Le « Front républicain » a connu un succès inattendu et retentissant pour empêcher le RN d’obtenir la majorité à l’Assemblée, après la dissolution de juin 2024. Trois coups de poignard l’ont néanmoins affaibli en moins d’un an et demi. Et trois mauvaises fées rodaient autour du berceau depuis sa renaissance. Le Front républicain paraît désormais obsolète.

Dans la semaine du 2ᵉ tour des législatives 2024, on assista à une résurrection politique inattendue : le fameux front républicain renaissait plus que jamais de ses cendres, bien qu’annoncé maintes fois moribond.

Le 30 juin au soir, en effet, compte tenu de la forte participation, environ 300 triangulaires étaient possibles au 2ᵉ tour, chiffre record. Une telle configuration tout à fait inédite favorisait de facto un RN arrivé nettement en tête au 1ᵉʳ, en lui permettant d’espérer au moins une majorité relative – certaines projections le situaient même à la tangente de la majorité absolue.

Le 1ᵉʳ tour s’était joué contre le Président lui-même, décideur solitaire de cette dissolution soudaine et incomprise. Le second tour allait se faire contre le Rassemblement national. D’environ 300 triangulaires potentielles, il n’en restait plus quelques jours plus tard que 89 et deux quadrangulaires : les retraits de candidats arrivés troisième, qu’il soit de droite, du centre ou de gauche, pour « faire barrage » au RN, souvent en tête, furent très nombreux. Des plus de 250 députés promis, le RN avec son allié ciottiste n’en gagna finalement « que » 143 au soir du 7 juillet. Les électeurs avaient majoritairement validé l’alliance implicite des autres forces politiques pour empêcher la victoire du RN. Nombre d’électeurs de gauche n’avaient pas hésité à voter pour des candidats macronistes, voire de droite, et inversement des électeurs du centre et de la droite (dans une moindre mesure pour ces derniers) avaient voté pour un candidat de gauche.

Contrairement à une idée très répandue, il y avait donc bien une majorité, et même une majorité massive, à l’issue de ces élections anticipées ! C’était une majorité « Front républicain » : le Nouveau Front populaire arrivait en tête mais avec seulement 192 députés et le « bloc central, promis à une nouvelle déroute, surnageait en conservant 160 députés, auxquels il fallait ajouter une cinquantaine de députés de droite. Le scrutin majoritaire avait bien joué son rôle très amplificateur de 2ᵉ tour, en contredisant le premier, par une alliance électorale de fait, décidée dans la précipitation devant la menace de la victoire du RN. Dans un système tripolaire, enseigne le politiste Pierre Martin qui l’a le premier théorisé, l’alliance même de circonstance entre deux pôles permet de battre le troisième, si les électeurs veulent bien suivre, et ils l’avaient voulu largement.

Trois coups de poignard successifs

Le plus dur restait à faire : prendre conscience de la responsabilité que la majorité des électeurs avait confiée de facto aux partis du vieux système politique (LFI exceptée) et engager une pratique bien plus parlementariste des institutions pour trouver des compromis. Or il est frappant de constater 18 mois après combien ce « Front républicain » s’est saboté et sabordé lui-même avec constance. À tel point que sa reproduction lors d’une future échéance électorale paraît bien peu crédible, du moins avec une telle efficacité électorale, tant la zizanie règne entre les partis qui l’avaient constitué à la hâte, que chez les électeurs, probablement démobilisés par un tel spectacle. Qui a tué le Front républicain renaissant ?  Un peu tout le monde et tour à tour, comme dans l’Orient-Express d’Agatha Christie. Mais sans se coordonner…

Le premier coup, déjà presque mortel, fut donné en public par JL Mélenchon, à 20h10 au soir du 2ᵉ tour, devant les caméras – suivi hélas tout l’été par l’ensemble de la gauche. Ce n’était pas le Front républicain, nous expliqua le leader de la France insoumise, avec ses désistements et son métissage inédit d’électorats divers qui avaient battu le RN. Non, c’était la gauche toute seule, par la grâce de son antifascisme. Celle-ci étant « gagnante », et pas seulement en tête, le gouvernement lui revenait à elle seule, pour appliquer « rien que son programme, tout son programme ». Propos qui fermaient la porte à tout compromis possible avec le bloc central, en même temps qu’ils condamnaient la gauche à ne pouvoir réellement gouverner. On connait la suite, ou plus exactement l’absence de suite, de cette jolie stratégie de crise. Exit la logique de la responsabilité et du respect de la majorité des électeurs.

