Avec Main basse sur l’Éducation nationale. Enquête sur un suicide assisté (Cerf, 2025), Joachim Le Floch-Imad nous livre l’un des grands essais de la rentrée, une analyse clinique de l’effondrement de l’école. Si son livre fait froid dans le dos, il propose aussi des solutions de bon sens. Éric Anceau l’a interrogé pour la NRP.

Un incontournable de nos entretiens est de demander aux auteurs ce qui les a poussés à écrire leur livre. Qu’en est-il dans votre cas ?

Depuis de nombreuses années, je m’inquiète du devenir de notre école, fort de mon expérience d’enseignant dans le supérieur et de collaborateur de Jean-Pierre Chevènement, l’un des derniers ministres à l’avoir érigée en grande cause nationale. À l’origine de l’ouvrage, il y a par ailleurs la colère de voir que la décapitation de Samuel Paty et l’assassinat de Dominique Bernard, loin de provoquer l’électrochoc attendu, n’ont rien changé. La peur contraint toujours 56 % de nos professeurs à s’autocensurer et, chaque année, 100 000 d’entre eux sont menacés ou agressés, sur fond de culture du « pas de vague », faite de dilution de la responsabilité voire d’inversion de la culpabilité.

J’ai voulu enfin approfondir une réflexion qui m’est chère : celle de l’impuissance consentie du politique qui fait que les réformes se dissolvent et les ambitions ministérielles s’ensablent. Aussi longtemps qu’aucune volonté de combattre ce mal à la racine ne s’imposera et que la situation empirera, il restera nécessaire d’alerter et d’enquêter. Ce dernier mot n’est pas choisi au hasard, Main basse sur l’Éducation nationale résultant de deux années de plongée dans les archives et de centaines d’heures d’entretiens. Ministres, conseillers, hauts fonctionnaires et personnels de terrain m’ont ouvert les portes de leur quotidien pour dévoiler l’envers du décor et témoigner de réalités taboues, des effets de l’immigration sur l’école à l’entrisme associatif en passant par la scolarisation des enfants en situation de handicap, les dérives budgétaires ou encore la révolution de l’IA.

Pourquoi la faillite de l’École de la République n’est pas une crise comme les autres mais est beaucoup plus grave ?

On ne soulignera jamais assez la singularité du lien qui unit la France à son école, ni le rôle décisif qu’elle a joué dans la construction de notre unité. Ce n’est pas un hasard si, à chaque fois que notre pays a été assailli par la peur de disparaître, il s’est tourné vers son école pour y chercher le remède à ses malheurs. On peut se remémorer Condorcet dont les Cinq mémoires sur l’instruction publique étaient lues clandestinement sous la Terreur. Hippolyte Carnot qui rédigeait son grand plan pour l’école alors que la France était défaite à Waterloo. Jules Ferry et Ferdinand Buisson qui, après la défaite de Sedan et la crise de la Commune, façonnaient l’école des Hussards noirs. De Gaulle qui, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, refondait Sciences Po et l’ENA pour former des élites ayant le sentiment de l’intérêt général.

L’idée selon laquelle la France vaudra demain ce que vaut son école aujourd’hui n’a rien perdu de sa pertinence. Cela marche du point de vue de notre rayonnement économique, une étude que je cite montrant par exemple que 25 points PISA en plus représentent, à l’horizon 2100, 30 % de PIB supplémentaires. La mécanique fonctionne dans l’autre sens, d’où le risque de tiers-mondisation et d’explosion de la fracture sociale que charrie notre régression scolaire. De la capacité de l’école à transmettre les savoirs dépend en outre le maintien de la paix civile, la barbarie des actes s’inscrivant toujours dans le vide de l’esprit. Il en va enfin de la survie d’un modèle de citoyenneté, d’une certaine idée de l’homme et d’une conception de la nation comme « communauté d’idées, d’intérêts, d’affections, de souvenirs et d’espérances » (Fustel de Coulanges). Ce modèle s’est grippé, si bien que l’école qui a fait la France est devenue l’instrument qui la défait. Quand la moitié des 16-24 ans ignore l’année de début de la Révolution française, n’est-il pas illusoire d’espérer « faire nation » ?

Comment expliquer que la technostructure et le management ont totalement pris la main sur l’Éducation nationale ?

L’Éducation nationale est le théâtre par excellence des renoncements ministériels : les titulaires du portefeuille, faute de vision, de courage et d’expertise, abdiquent sitôt nommés et se réduisent, au mieux, à de simples gestionnaires, au pire, à des communicants. Sur fond de valse des contre-ordres, l’école navigue à vue, au gré de slogans, d’effets d’annonce et de propositions de façade sur des sujets toujours périphériques, l’éducation à la sexualité, les rythmes scolaires ou l’écocitoyenneté par exemple. La nature ayant horreur du vide, la démission du personnel politique rend possible la confiscation de l’institution par une administration qui n’en fait qu’à sa guise. L’ouvrage décrit les acteurs, l’idéologie et les pratiques de cet État dans l’État. Je pense à ces bureaucrates qui, quel que soit le verdict des urnes, demeurent inamovibles aux principaux postes, aussi bien dans l’administration centrale que dans les rectorats où certains fonctionnaires se sont constitués de véritables baronnies, parfois avec des profils inquiétants. Le recteur de l’académie de Strasbourg a par exemple participé en 2019 à la marche contre « l’islamophobie », un terme issu de la propagande des Frères musulmans, ce qui m’inquiète quant à sa capacité à défendre notre modèle de laïcité.

