -, ils n’en auraient pas pour autant le droit d’imposer silence à cette personne », car ce serait « voler l’humanité ». En effet, étouffer une opinion, c’est d’abord « s’arroger l’infaillibilité », ce qui est bien discutable quand « l’opinion générale ou dominante sur n’importe quel sujet n’est que rarement ou jamais toute la vérité ». Mais c’est surtout nier la méthode permettant de déterminer de manière efficace ce qui est vrai ou non, ce sur quoi on peut risquer sa vie… ou fonder une politique : « Il y a une différence extrême – écrit Stuart Mill – entre présumer vraie une opinion qui a survécu à toutes les réfutations et présumer sa vérité afin de ne pas en permettre la réfutation ». « La liberté complète de contredire et de réfuter notre opinion, conclut-il, est la condition même qui nous permet de présumer sa vérité en vue d’agir : c’est là la seule façon rationnelle donnée à un être doué de facultés humaines de s’assurer qu’il est dans le vrai ».

 

Dans le domaine de l’information et des médias, permettre cette nécessaire confrontation d’opinions porte un nom, le pluralisme, un terme dont le juge constitutionnel s’est emparé dans les années 80 pour traiter de la presse écrite comme des médias audiovisuels. En 1981, à la fin du monopole de la radiodiffusion, il évoque ainsi l’obligation d’« assurer l’expression libre et pluraliste des idées et des courants d’opinion » (décision 81-129 DC), une obligation d’autant plus importante dans le cadre des médias audiovisuels, dira-t-il l’année suivante, à cause de « leur influence considérable » (décision 82-141 DC). Et en 1986, « le pluralisme des courants d’expression socioculturels » devient « en lui-même un objectif de valeur constitutionnelle », et son respect « une des conditions de la démocratie » (décision 86-217 DC).

 

C’est bien dans une logique qui rappelle l’approche libérale que la haute juridiction semble travailler, comme le montre cet extrait d’une décision de 1984, à propos cette fois de la presse écrite : « La libre communication des pensées et des opinions – écrit le juge constitutionnel -, garantie par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s’adressent ces quotidiens n’était pas à même de disposer d’un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu’en définitive l’objectif à réaliser est que les lecteurs, qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée à l’article 11 de la Déclaration de 1789, soient à même d’exercer leur libre choix » (décision 84-181 DC). Une lecture innovante car inversée de l’article 11, vu non seulement du côté des émetteurs des informations mais aussi du côté de leurs destinataires, qui permet d’imposer le pluralisme pour protéger le « libre choix » de ces derniers.

 

En résulteront dans la pratique deux approches du pluralisme, permettant d’adapter le concept aux caractéristiques techniques des différents médias. Pour les entreprises de presse, qui peuvent selon le juge constitutionnel se créer facilement, on imposera un pluralisme dit « externe », qui passe par la limitation de leur concentration dans les mêmes mains. Pour l’audiovisuel en revanche, dont les opérateurs sont limités parce que les fréquences disponibles le sont, ce sera un pluralisme dit « interne » qui obligera les opérateurs à présenter dans leurs médias des courants d’opinion divers. Le tout se fera sous le contrôle d’une autorité administrative indépendante, tandis que, depuis la révision constitutionnelle de 2008, la loi seulement – potentiellement contrôlée par le juge constitutionnel – « fixe les règles concernant […] la liberté, le pluralisme et l’indépendance des médias » (art. 34).

 

Les choses ont-elles changé en quarante années ? À la marge plus que sur le fond. En ce qui concerne la presse écrite d’abord, il est permis de noter que la mise de fonds reste importante, plus encore pour mettre en place une structure aussi lourde qu’un quotidien national, et que les créations ne sont donc pas aussi aisées ou fréquentes que ne semblait le penser le juge constitutionnel. Une large partie de cette presse écrite ne pourrait d’ailleurs pas survivre sans des subventions étatiques, quand une autre partie – ou la même – est possédée par des groupes qui peuvent se permettre d’y perdre de l’argent… sous réserve d’en gagner dans d’autres domaines. En ce qui concerne l’audiovisuel ensuite, l’évolution des techniques a permis d’augmenter le nombre de fréquence disponibles, mais on a toujours un nombre limité d’attributions possibles.