Le 2ᵉ coup de couteau vint du Président lui-même. Il procrastina presque tout l’été pour choisir un Premier ministre, au motif qu’il y avait des Jeux olympiques et des congés bien mérités – au motif peut-être surtout de montrer qu’il n’avait rien perdu de son pouvoir solitaire de décision. Non seulement il refusa de « lever l’hypothèque » d’un gouvernement de gauche (qui n’aurait pas duré) – ce qui aurait facilité des alliances ultérieures en « cassant » l’unité du Nouveau Front populaire. Mais dans la confusion, une occasion fut perdue, sans même être tentée réellement, celle d’un chef de gouvernement issu de la gauche la plus modérée, hors NFP, pour essayer de réunir au moins une partie des conjurés du Front républicain. Exit cette fois toute logique parlementariste de compromis, par volonté présidentielle.

C’est à un autre revenant qu’échoua la mission impossible. Un revenant issu du plus petit parti du Front républicain, les LR, (auquel celui-ci n’avait participé que du bout des lèvres), en la personne de M. Barnier. Bien sûr, celui-ci n’obtint aucun soutien venu de la gauche et une colère judiciaire de Marine Le Pen suffit pour que le RN rejoigne la gauche dans la censure – le budget 2025 en fit les frais. La droite croyait être la ravie de la crèche d’un Front républicain dont elle avait bénéficié sans le promouvoir ni le revendiquer ; elle était renvoyée à son strict poids numérique – force d’appoint, non force centrale.

Le 3ᵉ coup de couteau (sa préméditation n’est même pas certaine) vint étonnamment de F. Bayrou. Figure historique du centrisme, croisé de la proportionnelle, ministre de gouvernements de droite et électeur déclaré de F. Hollande contre N. Sarkozy en 2012, il était le mieux placé pour permettre, sinon une grande coalition à la française, du moins un accord parlementaire de non-censure, du PS au LR, afin au moins d’adopter le budget. D’autant que Bayrou s’était imposé à E. Macron par le rapport de force, ce qui renforçait son autorité. La recette fonctionna pour le budget de 2025, adopté avec trois mois de retard couteux : le PS sortait de sa léthargie, se souvenait qu’il avait été, jadis, un parti de gouvernement et que son intérêt n’était pas forcément de suivre JL Mélenchon jusqu’à la crise de régime.

Mais F. Bayrou se comporta pour la préparation de celui de 2026 comme si la cause était perdue d’avance et ne méritait même pas d’être tentée : présentation d’un budget repoussoir, absence de toute concertation estivale, demande théâtrale d’un vote de confiance à la majorité simple : l’issue était certaine et la claque fut d’ampleur. Nouvel échec du Front républicain par sa meilleure incarnation supposée, à force de non-concertation et d’exercice solitaire du pouvoir. Exit cette fois toute logique et cohérence.

Qui restait-il alors pour sauver cette législature et la majorité, en voie de décomposition avancée, qui en était issue ? E. Macron pensa bien sûr que seul un très proche de lui, c’est-à-dire lui-même au fond, pouvait y parvenir. On se souvient des psychodrames qui ont suivi la nomination de S. Lecornu. Mais le « deal » que celui-ci a tenté avec le PS pour obtenir une non-censure a mis les LR sur des charbons très ardents, à la limite de l’opposition, et les députés macronistes en dépression, en découvrant au bout de 7 ans de pouvoir une règle de base de la politique – qu’il faut faire des concessions pour trouver un compromis.

Trois mauvaises fées

Le résultat, en cette fin novembre, est une forte incertitude sur l’adoption parlementaire d’un budget 2026 avant le 31 décembre, malgré toutes les ficelles offertes par notre constitution, et sur la pérennité du gouvernement Lecornu. En réalité, si l’issue importe pour le pays et sa signature financière, l’échec politique du Front républicain est déjà là, quelle que soit cette issue. Trois mauvaises fées rodaient autour du Front républicain ressuscité dès l’origine, qui trouvèrent en JL Mélenchon, E. Macron et F. Bayrou les agents (pas toujours conscients) de son sabordage.