« Le pays vit pour l’administration, et non l’administration pour le pays », déplorait Emmanuel Macron dans Révolution. Force est de constater pourtant que la technostructure de l’Éducation nationale n’a jamais été aussi puissante, ni autonome qu’à la fin de son deuxième quinquennat. La seule « révolution » accomplie par le chef de l’État aura été d’ordre sociologique : avec sa réforme de la haute fonction publique, on a assisté à une inflation des profils venus de l’extérieur de l’État, l’entreprise et le conseil en particulier, pour le subvertir de l’intérieur. Rien n’illustre mieux ce bouleversement que la destruction de l’Inspection générale de l’Éducation nationale, sacrifiée sur l’autel mensonger de la flexibilité et de l’adaptabilité.

Vous dénoncez aussi le rôle des syndicats…

Si le taux de syndicalisation des enseignants a baissé (30 % aujourd’hui), les syndicats demeurent omniprésents au sein du ministère : 2 300 équivalents temps plein en décharges syndicales et de larges facilités d’absence, qui leur permettent d’organiser des activités parfois sans rapport avec l’école. Le 28 mai 2025, un stage de formation syndicale était ainsi proposé à Bordeaux sur le thème : « (S’)Éduquer à la Palestine : droit international, condition coloniale, littérature ». Il ne s’agit pas de nier la légitimité des syndicats. Je note simplement qu’ils ont, ces dernières années, relégué au second plan la défense des intérêts matériels de leurs mandants pour investir un terrain politico-idéologique, cédant à un corporatisme au nom duquel ils édulcorent les réformes. Les exemples de levées de bouclier abondent : du mouvement des désobéisseurs sous Xavier Darcos à la rétention des copies du baccalauréat sous Jean-Michel Blanquer, du refus d’appliquer l’interdiction de l’abaya aux appels à « voter massivement Nouveau Front populaire » aux dernières législatives, jusqu’au détricotage du « choc des savoirs » de Gabriel Attal. Si ces dérives ne datent pas d’hier, elles ne cessent de s’aggraver, du fait de la frilosité, voire de la complaisance de ministres qui croient acheter la paix sociale. Que les syndicats soient écoutés et respectés lorsqu’ils s’en tiennent à leurs prérogatives traditionnelles va de soi. Mais un ministre digne de ce nom doit aussi savoir leur tenir tête et sanctionner les débordements.

Au-delà, c’est une idéologie que vous accusez d’avoir littéralement détruit notre École. Pouvez-vous nous l’expliquer ?

Notre école souffre d’un émiettement de ses finalités et d’un brouillage de ses missions. Elle n’instruit plus mais co-construit. Elle n’éduque plus, mais rééduque. Elle ne permet plus un détour par les œuvres du passé mais enferme dans la tyrannie du présent. Ce reniement plonge ses racines dans l’Éducation nouvelle, que le pédagogue Roger Cousinet résumait ainsi : « Il faut que le maître cesse d’enseigner pour que les élèves commencent à apprendre. » Un mot d’ordre qui s’est traduit politiquement par la loi Jospin de 1989 et qui sévit encore, avec force, dans l’université comme dans l’Éducation nationale. Cette idéologie rend la transmission des savoirs impossible et sape l’autorité des professeurs. Ceux-ci ne sont plus formés comme des maîtres de leur discipline mais comme des animateurs multitâches, si bien que la dissymétrie enseignant-enseigné a été perdue de vue. Il ne s’agit pas, bien sûr, de traiter les élèves en simples réceptacles d’un savoir imposé de manière coercitive, mais de réhabiliter le professeur comme magister – ce beau terme issu du latin magis (« plus ») qui désigne celui qui est « plus avancé » sur le chemin où il entraîne son disciple, et rappelle que l’autonomie se construit à partir d’une phase d’hétéronomie préalable.

Ce travail de sape s’est fait sur fond de dévoiement de l’égalité en égalitarisme, autrement dit de passage d’une logique républicaine d’égalité des chances à une logique d’« égalité des résultats » : suppression des devoirs écrits à la maison en primaire ; disparition du redoublement et des notes ; fin des options dites « élitistes » et hétérogénéité des classes qui pousse à aligner les exigences sur le niveau des plus faibles. S’ajoutent d’autres lames de fond analysées plus en détail dans mon ouvrage : l’irénisme qui fait de la sanction l’exception et de l’impunité la règle ; l’inclusion à marche forcée ; l’idéologie du New Public Management qui impose à notre système éducatif un imaginaire entrepreneurial, tout en le traitant comme une variable d’ajustement des finances publiques, au prix de coupes budgétaires mal conçues.