 

L’évolution majeure en quarante ans est bien sûr l’apparition des réseaux sociaux, où une part non négligeable de la population française, et notamment de sa jeunesse, trouve aujourd’hui de quoi former son opinion. Sont-ils plus dangereux que les autres médias ? Le juge constitutionnel notait déjà l’impact plus important de l’image télévisuelle, frappant immédiatement les imaginations, par rapport au texte écrit. L’image des réseaux comporte en sus, outre le risque de sa brutalité, celui d’une absence de contextualisation, ce qui peut susciter des effets pervers. Mais l’absence volontaire de certaines images dans des médias classiques, ou leur euphémisation par divers commentaires, n’ont-elles pas elles aussi des tels effets sur le libre choix, en masquant la réalité ou en l’édulcorant ?

 

Quant à la question de savoir si le média social, par son algorithme, enferme son utilisateur dans une bulle qui exclurait toute confrontation avec des idées opposées aux siennes, il semble bien qu’il ne s’agisse jamais ici que d’un éventuel renforcement d’un biais commun. Quel lecteur aux opinions conservatrices prend soin de lire une fois par semaine Libération ? Quel téléspectateur habituel de CNews décroche un soir au moins pour regarder Quotidien ? L’individu est ainsi fait qu’il cherche beaucoup plus à lire et écouter ce qu’il pense déjà qu’à se confronter à des oppositions diverses pour former la sienne, et les réseaux sociaux n’apportent ici qu’une différence de degré.

 

Puisque les choses ont fondamentalement peu changé en 2025, on peut penser que l’approche libérale de la liberté d’expression déclinée dans le pluralisme des médias, garantie par les juges, et notamment par le juge constitutionnel, interdirait les lois liberticides, fussent-elles « de justice et d’amour ». Mais c’est aller un peu vite en besogne, car le Conseil constitutionnel a placé dans ses décisions des éléments à même d’encadrer la liberté d’expression. Le pluralisme n’est d’abord pas le seul « objectif de valeur constitutionnelle » qu’il y évoque. Dès 1982 en effet, il est combiné avec deux autres objectifs, « la sauvegarde de l’ordre public » et « le respect de la liberté d’autrui » (décision 82-141 DC), ce qui suppose qu’existe un subtil équilibre entre les trois, dont le Conseil sera le seul juge. En 1984 ensuite, il défend la liberté des lecteurs à faire un libre choix « sans que les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions, ni que l’on puisse en faire l’objet d’un marché » (décision 84-181 DC). Or la question se pose avec les nouveaux moyens de communication de savoir si, par exemple, leurs algorithmes ne permettent pas à des « intérêts privés » de substituer insidieusement leurs décisions à celles de leurs utilisateurs, ou si leurs opérateurs ne font pas « un marché » de la collecte des choix individuels. En 1986 enfin, si « le public auquel s’adressent les moyens de communication audiovisuelle » doit disposer « de programmes qui garantissent l’expression de tendances et de caractère différents », c’est « dans le respect de l’impératif d’honnêteté de l’information » (décision 86-217 DC), avec un contrôle de cette dernière.

 

Il n’y a donc pas d’absolutisation de la liberté d’expression, pas de primauté du pluralisme, qui reste un principe parmi d’autres, et le Conseil constitutionnel dispose d’éléments qui permettent de justifier juridiquement un contrôle, sinon une censure, par son interprétation des textes – et ce que ce soit pour servir des intérêts politiques ou sa propre vision du monde. On objectera que les censeurs sauront trouver une limite, mais John Stuart Mill en doutait : évoquant « ceux qui disent qu’on peut permettre d’exprimer librement toute opinion, pourvu qu’on le fasse avec mesure, et qu’on ne dépasse pas les bornes de la discussion loyale », il notait « l’impossibilité de fixer avec certitude ces bornes supposées ». Le risque est dès lors celui de l’arbitraire, et d’une fuite en avant dans un contrôle toujours plus poussé… à raison même de son inefficacité !