La première mauvaise fée est l’extrême polarisation idéologique française. Sous l’influence de LFI à gauche, du RN à droite, cette polarisation met sous grande tension les anciens partis de gouvernement. Tout sujet devient inflammable ; tout sujet est une ligne rouge potentielle ; tout sujet, même mineur, remet en jeu la ligne idéologique de chacun. Cette polarisation est d’autant plus exacerbée quand des élections se profilent, municipales en mars 2026, présidentielle en 2027, sans parler bien sûr de potentielles législatives anticipées en cas de nouvelle dissolution. Sur l’économie, le budget et plus encore les sujets dits régaliens, les oppositions se sont creusées entre la droite, le centre et la gauche, alors qu’un consensus minimal est nécessaire pour concevoir une alliance, même réduite à un accord de non-censure réciproque. Un Front républicain ne peut vivre longtemps à l’ère de l’hyperpolarisation. La question gênante de la présence de LFI, cheval de Troie de cette brutalisation permanente au sein d’un Front appelé républicain, en est le témoignage le plus récurrent.

La seconde mauvaise fée est la culture majoritaire de la Vᵉ République, qui imprègne toujours l’ensemble des acteurs politiques. On ne passe pas en quelques semaines d’une culture du conflit avec prééminence du président à une culture parlementaire de compromis, où le président se retire de la mêlée en reconfigurant son rôle, pour devenir un facilitateur de majorité. E. Macron était d’ailleurs moins prêt qu’aucun de ses prédécesseurs à un tel ajustement stratégique, son tempérament l’ayant emporté sur son intérêt – prendre du recul, arbitrer seulement le fonctionnement des pouvoirs publics, pour tenter de retrouver ensuite une légitimité. Mais les principaux chefs de partis sont ou se rêvent aussi en futur président tout-puissant disposant d’une majorité à leur main – Mélenchon en tête, suivis des héritiers du macronisme et des derniers leaders de la droite, en plus de Marine Le Pen bien sûr. La réalité est que la Ve République vit plus que jamais dans les esprits, comme un paradis perdu, ce qui attise les ambitions et diminue l’appétit de compromis.

La troisième mauvaise fée est la grande difficulté des temps, pour un pays et un État en perte de vitesse économique, financière, régalienne, voire internationale. De tels défis obligent à faire des choix douloureux, en remettant en cause des politiques et des postures passées. Le budget en est l’exemple le plus frappant, et le plus urgent. Mais les conditions politiques ne sont pas réunies pour de tels aggiornamentos programmatiques. Les partis dits de gouvernement se montrent jusqu’à présent incapables de dessiner une révision des politiques publiques et sociales, pour aboutir à des économies intelligentes. Et il est vrai que les électeurs eux-mêmes les repoussent avec véhémence dès qu’ils sont touchés. Les surenchères fiscales auxquelles on a assisté, à la limite du ridicule, sont comme un aveu d’impuissance à penser autre chose que des slogans – faire payer les riches, les immigrés ou la bureaucratie. À le penser chez les politiques du Front républicain comme chez les électeurs, que les politiques, en perte de légitimité, suivent, en fonction du prochain scrutin.

Le Front républicain n’était au fond conçu que pour dresser un barrage local et temporaire, lors d’élections régionales ou départementales, ou bien lors de législatives partielles. Pas pour gouverner, surtout quand les tempêtes se lèvent et que les clivages idéologiques se durcissent. Le Front républicain imposait des changements trop profonds de culture constitutionnelle et politique pour notre pays. Nous ne sommes pas l’Allemagne, belle découverte, où d’ailleurs les coalitions de gouvernement voient leurs bases se rétrécir et leur durée risquer de se raccourcir – pour des raisons comparables.

Ainsi la politique traditionnelle française est-elle nue désormais, face à un RN renforcé comme jamais par ces 18 mois saumâtres, où le Front républicain a montré qu’il n’était qu’une rustine. Il faudra bien que les responsables politiques français se mettent un jour à réfléchir à autre chose qu’à leurs boutiques, s’ils ne veulent pas disparaitre dans le tourbillon qui vient.


Philippe Guibert

Philippe Guibert est consultant, enseignant et chroniqueur TV. Il a publié en 2024 Gulliver Enchainé, le déclin du chef politique en France (Cerf). Il a été directeur du service d information du gouvernement (SIG) et directeur de la communication dans diverses structures publiques. Il a dirigé la rédaction de la revue Medium de Régis Debray.

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