Selon vous, il n’est pas encore trop tard même s’il est minuit moins une. Pouvez-vous nous donner quelques raisons d’espérer comme vous le faites dans le livre ?

Il est très tard mais pas trop tard pour redresser l’école. La France, au fil des siècles, a toujours su trouver en elle-même les ressources pour se sortir des situations les plus critiques et rebâtir sur les ruines. De Gaulle l’avait compris : « Il n’y a pas de fatalité historique… sauf pour les lâches… […] Il y a des heures où la volonté de quelques hommes brise le déterminisme et ouvre de nouvelles voies. » D’autres pays, dont l’on disait le système éducatif à la dérive, ont su montrer la voie. De la Pologne au Portugal, du Royaume-Uni au Maroc, des politiques éducatives de bon sens ont porté leurs fruits en quelques années. Je songe aussi au « miracle du Mississippi » : cet État américain, relégué en 2013 au 49ᵉ rang national pour la lecture en primaire, occupe aujourd’hui la 7ᵉ place, preuve qu’avec du volontarisme, des résultats spectaculaires sont possibles. Ce qui a été possible chez eux hier le sera chez nous demain, à condition d’avoir le courage de mettre en œuvre un virage à 180 degrés : recentrage sur les fondamentaux au détriment de l’approche par compétences et de l’idéologie des sciences de l’éducation ; réécriture des programmes et reprise en main des manuels ; reconstruction de la valeur certificative des examens ; fin du collège unique, brevet-couperet et sélection à l’université ; remise à plat de l’éducation prioritaire et de l’enseignement technique ; revalorisation des professeurs et réforme de leur formation ; impunité zéro face aux violences, à l’islamisme et à la démission parentale ; construction d’internats dédiés et de centres éducatifs fermés pour sortir les jeunes ultraviolents et radicalisés du circuit ordinaire.

Il faut surtout repasser par le politique, écrivez-vous…

On a besoin de renouer avec le sens de l’intérêt général, de la raison et du temps long. Ceux qui ont la charge de notre école ignorent le dessein qu’ils lui assignent, la vision de l’homme à laquelle ils l’arriment. Une fois que l’on aura retrouvé de la clarté dans les idées, des politiques de rupture seront possibles. Encore faut-il que le ministre, aujourd’hui relégué au rang de contre-pouvoir, reprenne la main sur la technostructure, conformément à l’ordre naturel des choses en démocratie : le politique fixe le cap et l’administration l’exécute. Cela implique de démanteler une large partie des comités Théodule et de la bureaucratie de l’Éducation nationale. 20 % de la dépense totale est aujourd’hui consacrée à des personnels non-enseignants (340 000 tout compris), c’est intenable ! Des rotations ciblées s’imposent en outre aux postes-clés du ministère : directeurs d’administration (en particulier le DGESCO), secrétariat général, recteurs. À l’exigence de cohérence dans les nominations s’ajoute celle de sanctions à l’endroit des fonctionnaires qui violent le devoir de « loyauté » et de « neutralité » reconnu par les textes officiels. Il faut enfin en revenir à la circulaire Jean Zay et retirer l’agrément aux associations qui pratiquent la propagande politique et idéologique dans nos établissements et les instances où s’élaborent les programmes. La liste est longue : SOS Méditerranée, la Ligue des droits de l’homme, l’Observatoire des inégalités, CoExist, SOS Homophobie dont la présidente se vante de « tricher » pour « imposer les identités LGBTQI dans [les] salles de classe ». Notre école doit rester un temple du savoir, non devenir un bastion du militantisme le plus antirépublicain qui soit.


Éric Anceau

Éric Anceau est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine où il enseigne l’histoire politique et sociale de la France et de l’Europe contemporaine. Ses recherches portent principalement sur l’histoire de l’État, des pouvoirs, de l’expertise appliquée au politique et des rapports entre les élites et le peuple et de la laïcité. Directeur de collection chez Tallandier, co-directeur d’HES, membre du comité de rédaction de plusieurs autres revues scientifiques et de plusieurs conseils et comités scientifiques dont le Comité d’histoire du Conseil d’État et de la Juridiction administrative, il a publié une quarantaine d’ouvrages dont plusieurs ont été couronnés par des prix. Parmi ses publications les plus récentes, on citera Les Élites françaises des Lumières au grand confinement (Passés Composés, 2020 et Alpha 2022), Laïcité, un principe. De l’Antiquité au temps présent (Passés Composés, 2022 et Alpha 2024), Histoire mondiale des impôts de l’Antiquité à nos jours (Passés Composés, 2023), Histoire de la nation française du mythe des origines à nos jours (Tallandier), Gambetta, fondateur de la République (PUF) et Nouvelle Histoire de France, collectif de 100 autrices et auteurs (Passés Composés).

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