 

Car un demi-siècle avant Stuart Mill, dans Des réactions politiques (1796), Benjamin Constant, autre penseur libéral, s’était lui aussi intéressé à la manière dont l’État pouvait imposer silence à certaines opinions. Mais de manière sans doute plus cynique que le penseur anglais, il envisageait cela non pas tant en termes de « vol » de l’humanité, privée de la recherche de la vérité, qu’au regard de l’effet contre-productif qu’aurait la mise en œuvre de cette répression pour le pouvoir lui-même. « Les réactions contre les idées, écrivait-il, sont variées à l’infini, et les moyens sont plus variés encore. Si le gouvernement veut être actif, au lieu d’être simplement préservateur, il se condamne à un travail sans fin ; il faut qu’il agisse contre des nuances : il se dégrade par tant de mouvements pour des objets presque imperceptibles. Ses efforts, renouvelés sans cesse, paraissent puérils ; vacillant dans son système, il est arbitraire dans ses actes. Il devient injuste, parce qu’il est incertain ; il est trompé parce qu’il est injuste ».

 

C’est à cela que devraient réfléchir Emmanuel Macron et ceux qui veulent contrôler. La surveillance du juge et de l’autorité administrative dite indépendante sur les opinions se fait déjà de plus en plus pesante. Elle entraîne, dans ce domaine comme ailleurs, les mêmes interrogations : par l’interprétation qu’elles font des textes de référence, les autorités de contrôle ne dépassent-elles pas leurs attributions ? Ne vont-elles pas parfois à rebours des volontés des rédacteurs des normes qu’elles disent appliquer ? Leurs présupposés idéologiques ne les conduisent-elles pas à un « deux poids, deux mesures » par trop visible dans les décisions qu’elles prennent ? Dans ce contexte, convient-il vraiment de renforcer contrôles et sanctions ? Ce serait se lancer dans une course sans fin dont le pouvoir et ses agents sortiraient discrédités.

 

La « labellisation » de l’information, qui vise seulement à mettre en exergue une opinion estampillée « vraie » ou « honnête », sans en interdire d’autres, serait-elle alors la solution miracle ? Le problème est ici que cela suppose d’avoir confiance en celui qui délivre le label. Or les classes politique et médiatique sont aujourd’hui très largement discréditées, au point d’entraîner dans leur chute, dès qu’elles s’appuient sur eux, nombre d’experts jusqu’ici incontestés – juges, médecins, scientifiques ou militaires… Leur délivrance d’un label risquerait donc seulement d’entrainer une défiance supplémentaire envers celui qui en bénéficierait. Piètre résultat.

 

La question qui n’est jamais vraiment posée est celle non pas de l’effet – le transfert de l’intérêt des citoyens des médias classiques aux réseaux sociaux – mais de la cause. Plusieurs réponses sont possibles. L’une serait par exemple que l’homme, même éduqué par l’Éducation nationale française, ne serait finalement pas capable de préférer l’information au divertissement, le rigoureux au sensationnel, le raisonnable à l’émotionnel. Une affirmation qui semble cependant peu compatible avec l’exercice par le même citoyen du droit de vote, ou supposerait le passage de la démocratie libérale à un pouvoir oligarchique – ce qui ne semble d’ailleurs que très modérément choquer nos « élites ». Une autre réponse, moins perturbante sans doute, conduirait à examiner le contenu de l’information officielle, et notamment sa distorsion d’avec le vécu quotidien de nos concitoyens, pour comprendre leur recherche de sources qui leur paraissent plus fiables. Une autre encore envisagerait le caractère difficilement tolérable de notre monde voué à la Technique pour tenter de saisir pourquoi certains le fuient dans des constructions aberrantes comme dans les petits plaisirs de la dopamine générée par l’infinie variété des stimuli du monde connecté.

 

Mais de cela il se saurait être question pour des pouvoirs n’entendent pas être remis en cause, pas plus qu’ils ne souhaitent interroger le fonctionnement du système auquel ils participent. On en restera donc au traitement du symptôme, entre impasse pratique et incohérence par rapport aux prétendues valeurs défendues. La crise de confiance est loin d’être résolue.

 

 


Christophe Boutin

Professeur agrégé de droit public à l’université de Caen-Normandie, Christophe Boutin enseigne l’histoire des idées politiques et le droit constitutionnel. Il a récemment co-dirigé avec Olivier Dard et Frédéric Rouvillois aux éditions du Cerf les Dictionnaire du Conservatisme (2017), Dictionnaire des populismes (2019) et Dictionnaire du progressisme (2022).

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